Les Grands Dossiers de Diplomatie
Les « nouveaux médias » et l’information : contre-pouvoir ou nouveaux pouvoirs ?
Le développement et la généralisation massive des usages de l’Internet a conduit à des transformations profondes dans les modèles établis, notamment les modèles de production et de diffusion de l’information d’actualité. Le paysage médiatique s’est trouvé grandement bousculé par la généralisation du web et l’apparition de nouveaux acteurs de l’information.
Tous les médias que l’on pourrait qualifier d’anciens ont été nouveaux à un moment de leur histoire. Dans leur phase d’émergence et de développement, ils sont venus perturber les classifications et modes opératoires installés avant d’en faire partie intégrante. Cette question de la nouveauté dans le paysage médiatique concerne conjointement les mutations des médias historiques et l’émergence de nouveaux médias et pratiques médiatiques.
Après le développement de l’information en ligne, ce sont désormais les médias dits sociaux qui bousculent l’écosystème médiatique mondial. Ils constituent dorénavant une source d’information importante pour de nombreuses personnes, dépassant sur certaines catégories d’âges les médias classiques. Au-delà des discours enjoués décrivant l’information sur les réseaux sociaux comme instantanée, se déplaçant sans entrave, accessible à tous, il s’agit de questionner le rôle de ces nouveaux acteurs dans le paysage médiatique, mais aussi dans les pratiques d’information des individus.
Identifier les acteurs et les stratégies
Parler de nouveaux médias, c’est déjà brouiller les pistes, car on ne sait pas vraiment à qui ou à quoi l’on a affaire. Dans le
contexte de l’économie numérique qui place les contenus comme un enjeu central des industries culturelles, mais aussi de celles de la communication et plus largement des acteurs du web, il devient délicat de discerner les médias au sens classique du terme, de tous les autres pourvoyeurs d’informations sur Internet. Le recours à des catégories, certes provisoires et un peu rapides permet de cerner les acteurs concernés.
Les médias d’informations
La première catégorie d’acteurs la plus simple à identifier est celle constituée des médias historiques qui investissent le digital pour y déployer des stratégies de diversification, mais surtout de survie face à la concurrence du web et à l’évolution des pratiques de consommation des médias. Les titres de presse, les chaines de télévision et de radio assurent la production de contenus sur le web, expérimentant depuis plus de 15 ans différentes formules plus ou moins en lien avec leur média parent.
Il est possible ensuite de distinguer les médias natifs du web, qui s’inscrivent plutôt dans le cadre d’une alternative aux médias classiques, revendiquant souvent une ligne éditoriale forte, affirmant le rôle social et politique de la presse d’information. Il en est ainsi du journal Les Jours, dont le modèle économique définit en partie la ligne éditoriale. Il s’agit d’un journal indépendant sous statut d’entreprise solidaire de presse d’information, sans publicité. D’autres modèles, comme Médiapart ou Rue 89, se sont positionnés de manière originale là encore par leur ligne éditoriale, mais tous s’inscrivent dans une tradition du journalisme, du reportage et de l’information. D’autres acteurs, au niveau international, tentent à travers de nouveaux formats journalistiques, de conquérir des publics plus difficiles tels que les jeunes. C’est le cas par exemple du média Vice, travaillant sur le format vidéo du reportage. Qu’ils soient donc qualifiés de médias en ligne émanant de titres « classiques » ou de « pure players », ils composent tous un paysage médiatique concurrentiel et varié qui tente sans cesse de résoudre une équation impossible : lutter pour s’adapter à l’évolution des pratiques médiatiques par l’innovation, tout en cherchant un modèle économique viable, basé sur la publicité ou le paiement de l’information. Dans les deux cas, il faut maximiser l’audience.
