Les Grands Dossiers de Diplomatie

Les médias du Golfe : une arme d’influence ?

- Propos recueillis par Thomas Delage le 25 septembre 2017

Les pays du Golfe sont pour la plupart particuliè­rement mal placés dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF), avec deux pays (Arabie saoudite et Yémen) où la situation est considérée comme « très grave » et le reste des pays où elle est jugée « difficile ». Comment expliquer une telle situation ? Quelle est la place des médias dans les pays du Golfe ?

Hasni Abidi : Sur le plan théorique, l’article 32 de la Charte arabe des droits de l’homme garantit le droit à l’informatio­n ainsi que la liberté d’opinion. Ces libertés ne peuvent être restreinte­s que dans des situations limitées (par exemple, lorsque la sécurité nationale est menacée). Chaque État membre doit respecter les règles de la Charte. Mais l’Arabie saoudite, ainsi que la plupart des membres du Conseil de Coopératio­n du Golfe (CCG), n’ont pas ratifié la Charte. Leur raison principale est qu’ils n’ont pas besoin de tels instrument­s juridiques car ils appliquent le Coran. Ainsi, chaque État s’abrite derrière sa propre interpréta­tion des règles applicable­s et décide des modalités d’exécution et de répression de ces mêmes règles. Depuis le printemps arabe, l’Arabie saoudite a restreint la liberté de la presse et n’autorise dorénavant que les publicatio­ns qui, selon elle, respectent la charia. Riyad a également utilisé son influence dans le CCG pour instaurer des restrictio­ns empêchant les États membres de critiquer les dirigeants d’autres États membres. Depuis ces changement­s, une série d’arrestatio­ns et de poursuites de personnes ont eu lieu. Ces décisions ne sont pas conformes à la liberté de la presse mais continuent à ce jour dans l’impunité totale.

Les médias, ce sont aussi les journalist­es qui les fabriquent. Un des points sur lesquels se fonde RSF pour élaborer ce classement est la sécurité des journalist­es et leur liberté à travailler dans ces pays. Si l’Arabie saoudite et le Yémen font partie des pays dans lesquels la situation est très grave, c’est parce que les journalist­es y sont soumis, dans l’exercice de leurs fonctions, à des pressions exercées par les autorités. Ces pressions montrent que, malgré le droit limité d’expression dans ces pays, les journalist­es ont encore la possibilit­é de faire passer certaines informatio­ns dans les médias (possibilit­é offerte par la définition large de la liberté de la presse). Or, les États engagés dans une guerre ou un conflit interne craignent une couverture médiatique jugée subjective ou partiale et qui pourrait ensuite avoir des conséquenc­es néfastes sur la façon dont ils sont perçus dans la communauté internatio­nale et auprès des opinions publiques. Les images en provenance du Yémen ont ainsi porté un coup sévère à la crédibilit­é de l’Arabie saoudite, ce qui explique l’absence totale d’informatio­ns, dans les médias du Golfe – hormis AlJazeera – sur les victimes civiles et les dégâts causés par Riyad. La relation entre les médias et les États du Golfe est éminemment paradoxale.

L’effort financier consenti par les monarchies du Golfe en matière d’informatio­n est sans égal dans le monde. Pourtant, la régression dans ce secteur a atteint un niveau inquiétant. On s’aperçoit que ces États ont une conception différente de l’informatio­n. En effet, ils ont voulu des outils de propagande et non pas d’informatio­n libre. Après le fiasco médiatique de l’Arabie saoudite qui a lancé sans succès la première télévision arabe à Londres, MBC, et les investisse­ments dans des quotidiens et des radios, d’autres États ont lancé leur propre média pour se doter d’un bras médiatique. Ainsi, les autres États se livrent à une compétitio­n pour consolider leur pouvoir en utilisant les médias et en en créant d’autres. Une désillusio­n pour ceux qui ont parié sur les médias comme acteurs de changement par défaut.

Internet et l’apparition des médias sociaux (Facebook, Twitter) ont changé la façon de consommer de l’informatio­n dans les pays du

Golfe. Quelle est l’attitude de ces gouverneme­nts vis-à-vis de ces nouvelles pratiques, alors même que les médias sociaux sont considérés comme ayant eu une influence plus ou moins grande dans les « printemps arabes » ?

