Erdogan, l’ami qui ne leur veut pas que du bien
La Turquie mène une offensive politique et culturelle au Maghreb, où elle veut placer ses pions.
Comme il y a un peu plus de cinq siècles, d’intrépides frères Barberousse s’apprêtent à prendre d’assaut les côtes du Maghreb. Il ne s’agit pas là des frères Arudj et Khayr al-Din, qui débarquèrent à Alger en mai 1516, libérèrent les côtes algéroises des Espagnols et prirent finalement le pouvoir en assassinant le roi d’Alger. L’offensive actuelle est télévisuelle. Dans quelques mois sera diffusée la mégaproductionBarbaroslar, série au budget de 40 millions de dollars sur Khayr al-Din Barberousse, le fondateur de la régence d’Alger. Depuis près de cinq ans, les séries turques envahissent les écrans des mondes arabe et musulman. Une manière d’imposer le récit glorieux de l’Empire ottoman, disparu dans les cendres de la Première Guerre mondiale et de diffuser une sorte de « turkish way of life » contemporaine.
En Tunisie, l’Audimat des séries turques explose. Au Maroc et en Algérie, les programmes venus d’Istanbul façonnent depuis quelques années les tendances de la décoration intérieure – à Alger, on ne compte plus les magasins de la chaîne Dogtas – et, face à l’Europe, hors d’atteinte, car il faut un visa pour s’y rendre, la Turquie attire de plus en plus de touristes. Le pays est la deuxième destination touristique préférée des Algériens après la Tunisie, alors qu’au Maroc l’absence de visa entre les deux pays a favorisé le boom de la destination turque : près de 200 000 touristes marocains ont ainsi visité la Turquie en 2019.
Ingérence. Mais, au-delà du glamour des dorures des intérieurs stambouliotes ou de la Riviera halal, le soft power d’Ankara au Maghreb se double d’une offensive politique, économique et militaire qui présente deux caractéristiques : ses projections ont été pensées sur le long terme et elles dépassent l’espace méditerranéen et l’Afrique du Nord. « Les Turcs pensent l’Afrique avec un horizon temporel de trente ans, et pas de deux à trois ans comme les Occidentaux. Concrètement, cela signifie qu’ils savent ce qu’ils veulent », explique Jalel Harchaoui, chercheur à l’institut Initiative globale et spécialiste de l’Afrique du Nord. Sur le plan politique, Ankara avance prudemment dans une zone où ses têtes de pont, les partis islamistes tendance Frères musulmans, sont étroitement surveillées par les pouvoirs politiques.
Quand le président tunisien, Kaïs Saïed, a mis le principal parti du pays, Ennahdha, en difficulté en s’octroyant, le 25 juillet, le pouvoir exécutif et en suspendant le Parlement, « le seul pays à réagir en prenant un ton dur a été la Turquie », rappelle l’essayiste tunisien Hatem Nafti, auteur de De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (Rive neuve, 2019). Volant au secours des islamistes «fréristes» d’Ennahdha ciblés par la manoeuvre de Saïed, Recep Tayyip Erdogan, a téléphoné, le 2 août, à son homologue tunisien, pour lui rappeler « la nécessité de la
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« Les Turcs pensent l’Afrique avec un horizon temporel de trente ans. »
Le chercheur Jalel Harchaoui
continuité des travaux de l’ARP [Assemblée des ■ représentants du peuple, c’est-à-dire le Parlement, NDLR] ». Les médias tunisiens ont aussitôt dénoncé l’« ingérence », tandis que la presse islamiste turque, proche du pouvoir, appelait les Tunisiens à « s’inspirer » de « l’esprit de résistance du 15 juillet », en référence au putsch manqué l’été 2016 contre Erdogan…
Rached Ghannouchi, le leader historique d’Ennahdha et président du Parlement, est présenté comme le fils spirituel du président turc, selon la rhétorique du parti islamiste tunisien. Ghannouchi a érigé la prise de pouvoir par Erdogan à Ankara en exemple à suivre. « Invoquant le modèle de l’AKP [Parti de la justice et du développement, au pouvoir en Turquie depuis 2002, NDLR], Ghannouchi a milité pour un système parlementaire », explique Hatem Nafti. Et quand, avec l’aide militaire turque, le gouvernement d’union nationale libyen de Fayez al-Sarraj réussit, en mai 2020, à reprendre au maréchal Haftar l’importante base militaire d’Al-Wattia, Ghannouchi félicite Al-Sarraj « au nom du peuple tunisien ». À l’époque, la sortie n’avait pas plu au président Saïed, agacé par l’activisme diplomatique du président du Parlement. Il avait refusé une discrète demande turque de laisser transiter par les frontières tunisiennes les mercenaires envoyés par Ankara pour combattre en Libye contre Haftar. Certains observateurs préfèrent parler d’un rapport de vassalisation plutôt que d’accointances entre Ghannouchi et Erdogan. Au lendemain du blocage par le Parlement de la nomination du gouvernement de Habib Jemli, soutenu par Ennahdha, en octobre 2019, Ghannouchi s’est envolé pour la Turquie pour rencontrer Erdogan. « Cela rappelle l’ère ottomane, quand le bey tunisien allait rendre des comptes à Istanbul », ironise Hatem Nafti. Des députés ont même tenté, après cet épisode, de faire condamner Ghannouchi pour « haute trahison ».
