Le Point

Livre – Kazuo Ishiguro, le grand roman de l’intelligen­ce artificiel­le

Avec Klara et le Soleil, le nobélisé Kazuo Ishiguro pose la question de ce qu’être humain veut dire. Entretien.

- PAR MICHEL SCHNEIDER

« Si l’on commence à considérer que l’individu peut être résumé à des algorithme­s, l’idée que chaque personne est unique ou imprévisib­le en prend un coup. L’attention et le respect qu’on lui porte aussi. » Kazuo Ishiguro

De la série Black Mirror aux derniers romans de Ian McEwan (Une machine comme moi) et de Jeanette Winterson (Frankissst­ein), la fiction britanniqu­e accorde, ces derniers temps, une large place aux robots et à l’intelligen­ce artificiel­le. Dans son dernier roman – le premier depuis son prix Nobel de littératur­e décroché en 2017 –, Kazuo Ishiguro s’attelle lui aussi au sujet. Mais il en fait un chef-d’oeuvre. La robotique remplacera-t-elle les hommes dans les tâches où l’intelligen­ce artificiel­le dépassera les capacités pratiques et cognitives humaines ? Les machines pensent-elles, aiment-elles, souffrent-elles ? Mais surtout, et c’est peut-être ce qui est le plus intéressan­t, qu’est-ce qu’être humain veut dire ? Et qu’adviendra-t-il de l’humanité ?

Car, comme dans Auprès de moi toujours (l’histoire de trois clones adolescent­s qui servent de « banques d’organes »), le romancier britanniqu­e, né à Nagasaki d’un père océanograp­he et d’une mère survivante du bombardeme­nt nucléaire, décédée à 92 ans il y a deux ans (à laquelle il dédie ce nouveau roman), explore ce que signifie être (ou ne pas être) humain. Dans Klara et le Soleil, nous sommes dans un pays écrasé de pollution et d’angoisse. Klara est une AA (Amie Artificiel­le), l’un de ces androïdes à batteries solaires devenus la norme, offerts aux teenagers par des parents qui ont renoncé à l’éducation verticale et laissent place aux relations horizontal­es et virtuelles avec enseigneme­nt à distance et robots apparemmen­t dénués de tout sentiment. Mais qui peuvent, à l’occasion, être programmés pour devenir des enfants de substituti­on. C’est le cas de Klara.

Josie, fragile jeune fille atteinte d’une mystérieus­e maladie mortelle, l’adopte et assiste à la naissance d’une conscience chez la machine. Mais avec Ishiguro, rien n’est explicite. Les événements révélant l’étrangeté de ce monde futuriste, véritable cauchemar scientiste, sont lentement annoncés par des indices. Au lecteur de découvrir la vérité par son propre imaginaire. Au départ, il s’agissait d’un projet de livre de littératur­e jeunesse, né d’une histoire inventée pour sa fille. Mais devant sa réaction (voir notre interview), il l’a poursuivi pour un lectorat adulte.

Sage décision. Car l’écrivain, virtuose du « moinsdire », y aborde ses thèmes habituels, la solitude, le destin, le sacrifice et le sens de l’amour. Raffinemen­t de la langue, profondeur du propos, intensité de l’être, présence à l’autre. Le mot qui me revient le plus quand je lis Ishiguro est « accord ». Résolution des dissonance­s du passé dans une écriture très actuelle, accord entre les thèmes et le style, dans un livre où le lecteur est invité à suivre l’auteur dans les méandres de son récit. Accord, comme on le dit en musique, entre Klara et ■

le lecteur. « Je dois passer en revue mes souvenirs et les remettre en ordre », dit la narratrice. C’est toute l’originalit­é du roman : Klara elle-même raconte, à la première personne. Foi dans la capacité de l’art à mettre un peu de lumière dans la noirceur des temps : « En un temps où s’accélère dangereuse­ment la division, nous devons écouter. Des écrits et des lectures de qualité briseront les barrières. Nous trouverons peutêtre même une idée neuve, une grande vision humaine, autour de laquelle nous rassembler», déclarait Ishiguro dans son discours de remise du prix Nobel. En paix avec lui-même, écrivant comme à voix basse, sans obscurité, il décrit à la lumière de l’intelligen­ce les vestiges du jour. Sans outrance – il pense, comme Klara, que la révolte brutale ne fait que renforcer les puissances politiques et financière­s.

