Les Grands Dossiers de Diplomatie
Médias et pouvoir en Chine : une relation trouble au service de la « China story »
Si la Chine est aujourd’hui le premier marché des médias au monde, le pouvoir considère toujours ces derniers avant tout comme un porte-voix du Parti et un outil de soft power pour changer l’image internationale de la Chine et diffuser sa parole dans le monde.
Avec environ 4000 chaines de télévision, 2000 journaux, 10 000 magazines et 2600 radios, la Chine accorde aujourd’hui une place prépondérante aux médias : plus grand marché des médias au monde, le pays compte également la plus grande population d’internautes. En parallèle, ce colosse médiatique se caractérise par un contrôle très ferme de tous les supports de la communication de masse. Cette emprise du Parti communiste chinois (PCC), qui s’exerce principalement sur le contenu, a néanmoins évolué à la suite de la modernisation et de la commercialisation du secteur. La presse, la télévision et, surtout, l’Internet tentent de s’émanciper des diktats du Parti et d’assumer une relative indépendance éditoriale, afin d’attirer les lecteurs et téléspectateurs, bien que leurs marges de manoeuvre restent relativement réduites.
Dans ce rapport complexe et sinueux, où pouvoir et médias essaient de s’adapter et de s’apprivoiser l’un et l’autre, peut-on dire que l’on a abouti à une mutation du paysage médiatique et géopolitique chinois ? Ou s’agit-il encore, pour les médias, de « travailler au sein d’un système capitaliste bureaucratique entre une idéologie dominante (…) et des forces de marché florissantes » (1) ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de comprendre d’abord la place des médias dans le contexte historique chinois.
Bref historique
Dès l’avènement de la République populaire en 1949, la communication de masse est considérée par le régime communiste chinois comme un instrument de diffusion de la propagande. Bien avant la Libération, Mao Zedong donne aux médias le rôle de porte-parole du pouvoir en exigeant qu’ils se conforment aux volontés du Parti et du peuple et qu’ils éduquent les masses (2). C’est dans cette perspective que le PCC crée le « service de radiodiffusion du peuple » en 1940, dont les premières émissions sont diffusées depuis la ville de Yan’an, base historique des communistes. Mao affirme dès 1941 que « tous les citoyens devraient écouter la radio » : on aboutit ainsi dans les années 1960 à l’installation de plus de 70 millions de haut-parleurs dans toute la Chine (3). Pour ce qui est de la presse, entièrement contrôlée et financée par l’État, dès la création du Quotidien du Peuple en 1948, elle est présente à tous les échelons administratifs – province, ville, ministère, etc. La première télévision d’État commence à diffuser en 1958. Après des débuts assez difficiles, elle prend son envol à la fin des années 1970 lorsque l’État chinois constate que la télévision peut créer un lien privilégié entre le Parti et la population.
À partir des années 1980, marquées par les réformes économiques, le gouvernement chinois décide de libéraliser graduellement le secteur. Les autorités provinciales et locales sont chargées de créer leurs propres chaines de télévision et de radio. Dans la presse écrite, la publicité, la diffusion et la gestion commerciale sont autorisées. C’est ainsi que, progressivement, tous les médias, qui bénéficiaient auparavant de subventions étatiques, ont recours à la publicité et sont mis en concurrence, à la fois pour leur viabilité et pour leur financement. Ils emploient pour cela tous les moyens : regroupements stratégiques, partenariats avec des entreprises chinoises ou même occidentales – lorsque cela est permis. Cette ouverture du secteur donne lieu à une véritable explosion des médias et à une multiplication de tous les supports.
Pour autant, ces acteurs doivent se repositionner par rapport à l’État et à la société et deviennent de fait « l’épitomé des contradictions inhérentes au système économique et social chinois » (4) : le contrôle de l’État d’une part, la course aux capitaux et au public de l’autre. Dans ce contexte, nous pouvons nous demander quel rôle assume le Parti au pouvoir et quelle relation entretiennent médias officiels et « privés » (médias provinciaux et locaux).
