Les Grands Dossiers de Diplomatie
Médias et pouvoir en Russie : entre surveillance, contrôle et instrumentalisation
Alors que certains médias russes sont accusés d’être des « mégaphones de propagande », le démantèlement des médias indépendants en Russie soulève actuellement beaucoup d’inquiétudes 1). La situation est-elle aussi alarmante qu’on le prétend ? (
Entre 2002 et 2017, la Russie a glissé du 121e au 148e rang dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (2). Vu d’un pays où chacun apprend à être fier du premier amendement de sa constitution, cette évolution est particulièrement troublante. Les ONG américaines Human Rights Watch ou Freedom House oeuvrent déjà depuis un bon moment pour tenter de sensibiliser et de mobiliser l’opinion publique contre les atteintes à la liberté de parole en Russie (3). Ont-elles raison ? Pour répondre à la question, il convient de prendre un recul historique face aux transformations en cours.
L’évolution de l’écosystème médiatique en Russie
Que l’on remonte à l’époque impériale du XIXe siècle ou plus récemment au temps de l’URSS, la répression des idéologies jugées subversives a toujours été la tendance lourde en Russie, même s’il faut souligner que certaines périodes furent moins répressives que d’autres. L’existence d’une tribune où l’on peut exprimer librement des opinions contraires à la ligne de pensée dictée par l’État (et par l’Église orthodoxe) ne s’est jamais imposée comme valeur cardinale de la société.
Si l’on tient à parler d’un recul de la liberté de parole en Russie, il faut utiliser comme point de comparaison cette courte période allant de la glasnost initiée par M. Gorbatchev jusqu’à la crise constitutionnelle de 1993, au tout début de l’ère Eltsine, qui constitue un épisode unique. Seulement cet âge d’or du droit à la dissidence correspond aussi à une période de grands troubles intérieurs. Elle inspire peu de nostalgie auprès des masses. L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000 marque à coup sûr le début d’une nouvelle ère dans la relation entre l’État et le « quatrième pouvoir ». Les premières craintes exprimées lors de la prise de contrôle des grandes chaines télévisées ORT et NTV par le Kremlin se sont révélées en grande partie fondées ; du moins si l’on se place dans une perspective néolibérale selon laquelle le gouvernement ne devrait pas intervenir dans l’industrie médiatique. En effet, la situation d’aujourd’hui
contraste avec l’ère Eltsine, pendant laquelle le secteur privé a largement dominé l’économie des médias.
On aurait toutefois tort d’en conclure hâtivement que les médias diffusaient dans les années 1990 un point de vue plus objectif et critique envers le gouvernement. Il n’y a qu’à se rappeler à quel point la collusion a parfois été forte entre eux. C’est grâce à un battage médiatique fulgurant en faveur du président sortant (et à une campagne de peur cynique à l’encontre d’un éventuel retour au pouvoir des communistes) que les Russes se sont laissés convaincre en 1996 de voter pour un leader dont le taux de popularité avant la campagne était tombé sous la barre de 5 %. C’est probablement à ce moment que s’est imposée l’idée, reprise récemment par l’essayiste P. Pomerantsev, selon laquelle l’instrumentalisation des médias rendait possible n’importe quoi en Russie (4).
Au tournant des années 2000, la mise au jour de scandales concernant les agissements de politiciens régionaux ou de dirigeants d’entreprise témoigne bien moins d’une liberté de la presse que d’une concurrence pugnace entre des lieux de pouvoir tous aussi corrompus les uns que les autres. Personne n’a oublié les images de fornication diffusées aux heures de grande écoute du procureur général Y. Skouratov : images qui le forceront à démissionner, et du coup à interrompre ses enquêtes sur des membres de l’entourage d’Eltsine. Les chaines, les radios et les journaux d’information diffusent à profit un spectacle dont la morale reflète nécessairement les intérêts des propriétaires. L’objectivité journalistique apparait totalement illusoire (5). Dans un tel contexte, comment craindre qu’une reprise en main par l’État des médias indépendants puisse avoir un effet négatif sur le traitement de l’information ?
