Philosophie – André ComteSponville : « La seule sagesse crédible, c’est l’amour de la vie »
Le philosophe se confie au Point à l’occasion de la parution de la nouvelle édition de son Dictionnaire philosophique (PUF).
« Philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée. »
Quelles sont nos valeurs en cette période d’interminable pandémie ? À trop se focaliser sur les morts du Covid et le sort des plus âgés, premières victimes de ce virus, ne sommes-nous pas en train de sacrifier notre économie – et avec elle les plus fragiles, les pauvres et surtout la jeunesse ? Que vont devenir ceux qui n’auront pu apprendre correctement les bases de la lecture et de l’écriture, ceux qui auront lâché le lycée par découragement lors des longues périodes de confinement, ceux qui n’auront pu trouver du travail à la sortie de leurs études ? Par peur d’une mort hypothétique, ne sommes-nous pas en train de sacrifier la vie ? André Comte-Sponville est l’un des très rares qui, lors du premier confinement, en 2020, ont osé s’insurger contre la mise entre parenthèses de l’économie au nom de la lutte contre la pandémie. Malgré les coups, il a persisté, au nom de la défense de l’humanisme, contre le nihilisme. Lui qui avait osé dans les années 1970, envers et contre tous, se faire le défenseur de la morale et de l’humanisme ; lui, l’auteur du Petit Traité des grandes vertus (1995) et autres best-sellers, combat aujourd’hui les excès de la morale, la bien-pensance, la cancel culture et autres absurdités. Mieux, l’ancien élève d’Althusser qui dénonçait le tout-politique défend aujourd’hui la loi et la démocratie. Souvent, l’homme varie ? Non, il cherche, il s’interroge, il ose penser. Comme il l’explique dans cet entretien au Point, où l’homme se livre presque autant que le philosophe, la lecture assidue des grands maîtres (Épicure, Spinoza, mais aussi Pascal, Simone Weil et surtout Montaigne) a nourri la recherche d’une sagesse personnelle, une sagesse bien à lui qui soit une voie à l’échelle de l’homme et qui permette de vivre harmonieusement avec les autres et avec soimême. Pas d’idéal héroïque mais invivable, pas de système par nature excluant, pas d’intolérance au nom de forteresses de la pensée, comme d’autres en ont construites avec Platon, Aristote, Marx, Hegel ou Freud… La philosophie, pour Comte-Sponville, c’est penser avec rigueur mais par soi-même, en assumant ses actes, ses dires et ses convictions : c’est l’ambition qui l’a amené à écrire, dans le sillage de Voltaire, son Dictionnaire philosophique (PUF), dont paraît ces jours-ci une troisième édition, très enrichie, et dont nous publions des extraits. Un exercice qui, au-delà des notions et des concepts, nous donne à lire une manière de penser le monde, où, tel un fil rouge, domine l’idée que rien ne vaut l’homme et que rien, surtout, ne vaut la vie. Dégageons-nous de la folie des extrêmes ; au nom de la défense des uns, n’oublions pas les autres ; revenons à l’essentiel, à cette vérité que Comte-Sponville a apprise de Montaigne: « C’est chose tendre que la vie, et aisée à troubler. »
Le Point: Pourquoi êtes-vous devenu philosophe?
André Comte-Sponville : Parce que j’étais peu doué pour le bonheur! Une mère dépressive, un père très dur, méprisant… J’ai eu une enfance douloureuse, une adolescence tourmentée. Et voilà ■
qu’en terminale je me découvre une passion et d’étonnantes facilités pour la philosophie ! D’évidence, j’étais plus doué pour la pensée que pour la vie ! Il fallait bien en tirer les conséquences… Je l’ai souvent dit : philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée. On n’y arrive jamais tout à fait, il y a toujours du non-vécu dans toute pensée, et du non-pensé dans toute vie, mais cela indique clairement une direction. Il s’agit de penser mieux, pour vivre mieux ! C’est la leçon que j’ai retenue, très tôt, des deux philosophes qui m’ont le plus fasciné quand j’étais jeune : Épicure et Spinoza. Leçon que Montaigne, plus tard, est venu nuancer, en y mettant un peu plus d’humanité, d’humilité, de lucidité peut-être, spécialement sur les limites de la philosophie…
Épicure, Spinoza et surtout Montaigne, mais aussi Aristote, Pascal, Alain, Simone Weil, Descartes: vous aimez citer les auteurs anciens, comme s’ils étaient les piliers indispensables à votre réflexion. Mais est-il possible d’élaborer une philosophie originale quand on vit en permanence dans la référence aux maîtres du passé?