Les médias aujourd’hui : l’évolution du secteur privé, la domination de l’État
Malgré l’ouverture du secteur, l’État chinois concentre encore aujourd’hui de façon structurelle le secteur : d’une part, il gère directement tous les médias officiels – Le Quotidien du Peuple, l’agence de presse Xinhua, le réseau de télévision CCTV, la chaine de radio CNR et une multitude d’autres publications – ;
Malgré l’ouverture du secteur, l’État chinois concentre encore aujourd’hui de façon structurelle le secteur : d’une part, il gère directement tous les médias officiels (…) ; d’autre part, il conserve un contrôle indirect sur les médias privés, de sorte qu’il est quasi impossible de lancer une publication ou une chaine de télévision indépendante.
d’autre part, il conserve un contrôle indirect sur les médias privés, de sorte qu’il est quasi impossible de lancer une publication ou une chaine de télévision indépendante. Les médias évoluent de ce fait dans un cadre administratif très strict, et nombre d’entre eux gardent un lien formel avec le PCC.
C’est le cas de la radio officielle (CNR), qui dispose de neuf chaines nationales. Chaque province, région autonome, municipalité et ville a sa propre chaine locale, qui reste sous la houlette de l’État et diffuse les informations officielles émanant du centre, ainsi que des nouvelles locales.
Le réseau CCTV couvre quant à lui 95,6 % de la population chinoise, soit environ 1,2 milliard de téléspectateurs (5). À la fin des années 2000, les divers programmes des 22 chaines de CCTV comptent plus 70 millions de téléspectateurs par jour, soit 30 % du temps moyen passé devant la télévision (6). La chaine détient une forme de monopole de l’information : son journal télévisé du soir est rediffusé obligatoirement sur l’ensemble des chaines chinoises.
Néanmoins, la domination de CCTV a été mise à rude épreuve par les télévisions provinciales qui, à partir de 1996, ont créé de puissants groupes audiovisuels comme Beijing TV ou Shanghai Media Group, diffusées par satellite, ou encore par les télévisions payantes, diffusées par câble (7). Certaines chaines comme Hunan TV (du nom d’une province du centre du pays), se distinguent par une vision avant-gardiste, en ciblant leur pro-
grammation sur le divertissement, la fiction et la variété pour attirer le public des jeunes. Ces chaines transgressent parfois au point de voir certaines émissions censurées. Ainsi, l’émission « Chaoji nüsheng » (Super Girl) lancée en 2004, équivalent de la Nouvelle Star chinoise, permettait aux téléspectateurs pour la première fois en Chine de voter pour les candidates par SMS. Sorte d’avènement, par un biais détourné, du processus démocratique, l’émission, après avoir recueilli un succès phénoménal (400 millions de spectateurs, 60 millions de votes par SMS) a très vite été censurée (8). Mais aujourd’hui, ce type d’émission a fini par être intégré au paysage audiovisuel chinois. De fait, n’étant pas opposé au régime, il constitue pour les autorités une nouvelle forme de communication pouvant atteindre les masses et les influencer.
À partir de 2003, l’État ne subventionne plus les journaux et les magazines. Il devient alors indispensable de publier des contenus suffisamment attractifs pour capter le public.
Enfin, la réduction du soutien étatique a aussi conduit à une mutation sans précédent de la presse chinoise. À partir de 2003, l’État ne subventionne plus les journaux et les magazines. Il devient alors indispensable de publier des contenus suffisamment attractifs pour capter le public. Un certain nombre de journaux deviennent plus audacieux et l’on voit éclore une presse de meilleure qualité, avec des reporters qui mènent des enquêtes, révèlent des scandales et traitent de sujets sensibles.
Les nouveaux médias
Dans ce contexte dynamique, l’émergence des nouveaux médias prend toute son importance. Avec ses 751 millions d’internautes, dont la quasi-totalité (96,3 %) utilise des téléphones mobiles pour naviguer (9), la Toile chinoise constitue un vivier bouillonnant duquel jaillissent de nouveaux supports, tels que sites, forums, micro-blogs, réseaux sociaux et applications.
Par sa rapidité et son instantanéité, l’Internet a bouleversé les médias et remis en question leur rôle : les journalistes chinois publient en ligne ce qui ne peut paraitre dans les journaux ; les blogs et les réseaux sociaux permettent l’éclosion d’une forme de journalisme citoyen, en donnant la voix à tout un chacun ; enfin, une communication plus directe entre individus est devenue possible, conduisant à l’émergence de leaders d’opinion et personnalités du web.