Les nouveaux acteurs
Dans ce contexte économique difficile pour les médias d’informations, ceux que l’on nomme communément « nouveaux médias » sont venus complexifier le jeu. Ils sont constitués non pas de nouveaux titres ou formats de presse originaux, mais de nouveaux acteurs, issus de secteurs autres que celui de la presse et des médias. Ceux que l’on peut qualifier d’« infomédiaires » restent difficiles à définir tant ils sont divers dans leurs formats et leurs modèles économiques : ce sont principalement des plateformes et des réseaux sociaux numériques en position dominante sur un marché, tels Google, Facebook, Snapchat, correspondant d’ailleurs en partie à ceux qui dominent le marché de l’accès à Internet :
les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) appelés aussi « les géants du web », illustrant ainsi leur position sur la toile. L’infomédiation caractérise une activité d’agrégation, de courtage d’informations ; l’infomédiaire ne produit pas l’information, mais il met en relation des ressources pertinentes avec des besoins ciblés en assurant ainsi la sélection parmi une offre pléthorique. Cette activité, traditionnelle dans le domaine de la documentation, s’est vue développée auprès du grand public depuis plus d’une dizaine d’années. Les GAFA (1) occupent aujourd’hui une position oligopolistique dans cette activité, un faible nombre d’entreprises concentrant les plus grandes audiences sur le web.
Si les deux catégories d’acteurs qui viennent d’être esquissées, médias d’informations et nouveaux acteurs, apparaissent logiquement en situation de concurrence, elles sont depuis quelques années dans un type de relation que nous pourrions qualifier de « coopétition » (2) (coopération et compétition), liée à leur situation de dépendance et de concurrence les uns vis-à-vis des autres. Les infomédiaires, qu’ils soient moteur de recherche, plateformes ou réseaux sociaux, sont préoccupés par le maintien d’un niveau de qualité des contenus, c’est ce qui assure la pérennité de leur activité, mais aussi l’engagement et la fidélité des internautes dans leurs applications. À ce titre, les éditeurs de presse représentent des fournisseurs de nouvelles précieux assurant un flux régulier d’actualités. Cette situation est problématique depuis les débuts de l’information en ligne en raison de l’absence de
Les médias en ligne, qu’ils émanent de titres « classiques » ou de « pure players », composent tous un paysage médiatique concurrentiel et varié, qui tente sans cesse de résoudre une équation impossible : lutter pour s’adapter à l’évolution des pratiques médiatiques par l’innovation, tout en cherchant un modèle économique viable, basé sur la publicité ou le paiement de l’information.
contribution financière directe des infomédiaires auprès des éditeurs de presse, considérant que la visibilité et le report de trafic par un lien hypertexte constituait en soi une contrepartie. Le modèle économique des infomédiaires est en effet basé majoritairement sur le principe de la gratuité de l’information, générant des revenus par des sources indirectes (publicité, commissions sur des ventes de produits ou de services, accès aux données). On voit donc de quelle manière les éditeurs de presse assument le rôle de fournisseurs de nouvelles et les infomédiaires celui de pourvoyeurs de trafic et de visibilité. Si cette situation peut sembler à première vue une sorte de collaboration, il n’en est rien, car le pouvoir est clairement détenu par ceux qui contrôlent l’accès au marché, c’est-à-dire les infomédiaires. Cette position privilégiée leur octroie bien sûr l’accès à l’audience mais également et surtout au marché publicitaire, central dans la recherche permanente de revenus en ligne.
