Art – Jean-Michel Alberola, l’homme qui habite Kafka
L’artiste, très secret, a passé des mois à explorer les fascinantes archives de l’Imec, près de Caen, avec l’écrivain pour guide.
«Depuis l’enfance, je suis dans les livres, les papiers, les notes autour d’une pensée, puisque c’est paradoxalement par là que me vient une étrange confiance dans l’avenir de l’humanité. L’imprimé me rassure. Sans livre, je ne puis avoir de vision. Ne sachant véritablement jamais quoi peindre, je me suis toujours servi de ce que je lisais pour avoir le début d’une idée de tableau. » Après cet aveu, rien d’étonnant à ce que le très secret Jean-Michel Alberola ait reçu carte blanche pour une exposition dans ce temple des lettres qu’est l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec), qui abrite une collection exceptionnelle de plus de six cents fonds d’archives d’éditeurs et d’écrivains. Né en 1953 à Saïda, en Algérie, et arrivé en France à 10 ans, l’artiste, qui vit à Paris, y était à l’honneur ces temps-ci, oeuvres anciennes dans « Ex Africa » au Quai Branly, et récentes dans la sublime exposition de la galerie Templon (qui le représente depuis ses débuts, en 1982). À l’abbaye d’Ardenne, où on le rencontre, l’enquêteur a passé des mois à explorer les archives pour composer un parcours à la recherche des traces de Franz Kafka. Le résultat ? Une exposition intitulée « Le Fleuve ». « Le fleuve que je suis », disait Kafka de lui-même…
«Ce n’est pas une exposition sur Kafka. Mais c’est Kafka qui vient révéler l’Imec, son contenu et son fonc
tionnement », explique le peintre, devant une vitrine, la mèche retombant sur l’oeil, le phrasé se précipitant, « Vous comprenez ? » Pas tout, sûrement, car le cerveau de Jean-Michel Alberola est un bouillonnement permanent, un réseau hyperconnecté. Internet n’a rien à lui envier – et il n’a pas d’ordinateur ! Mais voilà. Le sensible l’emporte, Kafka est là. Et face aux documents mis au jour dans cet espace, la vie intellectuelle prend corps, l’émotion que suscite l’archive vous étreint. Conceptuel, certes, Alberola, mais créateur de beauté avant tout.
« J’ai sorti toute la machine Imec, revues, dossiers éditoriaux et objets aussi, comme ce chariot qui porte les livres dans les couloirs. » Boîtes d’archives, fiches cartonnées, affiches, tout est rendu visible. Et avant d’en détailler les sommaires, l’oeil jouit du graphisme des couvertures de revues des années 1920 aux années 1960 et témoignant des premières traductions et des articles sur l’oeuvre de Kafka. Comment Alberola en est-il venu à prendre Kafka pour guide de ce bâtiment d’histoire littéraire, alors que les archives de l’auteur de La Métamorphose ne s’y trouvent pas ? « Tout le monde connaît Kafka, et l’adjectif “kafkaïen” est universellement utilisé. Kafka, vous pouvez en faire ce que vous voulez, il y a tout : politique, judaïsme, psychanalyse. En travaillant avec l’équipe de l’Imec, je l’ai trouvé cité 680 fois dans les fonds d’archives. »
Enchanteur. Le compagnonnage avec l’artiste ne date pas bien sûr de cette traversée du « fleuve » avec Kafka. « C’est comme la musique, c’est un chantier général, qui dure depuis trente-cinq ans, quarante ans. » Et qui soudain prend forme. Alberola fait oeuvre à partir de citations, ainsi son néon affichant « Sans grand changement » : « J’ai une vision, comme des intuitions. C’est tiré du journal de Kafka. Je trouve ça tellement beau ! » Les lettres deviennent idéogrammes chez ce coloriste enchanteur, qui n’hésite pas non plus à leur donner pour surface un (grand) pan de mur… bleu. « Si je ne lis pas, je suis mort », affirme ce fou de cinéma (aussi) chez qui tout devient image. Brecht, Stevenson, Lacassin, Althusser, Marx. Et les Marx Brothers aussi ! Quel que soit le support sur lequel il travaille, cet esprit curieux, érudit, engagé (ah ! la question de l’État et de la « servitude volontaire », qui l’obsède) et bourré d’humour a tout d’un essayiste, plastique. « Le fleuve » de Kafka est le miroir de son laboratoire personnel, où s’établissent des équivalences secrètes. Elles s’éclairent davantage en lisant le catalogue de ce voyage étonnant, sur pièces à conviction, montrant un Kafka attiré par l’aventure, lecteur de Lao-Tseu, ou encore fasciné par les Indiens des plaines ! Alberola le passeur allume des mèches de curiosité et donne à penser, en l’occurrence ce « monde prodigieux » que Kafka disait avoir dans la tête. Ce faisant, il révèle le sien
■ « Le Fleuve », à voir à l’Imec, abbaye d’Ardenne, jusqu’au 26 septembre. À lire : Le fleuve, l’abbaye, les couloirs, les boîtes, de Jean-Michel Alberola, collection
« Le lieu de l’archive », Imec, 32 €.
« Sans livre, je ne puis avoir de vision.
Si je ne lis pas, je suis mort. » Jean-Michel Alberola