Les médias traditionnels sont défiés par les changements d’usages introduits par l’Internet. Le public se tourne de plus en plus vers les nouveaux médias pour s’informer : en 2015, 80 % des internautes suivent l’actualité grâce à des applications comme WeChat (10). En réponse, les groupes de presse et audiovisuels privés, mais aussi les médias officiels, créent des comptes d’information sur WeChat ; ils tentent ainsi de rester présents sur les nouveaux supports tels que les mobiles, et d’atteindre une audience plus jeune.
La censure et son évolution
En réponse à cette effervescence, le Parti, pour qui le contrôle des médias reste une priorité, met en oeuvre une double stratégie. Des réformes sont lancées au niveau administratif et législatif afin de reprendre en main le secteur et de replacer les médias sous l’influence directe du Parti. Le département de la Propagande se réapproprie par exemple le contrôle des groupes audiovisuels, qui passait auparavant par les autorités locales et régionales.
D’autre part, la censure monte d’un cran (11). Alors qu’une relative liberté est laissée dans les domaines du divertissement, du sport et de la finance, dès lors qu’il s’agit de nouvelles pouvant porter atteinte à la stabilité sociale ou à l’État, les médias sont soumis à des pressions venant du haut. Le Parti cherche à juguler les flux de communication potentiellement hostiles, notamment sur les sites et applications de partage, craignant qu’ils mènent à des regroupements ou des mobilisations. Entre 2015 et 2017, on assiste ainsi à la fermeture de plusieurs revues, à la mise au pas des portails d’information – interdits de produire eux-mêmes de l’information – ainsi qu’à des condamnations de journalistes.
Parallèlement, Pékin investit massivement dans les médias étatiques, afin qu’ils puissent garder une place dans la course à l’audience et aux lecteurs. Leur rôle est clair : ce sont les porteparoles du pouvoir. C’est d’autant plus vrai depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping. Sous sa direction, la propagande assume en effet des traits plus inquiétants avec un véritable « revival maoïste » (12). En février 2016, le président chinois déclarait que « tous les médias gérés par le Parti doivent travailler pour être la voix (…) du Parti et pour protéger son autorité et son unité » (13).
Un plan de financement de 45 milliards de yuans (5,6 milliards d’euros) avait ainsi été lancé dès 2009 pour subventionner la modernisation des trois principaux médias officiels : la chaine de télévision CCTV, l’agence de presse Xinhua, et le Quotidien du Peuple (14). Cette opération de « lifting » vise notamment à rehausser l’image de ces vieux mastodontes à l’étranger, et fait
partie d’une importante offensive de la Chine sur le plan international.
La stratégie du développement à l’international
Depuis les années 2000, la politique de la Chine se caractérise en effet par un très fort développement des médias sur le plan international afin d’asseoir sa position et de changer son image dans le monde.
Des titres comme le China Daily, journal anglophone géré par l’État, ou le Quotidien du Peuple diffusent des éditions locales sur tous les continents. Radio Chine internationale (CRI) émet dans plus de 160 pays en 53 langues. La chaine est le troisième service de radiodiffusion internationale au monde en nombre d’heures et de langues de diffusion.
Par l’entremise de CRI et de ses filiales, la Chine contrôle une partie du contenu diffusé sur une trentaine de stations radio dans 14 pays, comme l’Italie, la Finlande, l’Australie et les États-Unis (15). CRI agit avec des associés ayant fondé une société locale, souvent des hommes d’affaires chinois expatriés, en dissimulant ainsi la diffusion d’informations pro-Pékin.
Les chaines de télévision sont distribuées dans plus de 120 pays, visant principalement les Chinois d’outre-mer. CCTV a également lancé une chaine internationale – rebaptisée CGTN en 2017 – qui émet en six langues (chinois, anglais, français, espagnol, russe et arabe). Disposant de bureaux à l’étranger, CGTN vise à atteindre un maximum de téléspectateurs afin de diffuser une « image objective » de la Chine aux quatre coins de la planète (16). La chaine a ainsi recruté 80 journalistes, pour la plupart non chinois, pour son centre de production de Washington aux États-Unis.
