« Ah ! » Voici la France de « Koh-Lanta »
Phénomène. Jeunes, seniors, urbains, ruraux… Le programme phare d’aventure de TF1 rassemble depuis vingt ans un échantillon très représentatif de la population. Décryptage.
ÀSaint-Raphaël (Var), les vendredis soir chez Nicolas, 43 ans, se ressemblent. Le rituel est immuable et intangible : le téléviseur habituellement éteint en semaine le temps du dîner reste cette fois-ci allumé. « Je m’installe face à la télé, ma femme et mes enfants savent qu’il ne faut pas parler. » À quelques kilomètres de là, à Fréjus, Stéphane, 34 ans, se retrouve avec ses amis d’enfance. Au menu : pizzas et débats fiévreux d’après conseil. Dans le Val-d’Oise, Josette, 69 ans, rejoint ses appartements – sa chambre –, laissant la télé du salon à son mari pour regarder le début de son émission fétiche et pester contre les erreurs stratégiques des « jaunes ». À Divonneles-Bains (Ain), le petit Anatole, 8 ans, est heureux : il a été sage et a le droit de regarder Koh-Lanta, seule exception télévisuelle que lui accorde son père. Il y a peu, une bêtise à l’école l’a privé de la mythique épreuve de l’orientation. Drame familial. Ainsi, ils sont près de 6 millions à suivre le programme phare de TF1 qui fête cette année ses 20 ans.
Le jeu d’aventure fait les beaux jours de la première chaîne d’Europe et, au-delà de sa longévité, affiche des caractéristiques assez uniques dans un paysage audiovisuel fragmenté : fédérer un large public avec autant d’hommes que de femmes, autant de jeunes que d’adultes, autant d’ouvriers que de CSP +, autant de provinciaux que de Parisiens (voir graphique). « C’est un programme familial. Le vendredi soir, c’est le règne des enfants sur la zappette à la maison. Quand les enfants disent “On regarde KohLanta”, ça touche tous les milieux », observe Denis Brogniart, le présentateur vedette de l’émission depuis 2002 – il était la voix off de la première édition, en 2001, animée par Hubert Auriol.
« Alors que la famille s’est un peu éclatée avec les tablettes, les téléphones, le programme la regroupe autour de la télévision, comme au bon vieux temps. C’est le divertissement pur », se réjouit Rémi Faure, le patron du divertissement de TF1. Dans une étude commandée par la chaîne et réalisée par Toluna*, 80 % des téléspectateurs les plus réguliers (le chiffre descend à 55 % pour les moins réguliers) estiment que l’émission est une tradition, un rendez-vous familial important. « Je suis le programme avec mon fils qui adore, détaille Nicolas. Ma fille et ma femme ne sont pas fans, mais au bout de deux ou trois semaines elles s’y mettent et regardent avec nous. »
« Avec mes potes, on essaie de mettre en place une routine. Pendant l’émission, on débat et chacun défend son candidat », ajoute Stéphane, responsable sécurité. À la fin de l’émission, c’est presque comme pour un match de foot : on refait l’épisode.
Alors, comment expliquer un tel succès ? Le programme produit par Adventure Line apparaît comme un bel outil d’évasion, laissant une large place à la nature et à la découverte de paysages paradisiaques. Le sport et le dépassement de soi attirent également la France « orange fluo et leggings noirs », comme la définit avec malice Jérôme Fourquet, directeur du département opinion à l’Ifop. « La place de la pratique sportive dans les villes est devenue de plus en plus importante. Les exploits des aventuriers de Koh-Lanta parlent à la France qui fréquente les Decathlon, va courir le soir ou le matin et qui sue pour garder la forme ou se vider la tête. »
Coups bas. Ensuite, Koh-Lanta, sorte d’Intervilles moderne ou de Fort Boyard plus adulte, possède deux niveaux de lecture : le jeu d’aventure avec les épreuves ludiques et marrantes pour les enfants ; le sous-texte stratégique avec les trahisons, les engueulades et les coups bas pour les plus grands. « Les enfants ne voient pas un KohLanta comme les adultes, note Denis Brogniart. C’est un peu comme un bon Disney qui plaît quand il
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« Les exploits des aventuriers parlent à la France qui fréquente les Decathlon et va courir. » Jérôme Fourquet, Ifop
arrive à émerveiller les enfants ■ et faire rire les adultes. » « C’est une microsociété qu’on reconstitue, c’est la vie sous une loupe grossissante, poursuit Rémi Faure. Un patron ou une patronne d’entreprise se retrouve avec un étudiant ou une étudiante, un chômeur ou un ouvrier. Ils sont tous en maillot de bain et dorment dans les mêmes endroits, à savoir le sable. Vous savez, on est tous égaux en maillot de bain. »
Pour ce faire, le casting est très important. « J’assiste au cast des 200 derniers candidats. Il est composé de nos différents coups de coeur tout en respectant des règles immuables, détaille la productrice Alexia Laroche-Joubert: la parité hommes-femmes et une représentativité de la France dans sa diversité socioculturelle. »
Soixante-quinze pour cent des personnes interrogées par l’étude de Toluna estiment que les candidats sont représentatifs de la société et 68 % s’identifient à l’un des aventuriers. Des scores que l’on ne retrouve ni dans les autres émissions mêlant jeu et télé-réalité ni dans la version originale, née aux États-Unis, fondée davantage sur le show, les disputes et les petites phrases assassines.