Pour la reconstruction de la verticale du pouvoir initiée par le nouveau président, le contrôle des médias représente l’élément clé. L’État souhaite consolider ses forces et le soutien de toute la population, notamment pour gagner cette deuxième guerre de Tchétchénie. Il n’est pas question de laisser les oligarques utiliser ce levier d’influence pour arracher des concessions au gouvernement. À coup de poursuites judiciaires, le Kremlin brise la résistance des tout-puissants B. Berezovski et V. Goussinski, et réussit ainsi à convaincre les autres joueurs de rentrer dans le rang. Un à un, les médias tombent dans le giron d’oligarques loyaux envers le pouvoir, quand ce n’est pas directement sous le contrôle des grandes banques et compagnies d’État, qui en deviennent actionnaires majoritaires. Le rapport de force est durablement renversé. Les médias comprennent qu’ils doivent désormais s’en tenir à des lignes éditoriales qui sont favorable aux intérêts de l’État. Il s’ensuit à maints endroits d’importants changements de personnels.
Il semble particulièrement dangereux de critiquer la guerre menée en Tchétchénie ou pire d’enquêter sur les agissements frauduleux d’agences gouvernementales. Quelques journalistes ayant transgressé cette règle sont morts dans des circonstances qui demandent encore à être élucidées. On pense notamment
Pour l’initiateur de la glasnost,
M. Gorbatchev, la presse libre était un instrument nécessaire pour maintenir une sorte de pression à la performance sur les élites. La survivance de son journal, Novaya Gazeta, laisse croire que le pouvoir n’est pas complètement insensible à cette logique.
à P. Klebnikov ( Forbes), I. Safronov ( Kommersant) ou A. Politkovskaya ( Novaya Gazeta), dont les décès alimentent dès les années 2000 les pires spéculations quant au retour d’une répression violente de la dissidence par les services secrets (6). L’assassinat mystérieux de l’opposant B. Nemtsov en février 2015 alors qu’il s’apprêtait à publier un rapport détaillant les pertes militaires de la Russie en Ukraine a réactualisé de telles craintes, même si rien ne prouve qu’il ait été commandité en haut lieu.
Une liberté de parole sous haute surveillance
Il ne faut pas confondre la reprise en main du secteur stratégique des médias par l’État avec les atteintes portées à la liberté de parole, car il s’agit là de phénomènes distincts qu’il faut saisir dans leur complexité. L’objectif de la prise de contrôle des médias n’est pas d’étouffer toutes formes de dissidences et de voix critiques. En témoigne la subsistance de la radio Ekho Moskvy et du journal Novaya Gazeta, dans lesquelles s’expriment ouvertement des opinions parfois lapidaires sur les orientations et les décisions prises au Kremlin. Il est d’ailleurs intéressant de noter, dans le cas d’Ekho Moskvy, que la station n’appartient pas à des intérêts privés, mais plutôt à une entreprise d’État (Gazprom Media).
Pour lutter contre la polarisation idéologique très forte héritée des années 1990 et ainsi tenter de rétablir une meilleure cohésion sociale, le pouvoir circonscrit les débats d’idées dans un cadre plus étroit. Mais il préserve tout de même un espace élitiste, discret, où il est encore possible d’entendre les arguments fort bien articulés de personnes qui contestent ses politiques. Pour l’initiateur de la glasnost, M. Gorbatchev, la presse libre était un instrument néces-
saire pour maintenir une sorte de pression à la performance sur les élites. La survivance de son journal Novaya Gazeta (qu’il possède conjointement avec l’oligarque et ancien employé du KGB A. Lebedev) laisse croire que le pouvoir n’est pas complètement insensible à cette logique.
