Les Grands Dossiers de Diplomatie
ENTRETIEN Une société 2.0 sous l’oeil du Big Brother de Pékin
En décembre 2017, le nombre d’internautes chinois était officiellement estimé à 772 millions de personnes, soit le total le plus élevé au monde. L’Internet mobile y est aussi particulièrement plébiscité, avec 97,5 % des internautes chinois qui utilisent leurs smartphones pour accéder au web et 65 % qui l’utilisent pour régler les achats dans la vie réelle. Quelle est la place d’Internet et des smartphones dans la vie des Chinois aujourd’hui ?
A. Zyw Melo : Internet et les smartphones sont aujourd’hui omniprésents en Chine. Est-ce du fait du développement rapide des lignes de téléphonie portable qui ont été mises en place plus vite que l’Internet par ligne fixe ? Est-ce que le développement tardif du paiement par carte bancaire explique le fait que les Chinois soient passés directement du paiement en espèces au paiement par téléphone portable ? Ce qui est sûr, c’est que les smartphones sont aujourd’hui présents dans toutes les facettes de la vie quotidienne chinoise. Le portefeuille n’est aujourd’hui plus indispensable, puisqu’il suffit d’avoir son téléphone pour faire les courses, y compris dans les petites villes. Si un certain nombre de services sont similaires à ce que l’on peut trouver en Europe, je pense parfois que nous avons du mal à réaliser l’immense écart qui se creuse entre les usages en Chine et ceux en Occident. En effet, même s’il est courant en Occident d’utiliser son smartphone pour payer ses factures, passer des commandes, réserver, regarder des vidéos ou faire des rencontres, ces usages sont bien plus fréquents en Chine qu’ailleurs dans le monde. Comme vous le dites, 65 % des Chinois utilisent leur téléphone pour effectuer des règlements ; c’est un chiffre onze fois plus élevé qu’aux États-Unis ! Il faut savoir aussi qu’en 2017, l’économie numérique de la Chine représentait 42 % du commerce électronique mondial.
Les réseaux sociaux chinois sont également en plein développement et de plus en plus utilisés par la population, mais également par les entreprises qui cherchent à établir une relation avec leurs clients ; je pense notamment à WeChat, qui compterait plus de 900 millions d’utilisateurs actifs par mois. Où en est le développement des réseaux sociaux en Chine et quels rôles ont-ils ?
Les réseaux sociaux ont aujourd’hui en Chine une place prépondérante. Leur immense succès s’explique par le développement rapide d’Internet et des téléphones portables. Il y avait auparavant les blogs, les micro-blogs, les forums de discussion. Maintenant, tout passe par application de messagerie instantanée ou réseau social via smartphone. Ces réseaux sociaux, dont la force réside dans le fait qu’ils permettent une communication plus directe, facilitent les échanges d’individus à individus et de petits groupes à petits groupes. Les Chinois peuvent ainsi dif-
fuser des informations ou les commenter et, du fait de l’environnement social et du climat politique, cela constitue une réelle évolution des relations sociales par rapport à celles que les individus pouvaient avoir auparavant. Même s’il y a bien sûr de la censure, les réseaux sociaux ont permis l’émergence de leaders d’opinion dont les articles sont parfois lus par des centaines de milliers de personnes. Parallèlement, il est intéressant de noter que les applications de réseaux sociaux essaient aujourd’hui de se diversifier. Pour cela, elles développent de nombreux autres services tels que de la vidéo en ligne, la diffusion d’information officielle, etc. Il faut toujours chercher à attirer les utilisateurs, même pour une application comme WeChat, car ceux-ci peuvent aller vers de nouvelles applications plus jeunes, qui proposent de nouveaux services.
Il faut aussi noter que lorsqu’une entreprise étrangère veut commencer à s’implanter en Chine, sa stratégie marketing sera bien plus axée sur les réseaux sociaux que sur la publicité traditionnelle. Cette dernière existe bien sûr encore en Chine, mais il faut compter sur la stratégie de diffusion via les réseaux sociaux, notamment sur WeChat.
La Chine, qui est devenue le plus important marché M2M ( Machine-toMachine (1)) au monde est aujourd’hui le numéro un mondial dans le déploiement de l’Internet des objets grâce notamment au soutien du gouvernement et aux partenariats développés par les opérateurs de téléphonie mobile. Comment expliquer un tel développement ? Quel est l’intérêt du gouvernement à développer ce type de marché ?
