Livre – Kazuo Ishiguro, le grand roman de l’intelligence artificielle
Avec Klara et le Soleil, le nobélisé Kazuo Ishiguro pose la question de ce qu’être humain veut dire. Entretien.
« Si l’on commence à considérer que l’individu peut être résumé à des algorithmes, l’idée que chaque personne est unique ou imprévisible en prend un coup. L’attention et le respect qu’on lui porte aussi. » Kazuo Ishiguro
De la série Black Mirror aux derniers romans de Ian McEwan (Une machine comme moi) et de Jeanette Winterson (Frankissstein), la fiction britannique accorde, ces derniers temps, une large place aux robots et à l’intelligence artificielle. Dans son dernier roman – le premier depuis son prix Nobel de littérature décroché en 2017 –, Kazuo Ishiguro s’attelle lui aussi au sujet. Mais il en fait un chef-d’oeuvre. La robotique remplacera-t-elle les hommes dans les tâches où l’intelligence artificielle dépassera les capacités pratiques et cognitives humaines ? Les machines pensent-elles, aiment-elles, souffrent-elles ? Mais surtout, et c’est peut-être ce qui est le plus intéressant, qu’est-ce qu’être humain veut dire ? Et qu’adviendra-t-il de l’humanité ?
Car, comme dans Auprès de moi toujours (l’histoire de trois clones adolescents qui servent de « banques d’organes »), le romancier britannique, né à Nagasaki d’un père océanographe et d’une mère survivante du bombardement nucléaire, décédée à 92 ans il y a deux ans (à laquelle il dédie ce nouveau roman), explore ce que signifie être (ou ne pas être) humain. Dans Klara et le Soleil, nous sommes dans un pays écrasé de pollution et d’angoisse. Klara est une AA (Amie Artificielle), l’un de ces androïdes à batteries solaires devenus la norme, offerts aux teenagers par des parents qui ont renoncé à l’éducation verticale et laissent place aux relations horizontales et virtuelles avec enseignement à distance et robots apparemment dénués de tout sentiment. Mais qui peuvent, à l’occasion, être programmés pour devenir des enfants de substitution. C’est le cas de Klara.
Josie, fragile jeune fille atteinte d’une mystérieuse maladie mortelle, l’adopte et assiste à la naissance d’une conscience chez la machine. Mais avec Ishiguro, rien n’est explicite. Les événements révélant l’étrangeté de ce monde futuriste, véritable cauchemar scientiste, sont lentement annoncés par des indices. Au lecteur de découvrir la vérité par son propre imaginaire. Au départ, il s’agissait d’un projet de livre de littérature jeunesse, né d’une histoire inventée pour sa fille. Mais devant sa réaction (voir notre interview), il l’a poursuivi pour un lectorat adulte.
Sage décision. Car l’écrivain, virtuose du « moinsdire », y aborde ses thèmes habituels, la solitude, le destin, le sacrifice et le sens de l’amour. Raffinement de la langue, profondeur du propos, intensité de l’être, présence à l’autre. Le mot qui me revient le plus quand je lis Ishiguro est « accord ». Résolution des dissonances du passé dans une écriture très actuelle, accord entre les thèmes et le style, dans un livre où le lecteur est invité à suivre l’auteur dans les méandres de son récit. Accord, comme on le dit en musique, entre Klara et ■
le lecteur. « Je dois passer en revue mes souvenirs et les remettre en ordre », dit la narratrice. C’est toute l’originalité du roman : Klara elle-même raconte, à la première personne. Foi dans la capacité de l’art à mettre un peu de lumière dans la noirceur des temps : « En un temps où s’accélère dangereusement la division, nous devons écouter. Des écrits et des lectures de qualité briseront les barrières. Nous trouverons peutêtre même une idée neuve, une grande vision humaine, autour de laquelle nous rassembler», déclarait Ishiguro dans son discours de remise du prix Nobel. En paix avec lui-même, écrivant comme à voix basse, sans obscurité, il décrit à la lumière de l’intelligence les vestiges du jour. Sans outrance – il pense, comme Klara, que la révolte brutale ne fait que renforcer les puissances politiques et financières.
« Heureux les humbles » : une phrase des Psaumes qu’il a faite sienne de livre en livre, jusqu’à ce dernier chef-d’oeuvre qui nous appelle à regarder la beauté et la fragilité de notre humanité. Humble, Ishiguro se révèle de nouveau dans l’entretien qu’il a accordé au Point, depuis sa maison de Golders Green, au nord de Londres. Ponctué de « Qui sait ? », mais pas désespéré.
Le Point: Quand et où votre dystopie se déroule-t-elle?
Kazuo Ishiguro :
Ni l’époque ni le lieu ne sont précisés. J’ai voulu rester dans le possible et ne pas feindre de savoir ce que nous ferons des robots et s’ils domineront telle ou telle partie du monde. Cette indétermination me permet de montrer que ce lieu et ce temps sont déjà pour partie ceux de notre monde actuel. Il y a deux sortes d’écrivains d’anticipation : les vigiles, qui délivrent un message, une vérité, des injonctions, et les vigies, qui, comme moi, regardent ce qui vient sans se tourner vers le passé, en cherchant ce que le futur détermine du présent.
