Meurtre du père Olivier Maire : histoire d’un fiasco
Alors que la Vendée pleure la mort de l’ecclésiastique, on découvre un incroyable enchaînement de dysfonctionnements administratifs et judiciaires.
«Un dossier comme celui-ci, on le met généralement sur le haut de la pile. Mais que voulez-vous, ce tribunal est complètement à l’ouest, c’est le cas de le dire… » C’est un haut magistrat qui parle et les longs soupirs qui ponctuent ses propos en disent long sur son dépit. Il se dit « indigné » par le meurtre du père Olivier Maire, roué de coups dans la nuit du dimanche 8 au lundi 9 août, à SaintLaurent-sur-Sèvre (Vendée), près de Cholet, dans la chambre spartiate qu’il occupait à la communauté des frères missionnaires montfortains, une congrégation dont il était le « supérieur provincial » (le représentant en France). Un drame qui, selon cet ancien juge d’instruction aujourd’hui en poste dans une cour d’appel, aurait pu « peut-être » être « évité si la justice avait fait correctement son boulot ». L’auteur présumé s’est rendu lundi matin à la brigade de gendarmerie de Mortagne-sur-Sèvre, à une dizaine de kilomètres de Saint-Laurent, déclarant avoir « tué un ecclésiastique ». Les militaires ont pu établir qu’ils avaient affaire au pyromane de la cathédrale SaintPierre-et-Saint-Paul de Nantes, incendiée le 18 juillet 2020.
Emmanuel Abayisenga, ressortissant rwandais de 39 ans, débouté du droit d’asile et visé, depuis son arrivée en France en 2012, par trois arrêtés de reconduite à la frontière – deux ont été annulés par le tribunal administratif –, avait fait partir les trois foyers d’incendie qui avaient réduit en cendres le grand orgue, les stalles du choeur, le grand vitrail et le tableau Saint Clair guérissant les aveugles, oeuvre du peintre Hippolyte Flandrin, exposé sous les voûtes gothiques de l’édifice. Cet événement avait soulevé une vive émotion dans tout le pays, encore traumatisé par l’incendie de Notre-Dame de Paris, en avril 2019.
Confondu par la vidéosurveillance, Abayisenga avait été interpellé une semaine après le sinistre, mis en examen et placé en détention provisoire pour « dégradation d’un bien par l’effet d’un incendie de nature à créer un danger pour les personnes », un délit puni de dix ans d’emprisonnement. Ce sacristain bénévole, dont la mission consistait, la semaine, à ouvrir et fermer les portes de la cathédrale, et à servir la messe le dimanche, avait été remis en liberté le 31 mai dernier et placé sous contrôle judiciaire par un juge nantais, assigné à résidence, la nuit, dans la communauté qui avait accepté de l’héberger, jusqu’à son procès qui ne devait pas intervenir avant 2022. Le 20 juin, le supérieur Olivier Maire avait fait savoir aux autorités qu’Emmanuel Abayisenga voulait fuir ; celui-ci avait alors été interné durant quelques jours en psychiatrie, à l’hôpital Georges-Mazurelle de La Roche-sur-Yon qu’il avait quitté le 29 juillet, avant de réintégrer la congrégation, dix jours avant son passage à l’acte. Le vice-procureur de La Rochesur-Yon, Yannick Le Goater, a écarté dès lundi l’hypothèse d’un crime terroriste.