Bien sûr que oui ! Nous avons la chance d’être des « tard venus » ; nous pouvons nous appuyer sur la pensée de très grands philosophes. Il faudrait être fou pour ne pas en profiter! J’ai fait mes études dans les années 1970 : la mode, à la suite de Derrida ou de Foucault, était à la « déconstruction ». Mais Les Mots et les Choses (Foucault) me tombaient des mains : pour moi, c’était de l’histoire des idées, pas de la philosophie, alors que les Pensées de Pascal me fascinaient ! J’ai préféré suivre les auteurs que j’aimais plutôt que ceux qui étaient à la mode. Le fait qu’il existe de nombreuses pensées différentes n’est pas un obstacle, bien au contraire : c’est un moyen de penser par soi-même. C’est ainsi que j’ai cherché mon propre chemin. Oui, je vis avec Pascal, Épicure, Spinoza, Montaigne… Mais c’est ma philosophie que j’expose, pas la leur !
Vous avez aussi exploré les philosophies orientales. Comment faire la synthèse entre Confucius et Pascal, Lao-tseu et Spinoza?
C’est moins une question de synthèse que de tensions, entre différents pôles, qui animent et structurent la pensée. Et les tensions les plus éclairantes se jouent moins entre les cultures qu’à l’intérieur de chacune d’elles. Ainsi, le rapport Pascal-Descartes, en Occident, ou encore mieux Pascal-Spinoza. Pour ce qui me concerne, j’ai d’abord joué Spinoza contre Pascal, puis Pascal contre Spinoza, puis Montaigne contre les deux autres…. C’est moins de l’éclectisme que de la stratégie : je trouve mes armes, mes alliés et mes adversaires où je peux ! En Orient, l’opposition entre l’hindouisme et le bouddhisme, notamment sur la question du Soi, me passionne, comme la tension, si essentielle à la civilisation chinoise, entre ce que j’appelle la « petite sagesse » de Confucius et la « grande folie » de Lao-tseu. Bref, je ne cherche aucune synthèse entre l’Orient et l’Occident. Mais j’aime circuler entre les deux pour m’y inventer une espèce de voyage, intellectuel et spirituel. L’humanité est une, les civilisations sont multiples et c’est tant mieux !
Existe-t-il pour vous une hiérarchie des pensées et des cultures?
Sans doute, mais forcément relative ! On ne me fera jamais dire que toutes les civilisations se valent. Je suis convaincu qu’une civilisation laïque, démocratique et féministe vaut mieux qu’une civilisation théocratique, dictatoriale et misogyne.
C’est pourquoi je me sens beaucoup plus proche de musulmans démocrates, laïques et féministes, comme mes amis Malek Chebel ou Ali Benmakhlouf, que d’un chrétien fondamentaliste, fascisant et machiste, comme le sont beaucoup d’électeurs de Trump ou de Marine Le Pen !
Comment êtes-vous devenu un philosophe de l’éthique et de la morale?
Dans les années 1970, quand j’étais à Normale sup, la morale était l’ennemi à abattre. On voulait « vivre sans temps mort et jouir sans entraves » ! Nietzsche, chez les intellectuels, tendait à remplacer Marx. Moi, j’ai toujours pensé qu’il fallait avoir des désirs bien sages pour envisager de vivre « par-delà le bien et le mal » ! Je voyais bien que j’étais capable du pire, et que seule la morale pouvait m’en dissuader! J’étais alors au Parti communiste: si j’ai tant milité, c’était d’abord pour des raisons morales, par souci de justice. Pour que cela ait un sens, il fallait donner à la morale un statut qui justifiait de lui rester fidèle. Or, contrairement à Kant, je ne crois guère aux notions trop absolues de devoir, d’impératif catégorique ou de loi morale. La notion de vertu, telle qu’elle apparaît chez les Anciens et les classiques, c’est-à-dire une valeur incarnée, en actes, me semble beaucoup plus opératoire.