Un constat partagé par Jérôme Fourquet, auteur de L’Archipel français (Seuil). « Cette émission est un carrefour où tout le monde se retrouve, quelles que soient sa profession et son origine. Des programmes qui réunissent tous les îlots de la société française, il n’y en a presque plus. » Si Koh-Lanta propose un peu de télé-réalité, le programme offre aux parents toute une palette de valeurs à transmettre à leurs enfants (près de 55 % de parts d’audience chez les 4-14 ans !) : la solidarité, la tolérance, le dépassement de soi, le goût de l’effort et du sacrifice, la débrouillardise.
Polémiques. « J’aime beaucoup les valeurs que l’émission véhicule. Pour mon fils de 8 ans, cela permet d’aborder des thématiques importantes dans la construction de la vie d’un enfant. Un peu comme on peut le faire dans un club de sport », témoigne Julien, patron d’entreprise, qui a récemment emmené son fils Anatole à l’un des anniversaires KohLantaquipullulentdepuisquelques mois. Pour sa nouvelle saison, qui commence le 24 septembre et proposera un combat entre les meilleurs aventuriers des deux dernières décennies, TF1 va se mettre en danger en déplaçant du vendredi au mardi la diffusion de son émission, mais avec toujours ce filet de sécurité : être présent la veille d’une journée sans école.
Leprogrammeenavud’autres.Il a réussi à surmonter les changements d’habitudes des téléspectateurs, mais aussi les tempêtes qui ont touché l’émission. En 2013, un candidat meurt en plein tournage des suites d’un malaise cardiaque. Le médecin de l’émission, Thierry Costa, se suicide quelques jours plus tard. En 2018, des suspicions d’agression sexuelle jettent le trouble. Malgré ces polémiques, les émissions se succèdent et le succès ne se dément pas. Au contraire. Le Covid a offert une seconde jeunesse au jeu. Pendant de nombreuses semaines, les Français ont été enfermés et Koh-Lanta, qui a vu son audience bondir de 40 % par rapport à 2019, est devenu un remède au confinement.
« On a fait voyager les téléspectateurs. J’étais le commandant de bord d’un immense Airbus “A 7 millions”. C’était une belle mission », plaisante Brogniart, icône du programme, dont le fameux « ah » est devenu
« C’est un peu comme un bon Disney qui plaît quand il arrive à émerveiller les enfants et faire rire les adultes. » Le présentateur vedette Denis Brogniart
un « mème », ces contenus partagés et propagés à toute vitesse sur les réseaux sociaux. « L’émission a permis tout ce que le Covid nous interdisait : l’évasion, la pratique sportive par procuration et un feuilleton positif », résume Rémi Faure.
Les éléments de langage du programme, devenu un phénomène de société, ont été récupérés dans les cours d’école, les entreprises et même dans le débat politique. « Quand Rachida Dati dit à Agnès Buzyn dans un débat pour la Mairie de Paris : “À qui vous donnez le collier d’immunité?”, cela montre l’importance qu’a prise l’émission », relève fièrement Alexia Laroche-Joubert. Idem pour Olivier Véran, qui, en pleine crise du Covid, avertit les Français : « Les masques ne sont pas un totem d’immunité. »« Les hommes politiques ont besoin de parler à l’ensemble de la population. Et ils n’ont plus assez de références fédératrices. Quand Johnny meurt, Emmanuel Macron saisit que c’est une bonne occasion de parler à un public le plus large possible. C’est un peu le même esprit avec Koh-Lanta et son champ lexical », analyse le directeur du département opinion à l’Ifop.
Et quand, en juin 2020, Gabriel Attal, qui deviendra un mois plus tard porte-parole du gouvernement, intervient en pleine finale pour vanter les valeurs véhiculées par l’émission et avouer son amour pour Koh-Lanta, cela démontre toute la puissance d’un rendez-vous populaire.
De là à dire que les prochaines élections ressembleront à un KohLanta grandeur nature, il n’y a qu’un pas que nous franchirons allègrement : survie politique, épreuves physiques, coups bas, course d’orientation dans une France hostile. Et, à la fin, il n’en restera qu’un
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Étude Toluna réalisée du 19 au 24 mai 2021 auprès d’un échantillon représentatif de 522 Français âgés de 18 à 69 ans.