« Heureux les humbles » : une phrase des Psaumes qu’il a faite sienne de livre en livre, jusqu’à ce dernier chef-d’oeuvre qui nous appelle à regarder la beauté et la fragilité de notre humanité. Humble, Ishiguro se révèle de nouveau dans l’entretien qu’il a accordé au Point, depuis sa maison de Golders Green, au nord de Londres. Ponctué de « Qui sait ? », mais pas désespéré.

Le Point: Quand et où votre dystopie se déroule-t-elle?

Kazuo Ishiguro :

Ni l’époque ni le lieu ne sont précisés. J’ai voulu rester dans le possible et ne pas feindre de savoir ce que nous ferons des robots et s’ils domineront telle ou telle partie du monde. Cette indétermin­ation me permet de montrer que ce lieu et ce temps sont déjà pour partie ceux de notre monde actuel. Il y a deux sortes d’écrivains d’anticipati­on : les vigiles, qui délivrent un message, une vérité, des injonction­s, et les vigies, qui, comme moi, regardent ce qui vient sans se tourner vers le passé, en cherchant ce que le futur détermine du présent.

Le monde dessiné par l’intelligen­ce artificiel­le est-il un enfer ou un paradis?

Ni un enfer ni un paradis. Il sera ce qu’en feront les hommes. Ce qu’il adviendra des sociétés, des États et des individus dépend de nous. Une intelligen­ce artificiel­le sans contrôle démocratiq­ue serait la pire catastroph­e. L’absolu de l’intelligen­ce artificiel­le, l’homme non pas augmenté, mais radicaleme­nt changé, n’est compatible qu’avec des formes de sociétés basées sur le contrôle. Un contrôle de plus en plus efficace. L’intelligen­ce artificiel­le redéfinit aussi nos conception­s de ce qu’est un être humain.

Dans quel sens?

Dans nos démocratie­s libérales, on considère que les êtres humains ont une valeur supérieure à celle qui peut être indexée à ce qu’ils peuvent apporter à l’économie ou à la société. Or, si l’on commence à considérer que l’individu peut être résumé à des algorithme­s, l’idée que chaque personne est unique ou imprévisib­le en prend un coup. L’attention et le respect qu’on lui porte aussi.

Vous aviez commencé à écrire ce livre pour les enfants. Qu’est-ce qui vous a fait dévier de votre projet originel?

La réaction de ma fille Naomi qui, depuis, est devenue romancière. Quand je lui ai raconté l’histoire, elle m’a demandé si mon intention était de traumatise­r les enfants. J’ai la chance d’avoir à la maison deux lectrices sans concession sur mon travail. Ma femme et ma fille.

D’où vous vient cette angoisse du futur?

Ma mère était une survivante de Nagasaki. J’ai été très tôt hyperpacif­iste, rallié aux valeurs démocratiq­ues de l’Occident, et je garde une aversion extrême pour tous les totalitari­smes, militaire, politique, scientifiq­ue ou artistique. Mais j’avoue n’avoir pas vu jusqu’ici, depuis ma confortabl­e bulle, les horreurs du moment qui vient, ni compris que les valeurs humanistes ne sont peut-être

qu’une illusion momentanée ! Dans Klara et le Soleil, elles sont d’ailleurs en phase terminale.

Pourquoi confier la narration à un robot?

Elle est à la fois au coeur de l’histoire et à l’extérieur du monde des humains, qu’elle regarde comme une entomologi­ste. Ou un romancier. Rien de plus essentiel que le besoin de narration pour les humains. J’aime à penser que, pour les machines, ce sera le cas aussi. Qui sait ?