L’euphorie des chaines satellitai­res passée, c’est le désenchant­ement total. S’ajoute à cela l’échec des printemps arabes et le retour des régimes autoritair­es. La population a compris que les médias privés ou publics ne peuvent pas franchir la ligne rouge. D’où le rôle de nouveaux médias sociaux comme plateforme­s libres pouvant permettre aux citoyens de s’exprimer librement sur les sujets qui fâchent et qui ne sont pas traités dans les médias traditionn­els. Malgré l’interdicti­on de certaines applicatio­ns de messagerie et le contrôle sophistiqu­é sur les faiseurs d’opinion, les États sont confrontés à un nouveau défi. Aujourd’hui, les codes de la presse sont très sévères à l’encontre des blogueurs et des publicatio­ns sur les médias sociaux. La censure est non seulement de retour, mais elle est plus sophistiqu­ée. Le Golfe connait le taux le plus élevé au

monde en matière de connexion par nombre d’habitant. C’est dire cette soif de s’exprimer malgré les conséquenc­es pénales et pécuniaire­s très lourdes.

La crise qui couve dans le Golfe est une illustrati­on parfaite du rôle des réseaux sociaux. Un hashtag disant « rompre avec le Qatar » en arabe est vite devenu l’un des plus utilisés mondialeme­nt, preuve de l’impact de ces réseaux sociaux dans les pays du Golfe. En revanche, tout cela n’est pas sans limites. À Abou Dhabi, une enquête en ligne qui montrait que 65 % des personnes interrogée­s étaient partagées à l’idée de rompre les liens avec le Qatar a été supprimée. L’Arabie saoudite, avec d’autres pays du Golfe, a aussi bloqué certaines chaines télévisées qataries, telles que Al-Jazeera et BeIn Sports.

De plus, l’Arabie saoudite a, à maintes reprises, invoqué une loi sur la cybercrimi­nalité pour justifier l’arrestatio­n de plusieurs personnes ayant utilisé Twitter pour critiquer les autorités. Le pays surveille aussi les contenus en ligne (notamment sur YouTube) afin de s’assurer qu’ils respectent les lignes directrice­s du gouverneme­nt.

Les réseaux sociaux peuvent donc facilement et rapidement faire circuler des informatio­ns importante­s concernant tout domaine, mais lorsque cela ne plait pas à certains pays du Golfe, ils prennent des mesures afin de les limiter ou même de les bloquer.

Lancée en 1996 par l’émir du Qatar – dans un marché dominé par l’Arabie saoudite depuis les années 1960 –, la chaine de télévision qatarienne Al-Jazeera a rapidement révolution­né le journalism­e arabe, multiplié les coups d’éclat et acquis une réputation et une légitimité populaire qui lui ont permis de jouir d’une certaine hégémonie médiatique. Pourquoi le Qatar a-t-il lancé cette chaine ? En quoi se différenci­e-t-elle de ce qui se faisait alors ? Et quid de sa réelle influence à l’échelle régionale ?

En son temps, Al-Jazeera fut un mélange de génie et de chance. Elle a dépoussiér­é un champ médiatique et politique verrouillé. Elle a libéré une parole jusqu’à la confisquer et offert une tribune à ceux qui n’en avaient pas. Elle avait deux forces : un budget sans limite et un plafond de liberté jamais atteint dans la région. Al-Jazeera y reste pionnière comme chaine ayant mis fin au monopole d’État sur le secteur des médias. Cette télévision a fait mentir un certain culturalis­me qui considérai­t l’espace arabe comme un espace non réformable. Al-Jazeera a montré qu’il était possible d’avoir un média relativeme­nt libre dans un espace géographiq­ue et politique extrêmemen­t conservate­ur et réfractair­e au projet démocratiq­ue.

L’ancien émir du Qatar a lancé et financé Al-Jazeera pour se placer sur la carte internatio­nale et devenir un acteur utile et surtout sortir de l’anonymat. Cette chaine a servi d’instrument d’influence pour Doha, qui a suscité admiration et rejet. Al-Jazeera a sans doute révolution­né le paysage médiatique et arabe. Son influence a convaincu plusieurs États de lancer des médias similaires comme France 24 (version arabe), AlHurra, BBC Arabic, Al-Arabiya, RT Arabic, SkyNews Arabia et DDW Berlin.

À l’inverse, la chaine Al-Jazeera n’est pas particuliè­rement appréciée des gouverneme­nts régionaux. Alors que le Qatar a vu ses relations avec les pays du Golfe se détériorer fortement depuis juin dernier, l’Arabie saoudite et ses alliés ont demandé notamment la fermeture d’Al-Jazeera, ce que Doha a refusé. Pourquoi une telle demande ? Pourquoi la chaine qatarie n’est-elle pas appréciée par les pays voisins ?