Cette liberté de parole demeure toutefois sous haute surveillance, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de diffuser de l’information susceptible de servir les intérêts de puissances étrangères. Le contexte mondial particulièrement tendu depuis l’annexion de la Crimée accentue cette tendance, déjà amorcée, en faveur d’un rôle accru des capitaux russes dans l’industrie médiatique. Un seuil maximal de 50 % pour le capital étranger avait été adopté en 2012. Or il est fortement abaissé dans une nouvelle loi votée en octobre 2014, loi qui limite à 20 % le quota maximal de propriété étrangère à compter de février 2017. En décembre 2015, le Parlement en rajoute en exigeant que les médias, les radiodiffuseurs et les éditeurs déclarent tous leurs fonds provenant de toutes les sources internationales.
Un contrôle accru sur la toile
Le nombre important de manifestants mobilisés pour dénoncer des cas allégués de fraudes électorales lors des élections législatives de décembre 2011 a alarmé les autorités sur l’effet potentiellement déstabilisateur des médias sociaux et des informations diffusées en ligne. C’est à compter de 2012 que le pouvoir commence à intervenir plus directement sur la toile, d’abord sous prétexte de protéger les mineurs des informations « susceptibles de nuire à leur santé et à leur développement ». L’agence gouvernementale Roskomnadzor peut désormais identifier et bloquer l’accès aux sites jugés nuisibles, et ce sans ordre de la Cour. Après le début de la guerre en Ukraine, le mandat de l’agence de surveillance et de contrôle s’étend à « la prévention de la dissémination de l’extrémisme », un terme flou qui donne une importante marge d’interprétation à l’État. En juin 2016, le Parlement va encore plus loin en adoptant des mesures qui touchent les propriétaires de moteurs de recherche sur Internet, les rendant juridiquement responsables du contenu des sites qu’ils référencient, donc passibles de poursuites s’ils proposent des liens menant à des contenus qui contreviennent à la loi. La population n’est pas outrée de cela. Même si la censure est techniquement proscrite par l’article 29 de la Constitution de 1993, la moitié des Russes pensent que l’information sur Internet doit faire l’objet d’un contrôle gouvernemental, et pas seulement pour lutter contre l’extrémisme : 59 % sont pour la censure contre la « propagande homosexuelle » et 46 % le sont contre les groupes qui appellent à des protestations antigouvernementales (7). Votées en juillet 2016, d’autres mesures visent à forcer les fournisseurs de services cellulaires et Internet à stocker les données de communication pendant six mois (et toutes les métadonnées jusqu’à trois ans), afin de faciliter les enquêtes des services de sécurité. Le gouvernement augmente par la même occasion les pénalités pour ceux qui se livreraient à des justifications publiques du terrorisme, ainsi que ceux qui tenteraient de recruter ou d’impliquer d’autres personnes dans l’organisation de manifestations de masses illégales.
Cela dit, ces puissants outils de contrôle sur les médias numériques ne signifient pas, là encore, que la liberté de parole soit éteinte : plus de 1,2 million de personnes se sont abonnées à la chaîne YouTube du politicien d’opposition A. Navalny. Son fameux rapport d’enquête sur les richesses accumulées par le Premier ministre Dmitri Medvedev a été visionné 24 millions de fois (8). Malgré tous les moyens de pression dont dispose l’État, et le nombre croissant d’internautes accusés d’avoir propagé des propos extrémistes (près d’une centaine en 2016 selon Human Rights Watch), la blogosphère demeure à ce jour une pépinière d’idées et d’opinions librement partagées.
La guerre représentationnelle internationale
La vision cynique partagée par la population et les dirigeants à l’égard du rôle des médias ne s’applique pas qu’à la scène intérieure, mais aussi à la société internationale, encore largement dominée par les grandes chaines anglo-saxonnes CNN, Fox News ou BBC. L’idée conséquente est que, pour éventuellement résister à l’hégémonie des États-Unis et de leurs alliés, la Russie doit disposer de ses propres canaux de communication avec le grand public. C’est dans cette optique que Moscou entreprend en 2005 de lancer sa propre chaine de nouvelles internationales, Russia Today, qui devient simplement RT à compter de 2009. On peut y voir une riposte à la couverture occidentale largement partisane des révolutions de couleurs survenues en Géorgie (2003) et en Ukraine (2004). Pour tenter d’offrir une image alternative de la situation internationale, la Russie entre sciemment dans une lutte représentationnelle globale.
