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FOCUS La Chine et sa diaspora : quelles relations pour quels enjeux ?
quelles relations pour quels enjeux ?
Depuis plus de quatre décennies, le couple Chinemigration propose une autre vision que celle de l’affaiblissement de l’État de départ. Ce dernier peut s’employer à orienter les mobilités en faveur de ses desseins, notamment de puissance structurelle (1), qui s’exerce à travers une multitude d’acteurs établis à l’extérieur du territoire d’origine (entreprises, individus, médias, culture). En quoi, depuis les années 1980, les relations de la Chine, puissance affirmée, et les migrations internationales de ses ressortissants ou de leurs descendants peuvent-elles illustrer cette approche ?
Redynamisation de la migration chinoise
On estime à 66 millions le nombre d’individus composant les communautés chinoises ou d’origine chinoise établis sur tous les continents. L’ancienneté de l’émigration chinoise explique une grande partie de cette présence en Asie du Sud-Est, aux États-Unis et en Europe. Néanmoins, son importance est due au renouveau, depuis plus de trois décennies, des départs de Chine. Selon l’OCDE, de 1995 à 2015, la Chine est le premier pays d’émigration. Les entrées de ressortissants chinois dans la zone OCDE (moyenne en milliers) sont passées de 144 (1995-1999) à 539 en 2008 et à 540 en 2015, soit 7,8 % des entrées (2).
Dès les années 1980, les villages du Fujian, du Guangdong et du Zhejiang réactivent les chaînes migratoires et reconstruisent une économie de la migration. Elle se compose des deux figures mythiques de la migration économique : le marchand (le commerçant/ Huashang) et le travailleur (l’ouvrier/ Huagong). Dès le milieu des années 1990, les provinces du Nord envoient des migrant(e)s à l’étranger (3). Aujourd’hui, les émigrés proviennent de toutes les provinces chinoises. Ils présentent des niveaux de formation plus élevés. Leur projet migratoire s’inscrit dans un collectif familial pour améliorer leurs conditions économiques et sociales. Ces nouveaux « migrants prolétaires », comme les nomme E. Ma Mung (4), ont en commun leur absence de réseau migratoire. Parallèlement, la migration des qualifiés est un phénomène en croissance continue. De 1978 à 2007, 1,211 millions de Chinois sont partis poursuivre leurs études, leurs activités professionnelles et créer leurs entreprises à l’étranger, participant à la construction de diasporas de qualifiés. Depuis 2008, la Chine connaît une émigration d’investisseurs chinois trouvant à l’étranger de nouvelles opportunités de faire fructifier leurs capitaux, répondant aux divers programmes étatiques d’immigration.
La réinitialisation du lien
La Chine constitue une originalité dans l’histoire des relations entre États et émigration. Dès le XIXe siècle, certains hauts fonctionnaires de l’Empire tentent de récupérer l’émigration au profit d’un projet de modernisation économique du pays (5). Ils seront à l’origine d’une politique de maintien de liens particuliers avec les émigrés, souvent reprise par la suite. L’intérêt impérial amènera la Chine à ne plus condamner les émigrés, à essayer de les protéger et à les reconnaître comme nationaux (première loi sur la nationalité de 1909). Leurs successeurs ne démentiront pas l’attention étatique portée aux émigrés. « Mère de la Révolution » de 1911 selon Sun Yatsen de par leur contribution financière, les Huaqiao (« Chinois d’outre-mer ») feront l’objet, avec l’arrivée du Guomindang au pouvoir
(1927), d’une politique revendicative mise en oeuvre par des institutions spécifiques. Renforcées à la faveur des évènements de la Seconde Guerre mondiale, ces relations connaîtront une nouvelle étape avec la partition chinoise (Taïwan et République Populaire de Chine). Chacun des deux gouvernements revendiquera la souveraineté sur ces populations. L’interdiction des départs du continent, la montée des nationalismes dans les États d’Asie du Sud-Est où résident la plupart d’entre eux, éloigneront les communautés des deux Chines. La Révolution culturelle (1966-1976) constituera une raison supplémentaire au détachement des Huaren (« Chinois d’origine ») de la terre de leurs ancêtres.
C’est à la faveur de la politique d’ouverture et de modernisation initiée par Deng Xiaoping en 1978 que renaît le projet d’associer les Chinois d’outre-mer au développement économique de la Chine. À partir des années 1980, Pékin construit une politique migratoire. Elle comprend des mesures favorisant la mobilité internationale des Chinois (politique d’émigration).
Dès cette période, les familles de Chinois d’outre-mer, comme les étudiants, bénéficient de facilités d’entrée et sortie du territoire. En 1986, Pékin élargit à l’ensemble de la population la possibilité d’avoir un passeport privé sous certaines conditions. Aujourd’hui, les sorties du territoire sont ouvertes à tous et la délivrance d’un passeport électronique est faite en 15 jours pour une validité de 10 ans. L’émigration bascule dans la sphère privée. Elle constitue un véritable marché au développement rapide sous l’effet conjugué de la hausse du niveau de vie et du développement des NTIC. L’offre de départ s’étoffe avec le développement d’agences spécialisées pour les études mais aussi l’emploi salarié ou indépendant à l’étranger. L’exportation de main-d’oeuvre concerne les marinspêcheurs, les emplois individuels peu ou moyennement qualifiés et les ouvriers embauchés pour des projets de grande envergure (BTP).