Désorganisation. « Dans une affaire aussi grave que l’incendie d’une cathédrale, on s’active », dénonce le magistrat qui s’est confié au Point, « très étonné » d’apprendre que le meurtrier avait pu recouvrer la liberté avant d’être jugé. « Je comprends la logique, si j’ose dire… L’instruction a traîné, les délais couraient et il devenait de plus en plus difficile de le maintenir en détention pour des questions de procédure. Mais ce dossier ne présentait aucune difficulté particulière, moins qu’un accident mortel, avec un auteur qui reconnaissait son geste et des expertises techniques venant corroborer ses aveux; l’instruction aurait dû être “priorisée” en raison de la gravité des faits et du profil du mis en cause; avec un juge normalement diligent, le dossier aurait été réglé en quelques mois. Sauf que… »
Sauf que l’on est à Nantes et que rien ne va plus dans ce tribunal qu’un de ses greffiers n’hésite pas à qualifier de « juridiction à la dérive ». « On peut toujours emboucher la trompette du manque de moyens, mais en l’espèce, on a plutôt affaire à une désorganisation complète, à un problème de management criant »,
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« Dans une affaire aussi grave que l’incendie d’une cathédrale, on s’active » Un haut magistrat
confirme notre interlocuteur. Le ■
8 juillet dernier, le directeur des services judiciaires, Paul Huber, flanqué du sous-directeur des ressources humaines du ministère, s’est rendu au palais de justice de Nantes pour y rencontrer le personnel, les organisations syndicales et leur annoncer l’ouverture d’une « enquête de fonctionnement », confiée dès la rentrée à l’Inspection générale de la justice. Cette « descente » – fait rare – de deux hiérarques de la chancellerie faisait suite à plusieurs manifestations de greffiers et de magistrats soutenus par le barreau nantais, en juin dernier, contre « l’indigence des moyens » et « la souffrance » du personnel. Est-ce un hasard ? Le procureur en titre, Pierre Sennès, et le président de la juridiction ont été mutés à quelques semaines d’intervalle, au début de l’été.
Les problèmes que rencontre le tribunal de Nantes, qui connaît dans son ressort une criminalité galopante – les homicides et tentatives d’homicide y ont augmenté de… 116 % sur les six derniers mois –, n’ont peut-être qu’un lien très lointain avec le drame de Saint-Laurentsur-Sèvre. Il n’empêche : à peine Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, annonçait-il lundi matin sur Twitter la mort du père Olivier Maire que la justice et les institutions étaient mises en cause et leur procès instruit. La situation administrative du meurtrier présumé, visé par trois obligations de quitter la France, dont la dernière remonte au 5 novembre 2019 (avant l’incendie de la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, donc), est venue ainsi alimenter la controverse. « Par quelle cascade de défaillances en est-on arrivé à ce drame ? » a interpellé Valérie Pécresse, présidente de la région Île-deFrance et candidate à la présidentielle. « Que faisait encore cet individu en France ? » se demandait son collègue Bruno Retailleau, sénateur de la Vendée, tandis que la présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen, y allait au bazooka : « En France, on peut donc être clandestin, incendier la cathédrale de Nantes, ne jamais être expulsé et récidiver en assassinant un prêtre », s’est-elle indignée, alors qu’à gauche, Manuel Valls évoquait « un événement terrible et incompréhensible ».
Gérald Darmanin a eu beau expliquer – à raison – qu’un étranger en situation irrégulière pouvait difficilement être expulsé dès lors qu’il est placé sous main de justice, les attaques ont redoublé de vigueur. Critiques que le déplacement du ministre de l’Intérieur sur les lieux du drame, lundi soir, n’a pas calmé. « Nous avons sous les yeux les conséquences de nos lâchetés et de nos aveuglements », a déploré Laurent Wauquiez, président (LR) d’Auvergne-Rhône-Alpes. Pour l’ex-ministre et commissaire européen Michel Barnier, «ce drame aurait dû être évité» et « nous avons toutes les raisons d’être indignés ». « Cet étranger n’était pas expulsable […] tant que son contrôle judiciaire n’était pas levé», a martelé Gérald Darmanin, fustigeant « la tentation de la démagogie et de la polémique ».
Doit-on lire, dans l’évocation insistante du contrôle judiciaire dont le meurtrier présumé faisait l’objet, une critique voilée adressée à l’institution judiciaire ? Le ministre de l’Intérieur voulait-il faire entendre ses regrets que le pyromane rwandais n’ait pas été maintenu en détention ? « Dans une situation où il ne faut plus incarcérer personne, le résultat est là : des individus dangereux qui ne devraient pas être dans le circuit passent à l’acte », déplore Michel Dutrus, numéro deux du syndicat Unité SNM FO-Magistrats. « Le fait est que cet individu a paradoxalement profité du fait d’être impliqué dans une procédure pénale pour échapper à une reconduite à la frontière », souligne l’ancien préfet Patrick Stefanini, qui pointait dans un livre paru l’an dernier (Immigrations, ces réalités qu’on nous cache, Robert Laffont) les incohérences et faiblesses de la France dans le contrôle de ses frontières.
