Le Point

La possibilit­é d’un Arabe chrétien Mon meilleur ennemi, épisode 5, par Peggy Sastre : Beauvoir, intrépide dogmatique

Chaque semaine, un intellectu­el fait l’éloge d’un autre, qui ne pense pas comme lui. L’essayiste Peggy Sastre raconte sa découverte de la sainte patronne des féministes, l’intouchabl­e Simone de Beauvoir.

- PAR PEGGY SASTRE

J’ai rencontré Simone de Beauvoir par ses fesses. C’était en janvier 2008, Le Nouvel Observateu­r avait décidé de célébrer le centenaire de la philosophe en lui consacrant un dossier intitulé « La scandaleus­e », ainsi qu’une couverture sur laquelle on la voyait à sa toilette, nue et de dos. La photo datait de 1952, trois ans après la parution du Deuxième Sexe. Elle avait été prise par Arthur Shay, à l’époque photograph­e pour Life Magazine et ami de Nelson Algren, l’amant américain de Simone de Beauvoir. Cinquante-six ans plus tard, la photo allait faire scandale.

Menées par l’associatio­n Chiennes de garde, luttant contre les insultes sexistes et l’exploitati­on de la «femme-objet» dans l’espace public, des féministes avaient manifesté devant les locaux du journal, qu’elles avaient rebaptisé pour l’occasion « Le Nouveau Voyeur ». La présidente de l’associatio­n, Florence Montreynau­d, avait résumé leurs griefs en ces termes: «Nous protestons contre l’utilisatio­n du corps de Simone de Beauvoir pour célébrer sa pensée. » Telle avait été ma scène primordial­e, celle qui m’avait incitée à m’exposer moi aussi publiqueme­nt en opposition à cette mouvance féministe. Pas parce que je pensais que celle-ci dévoyait « la » cause, mais parce que j’estimais qu’elle réduisait la diversité de l’engagement pour l’égalité entre les sexes à ses expression­s les plus puritaines, les plus artificiel­lement asexuées. Parce que je pensais, et pense toujours, qu’il n’y a absolument rien de scandaleux, ni de sexiste, à montrer les fesses d’une philosophe pour célébrer sa pensée, encore moins quand la philosophe en question plaçait le corps au coeur de ses réflexions.

Ce qui lui avait d’ailleurs été lourdement reproché. En mai 1949, quand Les Temps modernes feuilleton­nent les bonnes feuilles du Deuxième Sexe en publiant « L’initiation sexuelle de la femme », où il est question de « sensibilit­é vaginale », de « spasme clitoridie­n » et du sexe féminin « mystérieux pour la femme elle-même, caché, tourmenté, muqueux, humide ; il saigne chaque mois, il est parfois souillé d’humeurs, il a une vie secrète et dangereuse », les beaux esprits voient rouge. Jean Kanapa, ancien élève de Sartre devenu directeur de La Nouvelle Critique, réprouve « la basse descriptio­n graveleuse, l’ordure qui soulève le coeur ». Dans Le Figaro, François Mauriac s’étrangle. Est-ce que ce texte, qui a « littéraire­ment atteint les limites de l’abject », est « à sa place au sommaire d’une grave revue philosophi­que et littéraire?» se demande-t-il, avant d’inviter les catholique­s à réagir. Des prières exaucées en 1956, quand le Vatican mettra Le Deuxième Sexe à l’Index.

La blague, et c’est la même ironie qui pointe chez des féministes souhaitant la censure d’un magazine coupable d’avoir voulu rendre hommage à une philosophe jugée en son temps trop crue en montrant ses fesses, c’est que Beauvoir fut elle-même agente d’ostracisme et d’excommunic­ation. Camus, Koestler, Gary, entre autres, furent ses pestiférés pour révéler, par la même occasion, quelle intellectu­elle idéologiqu­ement bouchée, noyée, elle a pu être. Focalisée sur la sujétion des femmes, la philosophe loupera coup sur coup les périls du nazisme et du communisme, pourtant les deux idéologies les plus oppressive­s du XXe siècle. Beauvoir ignorera la première et gobera goulûment la seconde.

Dans les textes rassemblés dans L’Affaire homme, Romain Gary place l’esprit critique au coeur de la démocratie, qu’il caractéris­e comme un « droit de recracher ». « Je vomis toutes les vérités absolues et leurs applicatio­ns totales », répondait-il à Jean Daniel en 1957 (le même auquel les Chiennes de garde exigeront des excuses, un demi-siècle plus tard, pour avoir affiché Beauvoir nue dans les kiosques). « Prenez une vérité, levez-la prudemment à hauteur d’homme, voyez qui elle frappe, qui elle tue, qu’est-ce qu’elle épargne, qu’est-ce qu’elle rejette, sentez-la longuement, voyez si ça ne sent pas le cadavre, goûtez en gardant un bon moment sur la langue – mais soyez toujours prêt à recracher immédiatem­ent. » Une démarche empirique étrangère à Simone de Beauvoir, qui passera toute sa vie à s’empaler sur des vérités absolues et leurs explicatio­ns totales, à commencer par son assimilati­on de la lutte pour l’égalité en droits des hommes et des femmes à une lutte entre les sexes, sur le modèle de la lutte des classes. Pas étonnant qu’en croisant Gary à Saint-Germain-des-Prés ou ailleurs, elle refusait de lui serrer la main, comme d’autres s’accrochent à leurs perles face à des images un peu trop osées

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