Le monde dessiné par l’intelligence artificielle est-il un enfer ou un paradis?
Ni un enfer ni un paradis. Il sera ce qu’en feront les hommes. Ce qu’il adviendra des sociétés, des États et des individus dépend de nous. Une intelligence artificielle sans contrôle démocratique serait la pire catastrophe. L’absolu de l’intelligence artificielle, l’homme non pas augmenté, mais radicalement changé, n’est compatible qu’avec des formes de sociétés basées sur le contrôle. Un contrôle de plus en plus efficace. L’intelligence artificielle redéfinit aussi nos conceptions de ce qu’est un être humain.
Dans quel sens?
Dans nos démocraties libérales, on considère que les êtres humains ont une valeur supérieure à celle qui peut être indexée à ce qu’ils peuvent apporter à l’économie ou à la société. Or, si l’on commence à considérer que l’individu peut être résumé à des algorithmes, l’idée que chaque personne est unique ou imprévisible en prend un coup. L’attention et le respect qu’on lui porte aussi.
Vous aviez commencé à écrire ce livre pour les enfants. Qu’est-ce qui vous a fait dévier de votre projet originel?
La réaction de ma fille Naomi qui, depuis, est devenue romancière. Quand je lui ai raconté l’histoire, elle m’a demandé si mon intention était de traumatiser les enfants. J’ai la chance d’avoir à la maison deux lectrices sans concession sur mon travail. Ma femme et ma fille.
D’où vous vient cette angoisse du futur?
Ma mère était une survivante de Nagasaki. J’ai été très tôt hyperpacifiste, rallié aux valeurs démocratiques de l’Occident, et je garde une aversion extrême pour tous les totalitarismes, militaire, politique, scientifique ou artistique. Mais j’avoue n’avoir pas vu jusqu’ici, depuis ma confortable bulle, les horreurs du moment qui vient, ni compris que les valeurs humanistes ne sont peut-être
qu’une illusion momentanée ! Dans Klara et le Soleil, elles sont d’ailleurs en phase terminale.
Pourquoi confier la narration à un robot?
Elle est à la fois au coeur de l’histoire et à l’extérieur du monde des humains, qu’elle regarde comme une entomologiste. Ou un romancier. Rien de plus essentiel que le besoin de narration pour les humains. J’aime à penser que, pour les machines, ce sera le cas aussi. Qui sait ?
La pandémie a-t-elle influencé votre roman?
Je l’avais presque terminé lorsqu’elle s’est déclarée. Cependant, presque à chaque page, il y a une atmosphère qui semble l’annonce étrange, la prescience sourde du confinement, avec son cortège de phobies, de peurs, voire de haine de l’autre.
L’art et la littérature sauveront-ils le monde de l’insignifiance et du désespoir?
Dans une scène capitale du livre, Josie et Rick [la « propriétaire » de Klara et son ami, NDLR] se livrent au même jeu que les personnages de Auprès de moi toujours. Elle dessine des personnages de bande dessinée dont il remplit les bulles, énonçant la vérité profonde du monde des adultes et les non-dits des enfants solitaires et rendus malades par leurs parents. Ces dessins représentent ce que le langage social ordinaire ne peut dire. C’est le rôle de la fiction littéraire, mais aussi de tous les arts.
L’amour, seul remède à la cacophonie sursignifiante du monde virtuel?
Mon histoire raconte le conflit entre deux sortes d’amour. L’un qui est égoïste, surprotecteur, anxieux, et l’autre qui est généreux, ouvert, bienveillant. C’est un message pour nous tous qui vivons dans un monde sans cesse plus assombri et qui chute dans le narcissisme et l’indifférence envers autrui. Un humain peut être amoureux d’un robot. Et demain ce pourrait être l’inverse, qui sait ? Le robot devient humain lorsqu’il connaît l’empathie, ce qui signifie, étymologiquement, « souffrir avec ».
«Klara et le Soleil» a-t-il été inspiré par le monde de «Black Mirror»?
Je n’ai pas vu la série, mais ma femme et ma fille l’ont regardée et m’ont dit que je n’étais pas le seul à ressentir de l’effroi devant les progrès incessants d’une technologie déshumanisante. Que deviendront dans ce nouveau monde les vertus de loyauté, de fidélité ? Le personnage principal ne sait pas et ne comprend pas ce qui lui arrive. Nous sommes tous comme Klara, avec comme seule arme notre sensibilité et le respect des vies simples. À l’opposé de la moquerie et de l’ironie, il y a la compassion.
Le Nobel vous a-t-il changé?
Je n’ai pas souffert du « syndrome du Nobel ». Depuis, comme avant, j’écris selon mon imagination, sans chercher à tout prix à atteindre le public. Les livres ne viennent pas de l’extérieur : ils s’ancrent dans notre passé, dans notre enfance ■
Klara et le Soleil, de Kazuo Ishiguro, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch (Gallimard, 385 p., 18,50 €). En librairie le 19 août.