Ce volet s’accompagne d’une politique du lien. La
Chine a d’abord confié cette tâche à des institutions particulières comme le Bureau des Affaires d’outremer ( Guowu yuan). Il avait en charge la protection des droits et intérêts des Chinois d’outre-mer et de leurs familles en Chine. Il était responsable de l’ensemble des activités concernant les aspects économiques, les retours (attraction des talents) et le maintien des liens culturels. Ces institutions singularisaient les populations outremer. Elles sont aujourd’hui intégrées à des institutions transversales. C’est au sein du ministère des Affaires étrangères que la plupart des questions relatives aux ressortissants émigrés sont réglées. Ce basculement illustre l’imbrication du phénomène migratoire chinois dans l’internationalisation des intérêts économiques, politiques et sécuritaires du pays. Il est symptomatique de la normalisation de la mobilité des Chinois.
La politique du lien s’appuie sur trois piliers traditionnels : les associations, les médias et la diffusion de la culture et de la langue. Elle est assortie d’une politique de protection diplomatique effective, qu’il s’agisse de
négocier des facilités de voyage ou d’installation, de résoudre des conflits du travail ou commerciaux, ou bien de protéger la sécurité physique des personnes.
Des agents transnationaux de la puissance chinoise
Traditionnellement, les Chinois d’outre-mer et leurs descendants sont présentés comme des soutiens du devenir de la Chine. En se fondant sur les actions spontanées des migrants, les autorités cherchent à capter leurs capitaux, leurs savoirs et leur savoir-faire au bénéfice du développement des zones d’origine, et plus largement de la Chine. Pékin facilite les envois de fonds en Chine : en 2017, la Banque mondiale les estime à 64 milliards de dollars. Elle attire également les investissements des entreprises appartenant à des Huaqiao, grâce à sa croissance. Mais l’enjeu principal reste le transfert de hautes technologies via les ressortissants les plus qualifiés. Pékin s’emploie à construire un système national d’innovation scientifique et technologique, susceptible de drainer les plus dotés en capital humain et leurs entreprises. Moins connu, mais pourtant majeur : Pékin espère faire des communautés outre-mer des passerelles entre Taïwan et le continent, favorisant la réunification chinoise.
La présence accrue des ressortissants chinois à l’étranger accompagne l’expansion chinoise et en constitue un élément de soft power. Dans le cas des États-Unis, où ils sont 4,160 millions, on peut parler de la construction d’un espace transpacifique, dans lequel la Chine joue un rôle de facilitateur ou d’organisateur, tout en laissant les mobilités s’exprimer librement par le bas. Pékin entretient avec Washington une longue histoire migratoire. Les relations sino-américaines et la gestion de leur confrontation pacifique se déroulent en présence d’une société civile commune constituée par la population immigrée chinoise ou d’origine chinoise dont le transnationalisme renforce l’ascension de la Chine et la dépendance réciproque des deux puissances.
Les Chinese Born American forment le groupe d’immigrés le plus prospère. Les nouveaux migrants/ expatriés chinois ne recherchent plus seulement le rêve américain, mais accompagnent les intérêts et les investissements chinois. Par leurs activités transnationales, ils forgent un espace particulier entre les deux sociétés (6). Comme par le passé, ces pratiques reposent sur les familles installées sur plusieurs espaces géographiques. Elles se basent sur les actions philanthropiques, sur les deux territoires, de certains d’entre eux.
Charles B. Wang, fondateur et président de la compagnie Computer Associates, l’une des premières entreprises mondiales dans le domaine du logiciel, a financé des instituts d’études aux États-Unis et des actions médicales en Chine. Ces connexions familiales bi-sociétales sont favorisées par les relations économiques entre les deux États. Les entreprises créées aux États-Unis ont souvent des liens pluriels entre par exemple la Californie, Hong-Kong, Taïwan et le continent. Le succès des Chinese American contrebalance auprès de l’opinion américaine – ou au moins d’une partie d’entre elle – l’image d’une Chine à l’origine de la faillite économique des États-Unis. Jusqu’à présent, la société américaine est une terre d’élection pour les migrants chinois : ils peuvent y acquérir les capitaux nécessaires à leur ascension économique et sociale tout en maintenant des pratiques transnationales. Cela permet à Pékin de pourvoir, sur les deux espaces, à sa quête des principaux éléments de puissance : technologies, marchés, financements.
La relation Chine/émigrés substitue à la colonisation de peuplement ou de comptoir, majeure pour l’expansion des États européens au XIXe siècle, une intense circulation migratoire. Cette mobilité est à l’origine de la création de multiples espaces transnationaux dont la Chine est à la fois point de départ, de retour ou de transit. On peut à juste titre imaginer que cet élément jouera un rôle dans la construction du projet d’expansion des routes de la soie. Carine Pina
Notes
(1) S. Strange, « Toward a Theory of Transnational Empire », in E. O. Czempiel et J. N. Rosenau (dir.), Global Changes and Theoretical Challenges: Approaches to World Politics for the 1990s, Lexington, Lexington Books, 1989, p. 161-176.
(2) OCDE, Perspectives des migrations internationales 2017.
(3) C. Pina et al, La circulation des nouveaux migrants chinois en France et en Europe, Paris, Rapport MiRe, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 2002, non publié, 130 p.
(4) E. Ma Mung, « Le prolétaire, le commerçant et la diaspora », Revue européenne des migrations internationales, vol. 25, no 1, 2009, p. 97-118.
(5) M. R. Godley, The Mandarin-Capitalists from Nanyang: Overseas Chinese Enterprise in the Modernization of China, 1893-1911, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, 222 p.
(6) H. P. Koehn, X.-H. Yin (dir.), The Expanding Roles of Chinese Americans in US-China Relations: Transnational networks and Trans-pacific interactions, New York, M. E. Sharpe, 2002, 311 p.