Ni fleurs ni bougies. Loin des querelles et des procédures, de nombreux fidèles sont venus prier pour le frère Olivier, mardi matin à l’office quotidien célébré en la basilique Saint-Louis de Saint-Laurent-sur-Sèvre. Ni fleurs ni bougies, mais des visages fermés et une émotion tout en retenue, au lendemain du drame et à quelques heures des célébrations de l’Assomption. Richard dit son « mépris » pour les « récupérations politiciennes » et les « amalgames » « à quelques mois de la présidentielle». D’autres, comme Mika, évoquent avec respect la mémoire du père Olivier Maire : « Un homme juste et bon, victime de sa générosité, dont la mort me rend à la fois triste et en colère. Sa communauté aide les gens en difficulté, mais les difficultés amènent les problèmes », s’étrangle-t-il. Jeune père de famille d’origine albanaise, Nartil, 34 ans, ne se rend pas compte qu’il ne reverra plus le chef spirituel de la communauté des Montfortains, un organiste virtuose dont il ne ratait jamais un « concert ». Dimanche après-midi, quelques heures avant sa mort, il était encore venu l’écouter jouer, dans la basilique, avec sa fille de 7 ans. Nartil nous montre le petit potager qu’il
entretient à proximité de la congrégation. « Le père Olivier m’a laissé ce terrain pour que j’y fasse pousser des légumes. Il savait que j’aimais le jardinage… » Dans ce village si paisible et accueillant, il dit avoir trouvé « une seconde famille ». « J’y ai pris des cours de français. Grâce aux frères, j’ai pu progresser et m’en sortir… »
Emmanuel Abayisenga, né en 1981 au Rwanda dans une fratrie de 12 enfants, était arrivé en France il y a neuf ans. Une enquête de La Croix a révélé, après l’incendie de la cathédrale de Nantes, que plusieurs membres de sa famille (hutue) avaient été impliqués dans le génocide contre les Tutsis. Son père aurait été exécuté sommairement en tentant de revenir dans son village en 2016, après les massacres et le retour au pouvoir du Front patriotique rwandais, tandis que son oncle purgerait à Kigali une peine de réclusion à perpétuité. Dès son installation à Nantes, où il est hébergé un temps dans un couvent franciscain et dans une fraternité protestante, Abayisenga saisit l’Ofpra d’une demande d’asile, invoquant des risques de persécutions dans son pays. Refus. Il intente un recours et s’implique en attendant dans diverses associations de la mouvance catholique, auprès de laquelle ce fervent pratiquant a trouvé protection. Son appel est rejeté.
Diable. Il allègue alors des problèmes de santé pour obtenir un titre de séjour, qui lui est refusé. Une première obligation de quitter le territoire lui est notifiée le 1er décembre 2016; l’année où il rencontre le pape François, à Rome, sous les auspices de l’association Fratello qui se propose de vivre l’Évangile « au service des plus petits ». Un deuxième ordre de quitter le sol français lui parvient le 11 avril 2017, année où il rejoint les équipes de bénévoles de la cathédrale. L’arrêté de reconduite sera, là encore, annulé par le juge administratif. En proie à des troubles psychotiques après avoir été agressé devant la sacristie de la cathédrale, dans la nuit du Nouvel An 2019, et après l’attaque terroriste de la basilique Notre-Dame de Nice, le 29 octobre 2020, qui l’aurait « traumatisé », il défie « le diable » en promettant dans un courriel adressé à ses contacts de le chasser de la cathédrale. Il finira par y mettre le feu avant d’être accueilli, après dix mois de détention, par la communauté des frères montfortains de Saint-Laurent-sur-Sèvre, dont il tue le frère supérieur qui lui avait accordé l’hospitalité.
En se livrant aux gendarmes, lundi matin, Emmanuel Abayisenga a demandé à être « mis en prison ». Il n’en sera rien, en tout cas pas pour l’instant. Le médecin qui l’a examiné a jugé une garde à vue « incompatible » avec son état de santé. Emmanuel Abayisenga a, de nouveau, été hospitalisé d’office en psychiatrie ■