À mesure que se dégradent les relations avec Washington, la ligne éditoriale devient de plus en plus offensive envers les
59 % des Russes sont pour la censure contre la « propagande homosexuelle » sur Internet, et 46 % le sont contre les groupes qui appellent à des protestations antigouvernementales.
démocraties libérales, à qui l’on pardonne difficilement d’avoir pris parti en faveur de Tbilissi lors de la guerre en Géorgie de 2008. En décembre 2013, le Kremlin consolide les activités de l’agence Ria Novosti et de la radio Voix de la Russie en créant un nouveau média électronique, Sputnik, qu’il place avec RT sous la gouverne de D. Kisselev, journaliste vedette, partisan d’une ligne dure envers les États-Unis et l’OTAN. Séduisant ceux qui trouvent rafraichissant d’entendre des propos critiques sur les politiques américaines, la chaine RT gagne un auditoire international assez large, notamment sur YouTube, où elle se targue de cumuler en 2017 plus de 4 milliards de vues.
Les crises internationales en Ukraine et en Syrie, où les intérêts russes sont opposés à ceux des États-Unis et de l’Europe, attisent une guerre de l’information dans laquelle les médias s’attaquent désormais directement les uns et les autres, en s’accusant mutuellement de désinformation malhonnête. Si l’on en croit une étude récente du NATO Strategic Communication Center of Excellence, un compte Twitter sur quatre publiant des commentaires en anglais sur la présence de l’OTAN en Pologne serait automatisé. Ceux-ci seraient responsables de 46 % de tout ce qui est écrit sur la question (9). Ainsi la Toile serait devenue une zone de combat envahie par des robots, et on présume à un très haut niveau qu’ils sont d’origine russe. La stratégie volontariste menée par la Russie pour accroitre la visibilité de son point de vue lui vaut bientôt d’être blâmée au plus haut niveau de la diplomatie internationale. En 2014, l’ancien secrétaire d’État américain John Kerry dénonçait RT comme un « mégaphone ( bullhorn) de propagande ». Pendant sa campagne électorale, le président français Emmanuel Macron en rajoute en parlant d’un « organe d’influence et de propagande mensongère » qui diffuse « des contre-vérités infamantes » (10). Des États comme l’Ukraine, la Pologne et l’Estonie ont déjà bloqué l’accès à la chaine d’informations russe.
Les démocraties libérales peuvent difficilement demeurer indifférentes devant le spectre d’une soumission des médias d’information, des journalistes, et maintenant des « trolls », aux quatre volontés des dirigeants russes. Mais on peut tout de même questionner la pertinence de vouloir censurer leurs médias, comme le font déjà l’Ukraine, la Pologne et l’Estonie, du moins si l’on prétend soi-même vouloir lutter contre les entorses à la liberté de parole. Il est même plutôt audacieux d’adopter à l’égard de Moscou un ton dénonciateur, alors que la relation entre les médias et le grand capital soulève icimême des inquiétudes légitimes sur l’indépendance du quatrième pouvoir. Une tendance inquiétante s’observe depuis un moment en Europe, notamment en Hongrie et en Pologne. Elle touche maintenant l’Amérique de Donald Trump, qui s’attaque de manière frontale à CNN et au New York Times, en les accusant de propager de « fausses nouvelles ». L’érosion du contre-pouvoir en Russie est certainement inquiétante, mais il s’agit de la manifestation d’un phénomène systémique qui en déborde largement le cadre.
L’érosion du contre-pouvoir en Russie est certainement inquiétante, mais il s’agit de la manifestation d’un phénomène systémique qui en déborde largement le cadre.