Formation. La ruse du cheval de Troie employée par Ankara à travers les partis « fréristes » affecte aussi le Maroc, où le Parti de la justice et du développement (PJD), au pouvoir, partage la même appellation que l’AKP d’Erdogan et le même symbole, la lampe. « Les partis islamistes tendance Frères musulmans ont cette particularité qu’ils font de l’oumma [la communauté des croyants, NDLR] une priorité par rapport à leurs propres pays », souligne le journaliste marocain Bilal Mousjid. Une manière de faire passer les intérêts de la « centrale » des Frères devant les intérêts nationaux.
Quand le débat sur l’accord de libre-échange entre le Maroc et la Turquie devient houleux au Parlement marocain, début 2020 – Moulay Hafid Elalamy, ministre du Commerce et de l’Industrie, déclarant : « Soit on trouve des solutions pour revoir l’accord de libre-échange, soit on le déchire » –, le PJD critique le ministre, allant jusqu’à mettre en doute les chiffres présentés. « Elalamy a répondu que, lui, défendait les intérêts du Maroc », rappelle Bilal Mousjid. Une phrase qui accuse indirectement le PJD d’allégeance au grand frère turc.
L’État marocain veille, mais Ankara voit loin. Par exemple, les rejetons de certains cadres du PJD sont formés en Turquie. « L’influence culturelle que la Turquie tente d’exercer à travers son soft power est inversement proportionnelle à son poids économique au Maroc, le volume des investissements turcs ne dépassant pas 1 % », note toutefois Bilal Mousjid, citant le très actif Institut Yunus Emre. Cette fondation turque qui, suivant le modèle de l’Institut français (dont le réseau promeut la culture française à l’étranger), enseigne la langue, la culture et les arts turcs, attire de plus en plus de Marocains séduits par l’image de la Turquie telle qu’elle est véhiculée dans ses séries télévisées et par la personnalité même d’Erdogan.
Le soft power fonctionne si bien que, lors de la crise de la livre turque, en 2013, les réseaux sociaux marocains ont lancé une importante campagne pour appeler à consommer turc. Ces derniers mois, les relations entre Rabat et Ankara se sont même réchauffées: confrontées à la reprise des tensions militaires avec le Front Polisario au Sahara occidental, les forces armées royales (FAR) ont, d’après la lettre confidentielle Africa Intelligence, passé commande, en avril, d’une douzaine de drones armés (les tout premiers des FAR) du fabricant turc Baykar Makina, propriété de Selçuk Bayraktar, le gendre du président Erdogan. Certaines sources évoquent aussi des pourparlers entre Marocains et Turcs pour l’acquisition de chars Altay T1.
Agacement. Le fait que le royaume marocain soit équipé par la Turquie, qui lui assure ainsi une nette avancée technologique, notamment dans sa guerre asymétrique contre les indépendantistes sahraouis (le chef de la gendarmerie du Front Polisario a été
Les partis islamistes font passer les intérêts de la « centrale » des Frères devant les intérêts nationaux.
tué début avril par une frappe de drone marocaine dans le territoire disputé du Sahara occidental) ne réjouit pas particulièrement le voisin algérien. Mais ce n’est pas le seul motif de l’agacement d’Alger envers Ankara. L’intervention militaire turque, depuis 2020, dans le conflit libyen irrite le haut commandement militaire algérien, qui voit d’un mauvais oeil s’installer à ses frontières orientales des troupes pilotées par la Turquie et appuyées par une flottille de drones (les fameux Bayraktar TB2).