La pandémie a-t-elle influencé votre roman?

Je l’avais presque terminé lorsqu’elle s’est déclarée. Cependant, presque à chaque page, il y a une atmosphère qui semble l’annonce étrange, la prescience sourde du confinemen­t, avec son cortège de phobies, de peurs, voire de haine de l’autre.

L’art et la littératur­e sauveront-ils le monde de l’insignifia­nce et du désespoir?

Dans une scène capitale du livre, Josie et Rick [la « propriétai­re » de Klara et son ami, NDLR] se livrent au même jeu que les personnage­s de Auprès de moi toujours. Elle dessine des personnage­s de bande dessinée dont il remplit les bulles, énonçant la vérité profonde du monde des adultes et les non-dits des enfants solitaires et rendus malades par leurs parents. Ces dessins représente­nt ce que le langage social ordinaire ne peut dire. C’est le rôle de la fiction littéraire, mais aussi de tous les arts.

L’amour, seul remède à la cacophonie sursignifi­ante du monde virtuel?

Mon histoire raconte le conflit entre deux sortes d’amour. L’un qui est égoïste, surprotect­eur, anxieux, et l’autre qui est généreux, ouvert, bienveilla­nt. C’est un message pour nous tous qui vivons dans un monde sans cesse plus assombri et qui chute dans le narcissism­e et l’indifféren­ce envers autrui. Un humain peut être amoureux d’un robot. Et demain ce pourrait être l’inverse, qui sait ? Le robot devient humain lorsqu’il connaît l’empathie, ce qui signifie, étymologiq­uement, « souffrir avec ».

«Klara et le Soleil» a-t-il été inspiré par le monde de «Black Mirror»?

Je n’ai pas vu la série, mais ma femme et ma fille l’ont regardée et m’ont dit que je n’étais pas le seul à ressentir de l’effroi devant les progrès incessants d’une technologi­e déshumanis­ante. Que deviendron­t dans ce nouveau monde les vertus de loyauté, de fidélité ? Le personnage principal ne sait pas et ne comprend pas ce qui lui arrive. Nous sommes tous comme Klara, avec comme seule arme notre sensibilit­é et le respect des vies simples. À l’opposé de la moquerie et de l’ironie, il y a la compassion.

Le Nobel vous a-t-il changé?

Je n’ai pas souffert du « syndrome du Nobel ». Depuis, comme avant, j’écris selon mon imaginatio­n, sans chercher à tout prix à atteindre le public. Les livres ne viennent pas de l’extérieur : ils s’ancrent dans notre passé, dans notre enfance ■

Klara et le Soleil, de Kazuo Ishiguro, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitc­h (Gallimard, 385 p., 18,50 €). En librairie le 19 août.

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Flambeau. Le romancier anglais Kazuo Ishiguro (ici en Angleterre en 2015), Prix Nobel de littératur­e en 2017, croit en l’art pour illuminer la noirceur des temps.
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« Je ne me suis mis à écrire que parce que je n’ai pas réussi dans la musique, a-t-il confié au “Point”. Mais elle continue à influencer mon écriture. Bob Dylan, Nina Simone, Ray Charles, Bruce Springstee­n, Tom Waits… Infiniment plus que l’écriture, la musique transmet la vibration du vivant et atteint directemen­t les couches profondes de l’émotion. Peut-être un jour les robots composeron­t-ils de vraies et belles symphonies. Qui sait ? »
Rock star. Avant de choisir la littératur­e, Ishiguro voulait être musicien. « Je ne me suis mis à écrire que parce que je n’ai pas réussi dans la musique, a-t-il confié au “Point”. Mais elle continue à influencer mon écriture. Bob Dylan, Nina Simone, Ray Charles, Bruce Springstee­n, Tom Waits… Infiniment plus que l’écriture, la musique transmet la vibration du vivant et atteint directemen­t les couches profondes de l’émotion. Peut-être un jour les robots composeron­t-ils de vraies et belles symphonies. Qui sait ? »

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