D’où votre amour pour Athos, dans «Les Trois Mousquetaires», d’Alexandre Dumas?
Oui, j’ai adoré ce mélange de courage, de noblesse et de désespoir ! Athos m’a définitivement préservé de toute tentation nihiliste ou immoraliste. Mais j’ai trop lu Spinoza, Marx et Freud pour faire de la morale un absolu.
D’où, en 1995, votre «Petit Traité des grandes vertus», l’un des plus grands best-sellers philosophiques de ces trente dernières années, où vous défendez les notions de tolérance, de miséricorde, de générosité… À l’époque, en 1995, on vous a accusé de faire de la philosophie à l’ancienne. Parce que vous défendiez des valeurs démodées?
Comme je vous l’ai dit, la morale était alors mal vue, surtout quand on parlait de la morale judéochrétienne, toujours réputée répressive, castratrice, culpabilisatrice ! On confondait la morale des Évangiles avec la caricature qu’en a donné trop longtemps l’Église catholique. Je suis un athée non dogmatique et fidèle. Athée, parce que je ne crois en aucun dieu. Non dogmatique, parce que je reconnais que mon athéisme est une opinion, pas un savoir. Enfin fidèle, parce que, tout athée que je sois, je reste passionnément attaché à des valeurs morales, culturelles, spirituelles, qui sont celles, spécialement, de la tradition judéo-chrétienne. Il m’arrive aussi, par dégoût des antisémites, de me définir comme « goy assimilé » : parce que j’attache presque autant d’importance à l’Ancien Testament, qui est une morale de la Loi, qu’au Nouveau, qui est une éthique de l’amour. Comment aurais-je pu me reconnaître dans l’immoralisme soixante-huitard ou nietzschéen ? Comment pourrais-je, aujourd’hui, accepter le nihilisme, dont Michel Houellebecq a fait le portrait ressemblant et effrayant ? J’ai donc entrepris de redonner à la morale sa légitimité !
Quand vous étiez jeune, la politique était essentielle; aujourd’hui, la morale – ou plutôt la bien-pensance – impose sa loi. La politique n’intéresse plus grand monde… N’est-ce pas excessif?
Oh que si ! Nous sommes tombés d’une erreur dans une autre! La morale est revenue en force, c’est vrai, mais sous la forme du politiquement correct, qui est en fait un « moralement correct ». Dans les années 1968 et suivantes, « tout était politique ». Quarante ans plus tard, plus personne ne rêve de faire la révolution, la gauche vit dans le mensonge depuis 1983, Mélenchon propose un programme keynésien, la droite est bloquée par le RN, les taux d’abstention aux élections atteignent des niveaux records, et la dérision l’emporte sur l’engagement ! Alors on se rabat sur les bons sentiments, le moralement correct et la « cancel culture », qui voudrait imposer une dictature des minorités. Mais les bons sentiments ne font pas une politique. La vérité, c’est qu’il n’y a pas à choisir entre la morale et la politique : nous avons besoin des deux, et de la différence entre les deux !
On vous présente parfois comme le philosophe de la «vie bonne et heureuse», image que vous récusez. Pourquoi ?
« La vie bonne et heureuse », ce sont des platitudes que je crois n’avoir jamais utilisées! Je suis trop sensible au tragique de l’existence et à ce qu’il y a de désespérant dans la condition humaine pour croire à ce genre de niaiserie. La conclusion de mon premier livre, le Traité du désespoir et de la béatitude, s’intitulait « La vie difficile », ce qui est tout autre chose ! Ce qui m’intéresse, c’est la quête d’une sagesse. J’ai pris Épicure et Spinoza au sérieux. Peutêtre trop ! J’avais 18 ans : leur pensée m’exaltait. Mais comment y croire tout à fait, à près de 70 ans ? Qui peut prétendre vivre « comme un dieu parmi les hommes » (Épicure) ou avoir atteint la béatitude (Spinoza) ? La vie et Montaigne m’ont amené à penser une sagesse de second rang, une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, qui n’envisagent même pas de le devenir, mais qui ont la sagesse au moins de l’accepter ! Vous savez ce que dit Montaigne : « C’est chose tendre que la vie, ■
« Athos, dans Les Trois
Mousquetaires, m’a définitivement préservé de toute tentation nihiliste ou immoraliste. »
et aisée à troubler »… La seule sagesse crédible, ce n’est pas l’amour du bonheur, ce n’est pas l’amour de la sagesse, c’est l’amour de la vie !