Les craintes d’Alger ne se limitent pas à cette offensive turque à ses frontières (presque 1 000 kilomètres où l’armée algérienne a déployé, selon des sources sécuritaires, plus de 50 000 hommes). Début 2020, une confrontation militaire en territoire libyen entre Égyptiens et Turcs était imminente. « Nous avons dit aux deux d’éviter tout contact physique entre leurs forces armées », confie un diplomate algérien. Un conflit ouvert égypto-turc en Libye aurait pu, selon l’analyse du renseignement algérien, se propager à toute la région. « Cela aurait pu déclencher une série de tensions (flux migratoire, circulation d’armes et de combattants, etc.), contaminer les pays fragiles au Sud de la Libye ainsi que la Tunisie, et renverser complètement le rapport de force que tente d’imposer Barkhane au Sahel », énumère un expert des services de renseignement algériens. L’affrontement entre les forces armées égyptiennes et turques n’a pas eu lieu, et Ankara et Le Caire continuent de soutenir, directement ou indirectement, leurs alliés libyens respectifs.
Le dossier sera suivi de près par Alger et, lors de la visite d’Erdogan à Alger, le 26 janvier 2020 – le premier président étranger à rencontrer le nouveau chef d’État, Abdelmadjid Tebboune –, des « échanges quotidiens » entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays ont été convenus pour « ne laisser place à aucun malentendu », selon les termes de Tebboune.
Question « malentendus », Erdogan n’a pas perdu son temps. De retour à Ankara, le président turc a rapporté à un journaliste les confessions de son homologue algérien : « La France a massacré plus de 5 millions d’Algériens en cent trente ans. » Alger a dit sa « surprise », évoquant des « propos sortis de leur contexte » et a rappelé à Ankara que « les questions complexes liées à la mémoire nationale, qui revêt un caractère sacré pour le peuple algérien, sont des questions extrêmement sensibles. De tels propos ne concourent pas aux efforts consentis par l’Algérie et la France pour leur règlement ». « Le litige entre la Turquie et certains pays arabes est principalement lié au dossier des Frères musulmans. L’Algérie a d’excellents rapports avec les Turcs, qui y ont investi près de 5 milliards de dollars sans aucune exigence politique en contrepartie », expliquait le président Tebboune dans son interview au Point ce printemps (lire Le Point n° 2546 du 3 juin 2021), comme pour signifier que sur la question des Frères musulmans les choses étaient claires entre les deux pays.
Business. Alger et Ankara semblent lancer un nouveau cycle de la relation bilatérale, avec la réactivation du comité mixte de coopération économique – en veilleuse depuis 2002 – et l’ambition affichée d’augmenter, d’ici quelques années, le volume des investissements en Algérie, qui plafonne à 3,5 milliards de dollars. Car, côté business, les Turcs sont en pleine expansion, notamment dans le BTP (Atlas, Fema, Dekinsan, Bilyap, etc.), ou encore la sidérurgie (Tosyali Iron and Steel), la pétrochimie (Rönesans Endüstri et Bayegan). Quelque 1 200 entreprises turques sont enregistrées en Algérie, dont 30 investisseurs directs, où elles emploient plus de 10 000 personnes. Avec un volume d’échanges de 5 milliards de dollars entre les deux pays, l’Algérie est le premier partenaire commercial de la Turquie en Afrique. « Ceux que cette relation [entre Alger et Ankara] dérange n’ont qu’à venir investir chez nous ! » a précisé le président Tebboune au Point début juin. Pour un homme d’affaires turc installé à Alger depuis une décennie, la situation ne souffre d’aucune ambiguïté : « Ici, il faut faire des affaires et pas philosopher sur la bureaucratie ou l’absence de vie nocturne ! » Aussi pragmatique qu’un corsaire ottoman ! ■
« Ici, il faut faire des affaires et pas philosopher. » Un homme d’affaires turc