Les Grands Dossiers de Diplomatie
Destruction créatrice : les médias aussi
« Menteurs », « imposteurs », « racaille »,
« ennemis »… Le pugilat de Donald Trump avec les médias accrédités, la prise à témoin via Twitter de ses 35 millions d’abonnés (1), la profusion de fake news, revival de l’« intox », nourrissent l’idée d’une crise de confiance du public envers les médias.
Une vieille rengaine
L’histoire, pourtant, n’est pas avare de tels scénarios. Voyez de Gaulle, s’adressant à son jeune porte-parole et ministre de l’Information : « Vous savez, vos journalistes de la presse écrite, vous pouvez toujours essayer de leur expliquer les choses, vous n’y arriverez pas. Ce sont des adversaires et ils sont bien décidés à le rester. Alors, servez-vous de l’instrument que vous avez entre les mains, la télévision ; mais servez-vous en à bon escient. N’essayez pas de persuader les responsables, donnez-leur des instructions. La presse est contre moi, la télévision est à moi. » (2)
Certes, le Général ne songeait pas à la téléréalité… mais il s’était fait connaitre par la radio. Et croyait au changement de terrain médiatique pour construire l’image de ses institutions. La télévision sera la scène de l’élection présidentielle de 1965. Et des suivantes. En outre, la presse ne peut échapper à la connivence avec le pouvoir qui nourrit sa chronique. Périodiquement, elle s’officialise et cumule les défauts que lui trouvait déjà Saint-Simon :
« Dangeau dont je me réserve à parler ailleurs écrivait depuis trente ans tous les soirs jusqu’aux plus fades nouvelles de la journée. Il les dictait toutes sèches, plus encore qu’on ne les trouve dans La Gazette de France. Il ne s’en cachait point et le roi l’en plaisantait quelquefois. C’était un honnête homme et un très bon homme, mais qui ne connaissait que le feu roi et Madame de Maintenon dont il faisait ses dieux, et s’incrustait de leurs goûts et de leurs façons de penser quelles qu’elles pussent être. La fadeur et l’adulation de ses Mémoires sont encore plus dégoûtantes que leur sécheresse, quoiqu’il fût bien à souhaiter que, tels qu’ils sont, on en eût de pareils de tous les règnes. » (3) Saint-Simon écrivait en cachette, et en plus de
140 caractères… Ses Mémoires ne furent publiés que cent ans après sa mort. Le tempo d’aujourd’hui est plus vif. N’empêche, il faut revoir ces galas en smoking où les correspondants à la Maison-Blanche s’esclaffent devant un Président débitant des répliques réglées par des auteurs d’Hollywood… La dimension flagorneuse du quatrième pouvoir y est aussi détestable. Un des premiers choix de Trump fut de s’y dérober.
Les médias ont à voir avec les institutions dont ils sont un pilier. Si celles-ci s’usent, changent ou dysfonctionnent, les médias en sont affectés. La question est alors de connecter l’institution des médias au reste du cadre où leur rôle est inscrit.
Médias et ordres sociaux
Douglass North, « prix Nobel » d’économie 1993, décrit les institutions comme l’ensemble des règles formelles et informelles régissant la société. « Les institutions dictent les règles du jeu, les modèles d’interaction qui régissent et canalisent les relations entre individus.
Les institutions incluent des règles formelles, des lois écrites, des conventions sociales, des codes de conduite informels et des croyances communes sur le monde, ainsi que le moyen de faire appliquer les règles. » (4) Ces règles et l’efficacité de leur application permettent l’anticipation par chacun du comportement des autres. Elles structurent les choix individuels et conditionnent l’organisation de relations économiques au sein de la société. Elles visent avant toute chose à contenir la violence. Elles donnent lieu à deux grandes formes d’organisation sociale, deux types d’ordres sociaux, que sont les États naturels et les ordres d’accès ouvert (5). Schématiquement, les États naturels sont caractérisés par le gouvernement d’une élite usant de la force pour échanger contre des allégeances l’accès aux ressources ou à des organisations. L’économie y est constamment manipulée par la politique, le plus souvent – comme le montre très bien le film Le Caire confidentiel –, à travers des relations personnelles.