Cela passe-t-il par une pensée de l’action, et donc par un engagement philosophique, voire politique?
« Nous sommes nés pour agir », disait Montaigne… Mais un philosophe doit-il être nécessairement engagé ? Au sens politique, surtout pas ! Ce qu’il cherche, c’est la vérité, et elle n’est ni de droite ni de gauche. D’ailleurs, qui se soucie de savoir quelles étaient les opinions politiques de Descartes, de Pascal ou de Spinoza ? Quant à celles de Sartre ou de Foucault, c’est sans doute la partie la moins intéressante et la moins fiable de leurs oeuvres ! En ce qui me concerne, je me considère moins comme un philosophe engagé que comme un philosophe citoyen. En tant que philosophe, j’écris des livres ; en tant que citoyen, il m’arrive de m’exprimer dans les médias. C’est ce que j’ai fait pendant la pandémie de Covid. De grâce, ne confondons pas les deux !
L’heure est aux philosophes médiatiques qui donnent leur avis sur tout. N’est-ce pas réduire le discours philosophique à un commentaire de l’actualité?
C’est ce qu’il faut refuser ! Le philosophe doit penser le tout, en bloc, puisque c’est le propre de la métaphysique – je n’envisage pas une philosophie qui ne serait pas aussi, voire d’abord, une métaphysique. Mais cela ne signifie pas avoir un avis sur tout, dans le détail ! Personnellement, il y a beaucoup de sujets, notamment en géopolitique, sur lesquels je n’ai aucun avis. Et je refuse beaucoup plus d’invitations, à la radio ou à la télévision, que je n’en accepte !
Vous abordez pourtant dans votre «Dictionnaire philosophique» des sujets qui sont loin de vos préoccupations habituelles: le colonialisme, l’islamophobie…
Qu’est-ce qu’un dictionnaire philosophique ? Ce que c’était pour Voltaire, à qui j’ai emprunté ce titre : l’exposé, par ordre alphabétique, de ce qu’il pensait «sur ce monde-ci et sur l’autre», autrement dit l’essentiel de sa philosophie! Quant à moi, j’ai voulu faire un vrai dictionnaire, c’est-àdire un recueil de définitions, mais rédigé à la première personne. Je ne me contente pas de définir les concepts ou notions, je dis aussi ce que j’en pense ! Parmi les 613 nouvelles entrées, il y a des mots qui seront surtout utiles aux lycéens, mais aussi beaucoup qui font partie de nos conversations quotidiennes, comme « islamophobie », « privilégiés », « colonialisme » ou « médiatisation », sur lesquels il est important d’apporter un peu de rigueur, dans la définition, et de recul, dans le commentaire ! Prenez l’islamophobie : le mot peut avoir deux sens très différents. S’il désigne la haine ou le mépris des musulmans, c’est une forme de racisme, aussi haïssable qu’elles le sont toutes. Mais s’il désigne le refus ou la peur de l’islam, c’est une position idéologique comme une autre, qu’on aurait bien tort de diaboliser. Au reste, on oublie trop souvent que l’Islam fait partie de l’Occident, voire est occidentalissime. Pas seulement parce que le Maroc et l’Algérie sont à l’ouest de la Grèce ou de l’Italie, mais aussi parce que les musulmans partagent plus d’idées, à commencer par le monothéisme, avec les Occidentaux qu’avec les Orientaux. Souvenez-vous de Lévi-Strauss, à la fin de Tristes Tropiques : l’Islam nous a séparés de l’Orient, bien plus qu’il n’en fait partie !
«L’amour de soi» est aussi une notion ambivalente?