Mais le gouvernement chinois ne s’arrête pas là, notamment en Afrique, où par le biais d’investissements dans la presse, les chaines de télévision ou les radios, il souhaite consolider son emprise sur le paysage médiatique du continent. Cette politique offensive s’inscrit dans une vision à long terme de promotion des ambitions chinoises dans cette zone. À titre d’exemple, la société Star Times, présente aujourd’hui dans une trentaine de pays africains, propose à la fois du matériel de diffusion et 200 chaines de télévision – en comptabilisant près de 10 millions d’abonnés aux services payants (17). L’agence de presse Xinhua (18) est quant à elle devenue une des plus grandes agences au monde avec plus d’une centaine de bureaux. Au Kenya, les bulletins d’informations de l’agence sont envoyés à plus de 15 millions de téléphones portables ; ailleurs aussi, Xinhua a noué des partenariats avec de nombreux organismes de presse, comme en Asie avec l’Agence France-Presse (AFP) pour la couverture de l’actualité financière. En 2010, l’agence lance une chaine d’information en continu en anglais ( CNC World), qui se veut la concurrente de CNN, et, en 2009, elle organise le premier Sommet mondial des médias, en collaboration avec des agences étrangères prestigieuses comme Associated Press et BBC. Ce sommet vise à « augmenter la capacité de Xinhua de faire entendre sa voix dans le secteur de l’information internationale » (19), car le pouvoir est conscient que « malgré [ses] efforts (…), de manière générale, les grands médias occidentaux continuent à influencer l’opinion publique mondiale » (20). Certaines chaines de télévision privées, comme le groupe Hunan TV, aspirent également à s’exporter. Présent via satellite dans de nombreux pays anglophones mais aussi en France ou au Mexique, Hunan TV a lancé une première chaine internationale en 2002, puis une deuxième en 2010, dédiée à l’entertainment. L’Internet et les nouveaux médias font également partie de la stratégie de communication chinoise vers l’extérieur. De nombreux sites officiels en langue étrangère ont vu le jour : Xinhua propose ses informations en dix langues, le Quotidien du peuple en huit. Ce dernier a été plus loin encore : pour s’adresser au public étranger, il a ouvert une page sur Facebook et Twitter, pourtant bloqués en Chine. Le journal vante ses 3 millions de « J’aime », qui ne sont pas consultables sur la Chine continentale. C’est bien toute la contradiction de
Toute la contradiction de l’appareil communiste s’expose ici : maintenir une maitrise la plus complète possible sur l’opinion publique chinoise en ligne, tout en développant la propagande à l’international.
l’appareil communiste qui s’expose ici : maintenir une maitrise la plus complète possible sur l’opinion publique chinoise en ligne, tout en développant la propagande à l’international.
Raconter la « China story »
Le pouvoir chinois a réussi à créer un nouveau modèle de communication de masse pour remplacer les discours idéologiques, sans pour autant que le secteur soit libéralisé : pour preuve, les capitaux étrangers sont soumis à de grandes restrictions.
Sous les paillettes, la mainmise de l’État chinois se réalise aujourd’hui jusque dans le domaine de la culture populaire, les messages politiques et commerciaux se mêlant sans contradiction apparente. Mais grâce à la logique de marché des médias, le pouvoir a dû céder et évoluer sur un certain nombre de points : informer davantage la population, s’engager à plus de transparence et communiquer plus ouvertement, particulièrement sur les questions d’environnement et de corruption.
Au sein d’un pays où politique, économie et ordre social sont intrinsèquement liés, la priorité de l’État est de chercher un équilibre entre contrôle de l’information, propagande et mondialisation. L’ensemble de ces initiatives se répercute sur la scène internationale par la stratégie de soft power du pouvoir chinois, qui incite et soutient les groupes de presse et d’audiovisuel, privés comme étatiques, à sortir des frontières pour raconter la « China story » et tenter d’exporter le modèle chinois.
Au sein d’un pays où politique, économie et ordre social sont intrinsèquement liés, la priorité de l’État est de chercher un équilibre entre contrôle de l’information, propagande et mondialisation.