Malgré une situation assez conflictuelle en raison notamment de leurs visions culturellement et économiquement divergentes du droit d’auteur, médias et infomédiaires ont noué des relations singulières ces dernières années. Au-delà de la présence de chaque média sur les réseaux sociaux par l’animation de comptes et de pages, quelques initiatives formalisent cette interdépendance entre médias d’informations et infomédiaires. Pendant des années, les infomédiaires se sont contentés de publier des contenus appartenant aux éditeurs de presse, sans leur autorisation la plupart du temps. Il semble qu’ils aient choisi récemment de les associer plus directement à la production de l’information dans le cadre d’applications dédiées. Ainsi l’émergence d’Instant Article pour Facebook, de Apple News ou de Twitter Videos traduit de nouvelles formes de contractualisation. Les débats autour des fake news en 2016 qui pointaient le rôle de Facebook dans la propagation de fausses informations sont venus renforcer l’intérêt stratégique de ces nouveaux services s’appuyant sur la participation des médias-marques. Ces médias-marques, considérés comme des références dans le domaine des médias, garantissent la qualité et la légitimité de l’information auprès des publics. La confiance attachée au média-marque présent dans l’application bénéficie ainsi par association à l’infomédiaire.
Ainsi en 2016 Snapchat lance la version française de Discover, sa section réservée aux médias d’information. Plusieurs titres de presse ont été sélectionnés pour publier des contenus sur la plateforme tels que Le Monde, Paris Match, L’Équipe, Konbini, Cosmopolitan, Vice, Melty et Tastemade. Certains de ces titres étaient déjà présents sur la version US de l’application lancée en 2015. L’objectif affiché est de proposer de l’information à un public français jeune, non usager des médias classiques. Snapchat a alors imposé ses conditions aux médias sélectionnées, tant sur le format des informations (adaptées voire exclusivement produites pour la plateforme) que sur le rythme de publication. Les modalités de l’entente qui lie ces médias à la plateforme dans le cadre de Discover ne sont pas connues publiquement, mais la monétisation des contenus médiatiques s’appuie sur les publicités.
Ces applications, considérées depuis comme des succès du point de vue de l’audience, traduisent une des stratégies des réseaux sociaux : devenir des portes d’entrées vers l’information par la concentration de l’audience. Ainsi la diversité et la pluralité de l’information n’est plus pratiquée par la consultation d’une variété de sources par chaque internaute, mais elle lui est promise au sein d’un même espace, celui de la plateforme, qui en maitrise alors les conditions de publication.
Les réseaux sociaux et les médias : des enjeux divergents ?
Cette prise de pouvoir progressive des plateformes dans l’accès à l’information s’appuie sur la généralisation de l’usage des smartphones, mais aussi sur le fait que les réseaux sociaux sont dorénavant des sources d’information légitimes pour une grande part des internautes (62 % des adultes aux USA en 2016) (3). Sans vouloir opposer de manière rhétorique les anciens et les nouveaux médias, il convient néanmoins de repérer qu’ils inscrivent leur histoire et leurs pratiques dans des enjeux socioéconomiques et politiques distincts.
L’histoire des médias et de l’information est liée à celle de la constitution de l’espace public au temps des Lumières, dans lequel un public s’approprie la chose politique par l’usage de la raison. Même si cette conception historique a depuis été largement discutée, voire même déclarée désuète sous le poids de la société de consommation, de fait elle continue d’assigner un rôle politique à chaque média dans l’imaginaire collectif des sociétés démocratiques.
Il est alors possible de s’interroger sur cette conception historique de l’espace public à un moment de l’histoire où de plus en plus de personnes s’informent à partir des réseaux sociaux et autres infomédiaires. La caractéristique principale des infomédiaires est de donner accès à de nombreux contenus, mais à partir d’un filtre qui se veut le plus personnalisé possible, les algorithmes y travaillant sans cesse. Les algorithmes des nouveaux médias viennent donc remplacer les lignes éditoriales des anciens. La personnalisation des contenus dans ce cadre vise clairement à s’assurer de la présence de l’internaute tant en durée qu’en fréquence : si on lui présente des contenus au plus proche de ses centres d’intérêt, il va certes rester plus longtemps, mais il va également manifester sa présence par des actions : commenter, aimer, noter, partager. Cette dimension de l’activité des internautes est essentielle aux infomédiaires
car en retour, elle nourrit les algorithmes de données en vue de l’amélioration permanente de leurs performances.