Les ordres d’accès ouvert correspondent aux démocraties représentatives dans lesquelles
l’économie de marché est découplée de la politique. Leur essence est l’entretien d’une double dynamique affectant l’économie et la représentation politique : la concurrence schumpétérienne, la fameuse destruction créatrice dans l’économie suscite en permanence l’émergence de nouveaux groupes d’intérêt obligeant les coalitions politiques à se reconfigurer. Ces régimes s’appuient sur l’extension généralisée des relations impersonnelles, l’égalité en droit et la révocabilité des gouvernants. Ils sont a priori plus stables que les États naturels car l’extension de la division du travail et la sophistication de l’État créent des richesses permettant une couverture sociale étendue.
États naturels et ordres d’accès ouvert ont vocation à se succéder historiquement, mais sans détermination. Un État naturel peut devenir fragile, un ordre d’accès ouvert peut basculer dans l’arbitraire ou la dictature.
Ceci posé, le fonctionnement des institutions requiert l’existence de « croyances communes sur le monde », à commencer par l’ordre social en vigueur. Les médias – si l’on désigne ainsi l’activité de publication – concourent à la représentation et au fonctionnement des institutions. Ils fabriquent et diffusent ce que Jean-François Billeter appelle, à propos de l’empire chinois, « l’idéologie ». « Par idéologie, écrit-il, je n’entends pas, dans ce cas, un discours ou un système d’idées destinées à convaincre, à rallier, à mobiliser ou à mystifier, mais quelque chose de moins visible et plus fondamental : le système des présupposés qui font la base commune d’à peu près tous les discours tenus dans une société, ou de tous les systèmes que l’on y conçoit. » (6)
Les médias organisent le champ sémantique qui fait signifier l’ordre social, l’ensemble de ses rites, de ses règles formelles et informelles et de leur application, mais aussi, les inflexions conjoncturelles, les évènements militaires, judiciaires, institutionnels, économiques... Les institutions sont ainsi subjectivées, prises en compte, internalisées par l’ensemble du corps social et, notamment, les agents économiques. Et inversement, en contribuant au « système des présupposés », en exprimant leurs intérêts dans les codes que ces présupposés prescrivent, en communiquant à travers lui, les acteurs politiques et économiques mobilisent le corps social, dynamisent les institutions, étendent le champ de l’économie à de nouveaux domaines. Dans ce processus, le secteur des médias devient peu à peu une industrie qui s’insère dans le rapport de l’État à l’économie.
Dans l’État naturel que décrit génialement Saint-Simon, aucun discours ne peut être toléré qui ne justifie l’arbitraire des décisions du Prince et l’immanence de son règne. D’où Dangeau.
Dans les ordres d’accès ouvert, les médias doivent refléter la double dynamique de l’économie et de la politique, et l’ensemble des croyances associées. La publicité et la communication financière sous-tendent le fonctionnement et l’acceptation des marchés économiques. La presse d’information et les autres médias concourent au processus du « marché » politique.
Les médias dans la mondialisation
La mondialisation met les ordres sociaux à rude épreuve. Les États naturels les plus fragiles sont déstabilisés. D’autres, plus matures, trouvent à s’insérer dans l’économie mondiale. Quant aux ordres d’accès ouvert, ils doivent s’adapter à une destruction créatrice plus intense et plus rapide. Conséquence, les groupes d’intérêt évoluent vite, gagnants et perdants se déplacent et doivent trouver des représentations politiques. Si le « marché » politique est efficace, autrement dit, si les organisations politiques sont assez agiles pour fédérer les nouveaux groupes d’intérêt, ou si de nouveaux partis peuvent entrer sur le marché, la double dynamique s’ajuste. Sinon, le système s’enraye. Le populisme, qui dénie aux élites et aux partis en place leur capacité à représenter le « peuple », dénonce les défaillances de l’ordre d’accès ouvert. Les Brexiters anglais, Le Pen et Mélenchon en France, Trump aux États-Unis, prétendent représenter un peuple véritable, face à des élites et un « marché » politique inaptes à fédérer les perdants. Certes, leur isolationnisme peut s’avérer fatal à l’ordre d’accès ouvert, mais comme le montre la crise grecque, tant que les banques ne ferment pas, l’opinion peut les suivre. Ils n’ont pas encore failli.