Oui, parce qu’on le confond trop souvent avec l’amour-propre ou le narcissisme. On n’est jamais aimé comme on le voudrait, toujours à chercher le sein de la mère. Mais il faut accepter le sevrage, sortir de cette civilisation de la victimisation et de l’infantilisation. Une amie psychiatre me dit un jour avec raison : « Les gens ne savent pas s’aimer eux-mêmes ; ils sont beaucoup trop narcissiques pour ça ! » Si les Évangiles recommandent d’aimer son prochain « comme soi-même », c’est donc qu’il faut aussi s’aimer soi ! Géniale formule de Simone Weil : « Aimer un étranger comme soi-même, cela suppose d’abord s’aimer soi-même comme un étranger. »
Pourtant, vous critiquez ceux qui font entrer des migrants illégalement. S’ils violent la loi, n’est-ce pas au nom de la fraternité…
Moralement, je ne les critique pas, j’ai même de l’estime pour eux. Mais, politiquement, je m’interroge : si on peut violer la loi au nom de la fraternité (laquelle fait partie du «bloc de constitutionnalité », comme l’a rappelé la Cour de cassation), que reste-il de la souveraineté du peuple ? Et comment fait-on pour contrôler l’immigration? La marge de manoeuvre de nos politiques se réduit de plus en plus, au nom du droit et de la morale ! Et certains de nos concitoyens ne veulent plus obéir qu’aux lois qu’ils approuvent. Il me semble que la démocratie suppose le contraire : l’obéissance de tous à la loi de tous.
Vous êtes un matérialiste et un athée qui est aussi un lecteur passionné de Pascal et qui s’intéresse à la spiritualité. Le matérialisme spirituel, c’est possible?
La spiritualité, c’est la vie de l’esprit (spiritus en latin). Or, que je sache, les matérialistes, comme Épi
« Ce que je crains, c’est qu’on sacrifie deux générations de jeunes à la santé de leurs parents ou de leurs grands-parents. »
cure, Diderot, Marx, Freud, Michel Onfray ou votre serviteur, n’ont pas moins d’esprit que les autres ! Pourquoi auraient-ils moins de spiritualité ? Être matérialiste, c’est penser que c’est le cerveau qui pense, et non une âme ou un esprit immatériel. Ce n’est pas une raison pour refuser de s’en servir, ni pour le cantonner à des tâches subalternes ! Notre vie spirituelle, c’est notre rapport fini à l’infini, notre rapport temporel à l’éternité, notre rapport relatif à l’absolu. Pas besoin de croire en Dieu ou en un esprit immatériel pour y voir une part essentielle de notre humanité ! C’est aussi ce que j’éprouve dans la musique, l’art qui me touche le plus. Écoutez Schubert et son Quintette en ut, dit « à deux violoncelles » : personne ne s’est approché aussi près du silence et de l’éternité !
Cette manière de penser le monde peut-elle permettre de présenter autrement la laïcité et de la faire accepter?
Non, parce que ce n’est pas le même problème ! Matérialisme ou spiritualisme, c’est une opposition métaphysique. Il y a des laïques dans les deux camps ! La laïcité, à l’inverse, n’est pas une position métaphysique mais un principe d’organisation sociale et politique. Si le peuple est souverain, il est exclu que Dieu le soit. Pas besoin d’être matérialiste. Il suffit d’être démocrate.
Beaucoup considèrent aujourd’hui qu’il faut accorder plus de droits aux animaux. Certains parlent même d’instaurer une démocratie entre les espèces. Qu’en pensez-vous?
Je suis humaniste, et l’humanisme est un spécisme : il postule que tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité, mais aussi qu’ils sont supérieurs par là à quelque bête que ce soit. L’humanité est évidemment une espèce animale parmi d’autres, mais pas comme les autres, du fait de ses capacités intellectuelles. C’est d’ailleurs pourquoi elle est la seule espèce écologiste ! Si l’homme devient une espèce en voie de disparition, les baleines n’iront pas manifester pour le défendre. Elles s’en foutent. Le problème, c’est que nous sommes des prédateurs et surtout que nous sommes trop nombreux, d’où le tort que l’humanité fait à la planète et à elle-même. Mais, en même temps, nous sommes la seule espèce qui se soucie de toute la biosphère et qui peut la protéger. Bref, il faut être à la fois humaniste (donc spéciste, si l’on tient au mot) et écologiste !