Cette « individualisation massive » des usagers des plateformes ne correspond pas du tout à la définition historique d’un public médiatique et limite grandement la portée sociale ou politique d’une information. Un militant de l’Internet, Eli Pariser, a proposé en 2011, avec un certain succès, une notion pour qualifier ce phénomène : the filter bubble (4) (bulle de filtrage) pour décrire les effets de la personnalisation très présente sur le web. Les critères de personnalisation associés à d’autres critères généraux, qui s’appliquent à de nombreux outils de tri et de sélection de l’information sur le web et qui vont de pair bien sûr avec la collecte d’informations sur les internautes, conduirait à deux phénomènes conjoints. D’une part la personnalisation du web permettrait aux géants du web d’occuper des places dominantes dans l’économie, en raison de la position qu’ils occupent dans la collecte, l’exploitation et la revente des données personnelles des individus. D’autre part, la bulle de filtrage conduirait à une fermeture de l’horizon informationnel de chaque individu, l’algorithme ne lui faisant remonter que les informations qui concordent avec ses centres d’intérêts, ses opinions. On observerait alors une polarisation des opinions sur le web. Que la notion de bulle de filtrage soit pertinente ou pas, que l’on parle aussi de bulle informationnelle ou de métriques du web, dans tous les cas, il est important de ne pas réduire les algorithmes des infomédiaires à des données techniques. Tout comme une ligne éditoriale, les algorithmes sont le résultat de choix, d’orientations, ils enferment des logiques politiques, comme le montrent les travaux de Dominique Cardon (5). S’il est impossible de démontrer aujourd’hui que les algorithmes, qui sont en constante amélioration, réduisent bel et bien la diversité de l’information, on peut néanmoins s’interroger sur la marge de manoeuvre des éditeurs de presse dans le choix des sujets, des formats journalistiques, auprès de plateformes qui scrutent en permanence toute une série de données permettant d’évaluer la performance de chaque information.
Un pouvoir économique et politique grandissant
Malgré les difficultés économiques des médias classiques, et surtout de la presse écrite, l’information d’actualité semble être un secteur encore prometteur. L’intérêt et les investissements des géants du web témoignent des enjeux économiques et politiques importants attachés aujourd’hui encore à l’information de presse au niveau international.
À la question de savoir si les nouveaux médias peuvent représenter un contre-pouvoir dans la tradition de la presse écrite française, il est difficile de fournir une réponse tant la dimension transnationale est constitutive des stratégies de ces acteurs. En revanche, il est assurément facile de constater qu’ils représentent sans aucun doute un pouvoir, économique mais
Tout comme une ligne éditoriale, les algorithmes sont le résultat de choix, d’orientations, ils enferment des logiques politiques.
aussi politique – comme en atteste l’importance de la communication politique sur les réseaux sociaux lors des dernières campagnes présidentielles américaines et françaises – par la position qu’ils occupent vis-à-vis des médias classiques, des audiences et des marchés.
Les « industries de la communication » que sont ces infomédiaires occupent une position dominante et dépendante par rapport aux « industries de contenus » que sont les médias. Il faut donc porter une attention particulière aux applications, services et autres formes d’apparentes collaborations entre médias et infomédiaires, en étudier les modalités et les conditions pour s’assurer que les médias historiques ne deviennent pas de simples fournisseurs de contenus, abdiquant de fait leur expertise sur des sujets variés, leur lien aux publics et leur capacité d’innovation.
Si le numérique en général et les nouveaux acteurs ont été, depuis les années 2000, certainement porteurs de diversification et de pluralisme de l’information, il ne faut pas penser que cette direction est assurée de manière automatique. Si l’on considère que l’information n’est pas un secteur économique comme les autres, que certaines valeurs comme le pluralisme, la diversité de l’information, ou la liberté d’expression ne vont pas de soi au regard des enjeux économiques, alors la vigilance est de mise.