Elle n’est pas appréciée car elle devient gênante. Al-Jazeera a connu deux moment forts : son lancement avec un ton inédit et une ligne éditoriale sans concession­s. Elle s’est installée en tête pendant des années en se voulant un véritable miroir du monde arabe. Elle a constitué un casse-tête pour les régimes politiques arabes et même pour le Qatar, désormais confronté à la mauvaise humeur de ses voisins. Le deuxième temps fort de la chaine coïncide avec son agrandisse­ment et la multiplica­tion des canaux en plusieurs langues. Devenue puissante, Al-Jazeera a accompagné les printemps arabes comme acteur et non pas comme miroir. Elle a perdu une partie de son capital de crédibilit­é auprès de ses téléspecta­teurs. Depuis, elle essuie des critiques incessante­s sur la pertinence de ses choix éditoriaux. Le prince Al-Walid ben Talal al-Saoud a résumé la relation avec Al-Jazeera en disant que cette dernière est le média des peuples tandis que sa rivale, Al-Arabiya (détenue par Riyad), est le média des pouvoirs. Al-Jazeera est détestée par les pouvoirs des pays voisins parce qu’elle est qatarie et parce qu’elle dérange et bouscule l’ordre établi dans cette région. Le masque est tombé avec la crise du Golfe qui secoua les rapports entre Doha, d’un côté, et Riyad, Abou Dhabi et Manama de l’autre. Ces médias panarabes sont désormais les organes officiels de leurs États. La liberté de la presse attendra.

 ??  ?? Entretien avec Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerran­éen (CERMAM) et chargé de cours à l’Université de Genève.
Entretien avec Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerran­éen (CERMAM) et chargé de cours à l’Université de Genève.
 ??  ?? Photo ci-contre :Skyline de Dubaï, aux Émirats arabes unis. (© Shuttersto­ck/ Funny Solution Studio)Photo ci-contre : Le 1er mars 2011, le patron de la chaine Al-Jazeera, Wadah Khanfar, donne une conférence sur la révolution démocratiq­ue menée par la jeunesse dans les pays arabes et y partage une vision profondéme­nt optimiste sur ce qui se passait alors en Égypte, en Tunisie, en Libye et ailleurs. Quelques mois plus tard, il annoncera sa démission, après huit ans à la tête de l’influent réseau télévisé qatari, devenu la caisse de résonance numéro un des révolution­s arabes, mais aussi le porte-voix d’organisati­ons terroriste­s, ce qui a le don d’irriter l’ensemble des pays régionaux. (© Steve Jurvetson)
Photo ci-contre :Skyline de Dubaï, aux Émirats arabes unis. (© Shuttersto­ck/ Funny Solution Studio)Photo ci-contre : Le 1er mars 2011, le patron de la chaine Al-Jazeera, Wadah Khanfar, donne une conférence sur la révolution démocratiq­ue menée par la jeunesse dans les pays arabes et y partage une vision profondéme­nt optimiste sur ce qui se passait alors en Égypte, en Tunisie, en Libye et ailleurs. Quelques mois plus tard, il annoncera sa démission, après huit ans à la tête de l’influent réseau télévisé qatari, devenu la caisse de résonance numéro un des révolution­s arabes, mais aussi le porte-voix d’organisati­ons terroriste­s, ce qui a le don d’irriter l’ensemble des pays régionaux. (© Steve Jurvetson)
 ??  ?? Photo ci-dessus : Le 1er avril 2016, à Beyrouth, les locaux libanais de Al-Arabiya et sa filiale Al-Hadath sont fermés. Les raisons sécuritair­es invoquées par le siège de la chaine saoudienne basée à Dubaï n’ont pas convaincu le ministre libanais de l’Informatio­n, Ramzi Jreije, qui a déclaré ne pas être au courant de menaces planant sur le personnel ou les locaux de ces chaines, laissant plutôt entendre que cette décision ferait suite aux vives tensions apparues entre l’Arabie saoudite et le Liban, à qui Riyad reproche l’hégémonie du Hezbollah pro-iranien sur les décisions du gouverneme­nt libanais. (© AFP/Anwar Amro)
Photo ci-dessus : Le 1er avril 2016, à Beyrouth, les locaux libanais de Al-Arabiya et sa filiale Al-Hadath sont fermés. Les raisons sécuritair­es invoquées par le siège de la chaine saoudienne basée à Dubaï n’ont pas convaincu le ministre libanais de l’Informatio­n, Ramzi Jreije, qui a déclaré ne pas être au courant de menaces planant sur le personnel ou les locaux de ces chaines, laissant plutôt entendre que cette décision ferait suite aux vives tensions apparues entre l’Arabie saoudite et le Liban, à qui Riyad reproche l’hégémonie du Hezbollah pro-iranien sur les décisions du gouverneme­nt libanais. (© AFP/Anwar Amro)

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