Et capitaliste? Vous, l’ancien communiste, êtes l’un des rares philosophes actuels à le défendre…
Je continue de penser, avec Marx, que l’économie est fondamentale (« déterminante en dernière instance », comme disait Engels). Et j’en suis venu à constater, contre Marx mais après bien d’autres, qu’aucune alternative au capitalisme n’a fonctionné valablement. J’avais 16 ans en 1968 : l’enthousiasme révolutionnaire, avec sa part de générosité et de naïveté, m’est monté à la tête. Et puis il a bien fallu déchanter… Cela dit, je ne défends pas le capitalisme, j’essaie simplement de comprendre comment il fonctionne. Or il fonctionne à l’intérêt, personnel ou familial, autrement dit à l’égoïsme. C’est pourquoi il fonctionne si fort, car l’égoïsme, dilaté à la taille de la famille, est la principale force motrice. Mais c’est pourquoi il ne suffit pas, car l’égoïsme n’a jamais suffi à faire une civilisation, ni même une société qui soit humainement acceptable ! Il faut donc autre chose, non pas à sa place, mais en plus : du droit, de la politique, de la morale, de la spiritualité… Les ultralibéraux, qui croient que le marché suffit à tout, ont tort. Mais ceux qui pensent qu’on peut s’en passer ont tort aussi ! Ne comptons pas sur l’État pour produire de la richesse, ni sur le marché pour produire de la justice !
Aux premières heures de la pandémie, on a pourtant annoncé la fin du capitalisme…
Oui, parce que toute l’économie semblait arrêtée ! Or notre société a fait preuve d’une résilience étonnante et le capitalisme se porte bien. Le problème, ce n’était pas lui, mais la situation des plus fragiles, économiquement parlant, donc des plus pauvres (1 million de nouveaux pauvres en France, 150 millions dans le monde) et des plus jeunes. Ce que je crains, c’est qu’on sacrifie deux générations de jeunes à la santé de leurs parents ou de leurs grands-parents. Comme si la santé était devenue la valeur suprême ! Or, pour moi, la santé n’est pas une valeur mais un bien, comme la richesse. Soumettre les valeurs aux biens, c’est déjà du nihilisme. Dire qu’il n’y a rien au-dessus de l’argent, c’est du nihilisme financier. Dire qu’il n’y a rien au-dessus de la santé, c’est du nihilisme sanitaire. Ne pas tomber malade, ce n’est pas un but suffisant dans l’existence ! Le pays où j’ai envie de vivre, ce n’est pas forcément celui qui a le meilleur système de santé. C’est celui qui est le plus démocratique, le plus humaniste (donc le plus féministe), le plus prospère, le plus tolérant, le plus écologiste, le plus libéral… Quand j’étais jeune, le gauchisme passait pour la maladie infantile du communisme. Aujourd’hui, le panmédicalisme risque de devenir la maladie sénile de l’humanisme. Parce que, à force de faire de la santé la valeur suprême, on fait des plus vieux « la priorité des priorités ».
Vous insistez beaucoup sur l’importance de la transmission…
Oui, parce qu’il n’y a pas d’humanité autrement ! Vous connaissez la formule : « Un juif n’est pas quelqu’un dont les parents sont juifs, mais ■
quelqu’un dont les enfants sont juifs » – ■ parce qu’il a su leur transmettre ce qu’il avait reçu ! Je dirais de même : un humaniste, c’est quelqu’un dont les enfants sont humanistes. D’où l’importance de l’éducation, dont l’état ne laisse pas de m’alarmer. Je n’enseigne plus depuis longtemps mais les échos que je reçois, notamment de la part de mes collègues en activité, sont inquiétants. Un jeune universitaire, sorti de Normale sup une vingtaine d’années après moi, comparait les deux générations que nous y avions connues : « Quand vous étiez rue d’Ulm, me disait-il, il y avait, parmi les élèves, pas mal de fils d’ouvriers et d’employés.
– En effet.
– Aujourd’hui, il n’y en a pratiquement plus… – Parce qu’il n’y a plus que des fils de bourgeois ? – Non, pas tellement…
– Mais alors, qui ?
– Les enfants de nos collègues ! »
J’en aurais pleuré ! Quand ceux qui réussissent le mieux à l’école sont ceux qui ont l’école à la maison parce qu’ils sont enfants d’enseignants, cela veut dire que l’école de la République est en échec gravissime ! On s’est beaucoup inquiété, ces derniers temps, de l’état de nos hôpitaux, qui font pourtant partie des meilleurs du monde. On devrait s’inquiéter plus de l’état de nos écoles, collèges, lycées et universités, qui reculent dans tous les classements internationaux ! ■