C’est dans ce contexte que doit s’analyser la conjoncture des médias. Les médias soutiennent l’ordre social et bénéficient à ce titre de garanties institutionnelles.
Ils sont accrédités pour nourrir les croyances dont la société a besoin. Sur le marché publicitaire, ils sont grosso modo normés par les règles de concurrence affectant l’économie. Nous n’en parlerons pas ici. Sur le « marché » politique, la situation est plus complexe, car les échanges d’information et de médiatisation ne sont pas monétaires. Or, le marché politique est constitué de partis ou de corps intermédiaires auxquels les médias apportent un gage de légitimité. Si, en raison des règles d’investiture, de cumul des mandats, de représentativité, le marché politique est verrouillé, celui des médias l’est aussi. Car, pour obtenir un off ou des confidences, un journaliste doit renvoyer l’ascenseur, récompenser sa source, offrir une exposition… Avec le temps, il aura un carnet d’adresses qui le protégera de la concurrence. Dès lors, la tentation est grande pour les médias accrédités, aussi nombreux soient-ils, de suivre la même stratégie en se partageant le marché des sensibilités politiques et en bloquant l’entrée de concurrents. Seuls demeurent quelques titres satiriques ou vengeurs servant à purger les excès trop patents.
Le jeu en cours
Les réseaux sociaux constituent donc une aubaine, non seulement pour les populistes qui les utilisent contre les médias institués, mais aussi pour la régénération du marché politique. Aux populistes, les réseaux sociaux offrent d’afficher, quitte à gonfler les chiffres, leur lien direct avec le peuple « véritable », et de s’en servir pour fustiger l’establishment. La stratégie électorale de Steve Bannon et Donald Trump s’est inscrite dans ce cadre. Celle de Mélenchon sur YOUTUBE aussi. Leurs outrances répétées leur ont valu l’écho des médias historiques.
Pour Macron en France, rare exemple d’offre non populiste l’ayant rapidement emporté, les réseaux sociaux ont permis de construire un nouveau parti et de se démarquer du « vieux » système. Macron a lui aussi bénéficié de relais dans les médias classiques, non seulement dans la presse magazine, mais surtout dans la presse quotidienne qui a repris à l’unisson les scandales instruits par Le Canard Enchaîné.
Aux élections d’où surgit une nouvelle offre, succède l’exercice du pouvoir et la reconstruction du marché de services entre politiques et médias. En Amérique,
Donald Trump doit maintenir une communication directe et impulsive pour entretenir sa base populiste. Les médias classiques, prisonniers de son tempo, dénoncent ses errements et le risque institutionnel. Les lecteurs en redemandent (7). L’épisode de Charlottesville, qui relance le spectre du racisme, va prendre le Président à son propre piège. Les croyances communes dans l’ordre d’accès ouvert – l’égalité en droit – donnent aux médias chassés du temple l’occasion de revenir. Exit alors Bannon, qui rejoint le camp des opposants…
En France, la polémique de l’été 2017 autour du « verrouillage » de la communication présidentielle traduit le même mouvement. Le politique, « maître des horloges », détient un pouvoir de marché sur les news dont il contrôle un flux : il entend en user au mieux de son intérêt. Les médias ripostent en sapant son image (8). Ils crient au retour d’une information sous contrôle du pouvoir. C’est aussi l’occasion d’un renouveau où la concurrence des réseaux sociaux et la démocratisation des codes de la communication rappellent les médias à moins de connivence.
Pour résumer, les médias diffusent les croyances sous-tendant l’ordre social. Ils médiatisent les institutions et les organisations qui les animent. Dans les États naturels (Chine, Turquie, Vénézuéla…), le contrôle des médias est autoritaire. Dans les ordres d’accès ouvert, les médias participent à la double dynamique de l’économie et de la politique. Conséquence, si les institutions s’enkystent, les médias se discréditent. La menace populiste résulte alors des insuffisances du marché politique. Elle vise