En Chine, l’investissement dans le secteur des TIC constitue un axe majeur de la politique de développement économique. Il existe donc une réelle stratégie du pouvoir central qui a compris, dès les années 1990, l’importance de faire évoluer le pays vers une économie de l’information. L’État compte donc aujourd’hui sur les secteurs de l’industrie numérique, de l’Internet des objets ou du cloud computing pour à la fois soutenir la croissance économique interne (2) sur le long terme, mais aussi pour développer le marché extérieur. Alors que la Chine est encore considérée comme l’usine du monde, le pays voudrait aujourd’hui avoir une place de leader. Cet objectif vise à assurer une souveraineté technologique [voir l’article de P. Huang p. 85], mais aussi à promouvoir sa place à l’international, en termes de posture mais également de compétitivité via l’établissement de normes et de standards à l’échelle mondiale.
Si les nouvelles technologies sont en plein développement, Pékin a également développé en parallèle un système de contrôle d’Internet, baptisé la « grande muraille électronique », qui bloque notamment la plupart des grands réseaux sociaux occidentaux. Parallèlement, les autorités chinoises ont également annoncé un durcissement de la législation à l’égard des VPN. Quel est l’état du dispositif de contrôle et de censure d’Internet en Chine ?
La censure en Chine est encore aujourd’hui en évolution permanente. Dernièrement, les VPN (3) ont en effet été soumis à une législation plus stricte qui impose de disposer d’une autorisation officielle pour être commercialisés en Chine. Les sociétés américaines comme Apple ou Amazon ont donc restreint l’accès de leurs clients aux VPN. Depuis 2018, une nouvelle régulation est entrée en vigueur, qui oblige toute communication numérique en Chine à passer par des canaux autorisés par Pékin. Cela signifie que même les VPN qui seraient utilisés par des entreprises étrangères ou des ambassades doivent être autorisés par Pékin. Il y a également une action des autorités en direction des réseaux sociaux : elles ont supprimé au cours des trois dernières années dix millions de comptes. Aujourd’hui, la censure en Chine s’applique à plusieurs niveaux. Il y a d’abord le bouclier doré – également appelé le Grand Firewall de Chine –, qui a notamment pour mission de censurer les sites étrangers. Il y a ensuite un filtrage – une censure par mots-clés –, un dispositif extrêmement sophistiqué qui peut évoluer dans le temps ou selon les circonstances ou les lieux. Avant, ce système n’arrivait à filtrer que les textes, mais aujourd’hui les images sont égale-
Même s’il y a bien sûr de la censure, les réseaux sociaux ont permis l’émergence de leaders d’opinion dont les articles sont parfois lus par des centaines de milliers de personnes.
ment analysées automatiquement. La censure s’infiltre donc dans tous les interstices que l’on trouve en ligne. À tout cela s’ajoute enfin un réseau de censure manuelle : un message peut ainsi être bloqué avant publication pour être contrôlé par un censeur en fonction de certains mots-clés.
Comment le gouvernement justifie-t-il ce dispositif auprès des citoyens ?
Cela passe notamment par le développement d’un argumentaire autour des enjeux de sécurité nationale, de lutte contre les contenus pornographiques ou contre les rumeurs infondées. Il ne faut pas oublier de prendre en compte la taille du pays et de la population chinoise, et le fait que celle-ci est assez sensible aux arguments de maintien de l’ordre. Le pays a connu des attaques terroristes ces dernières années, et la population est prête, dans une certaine mesure, à sacrifier sa liberté d’expression pour son bien-être matériel et sa sécurité.
Un autre argument qui justifie la censure contre les sources d’information étrangères, c’est cette quête d’indépendance et d’autonomie vis-à-vis de l’Occident : une véritable bataille idéologique, omniprésente dans la presse officielle chinoise.
Enfin, il faut noter un niveau d’autocensure qui atteint des niveaux probablement impensables en France, et qui facilite la mise en oeuvre de la censure par les autorités. Certaines questions ne sont presque jamais abordées, même dans le cadre familial.
Récemment, le dessin animé britannique Peppa Pig – pourtant extrêmement populaire en Chine – a fait l’objet d’un scandale dans le pays et s’est retrouvé retiré ou censuré des plateformes vidéos en raison notamment du fait qu’il était devenu « une icône de la sous-culture » d’une jeunesse « oisive », « aux antipodes de la jeunesse que souhaite cultiver le Parti ». L’an dernier, c’est Winnie l’Ourson qui faisait l’objet de la censure en Chine en raison des comparaisons peu flatteuses qui étaient faites entre lui et le président Xi Jinping. Ce type de mesures est-il fréquent de la part des autorités ?
Ces mesures sont en effet fréquentes, car les internautes chinois développent une créativité qui les amène par exemple à comparer Xi Jinping à Winnie l’Ourson ; ce qui a aussi été fait dans le passé avec notamment Bo Xilai (ancien chef du parti communiste de la municipalité de Chongqing) qui était associé à la tomate ou à la fondue en raison de son nom, et pour lequel tout message mentionnant son nom réel aurait été censuré immédiatement. Ces détournements illustrent bien que la censure est présente dans tous les registres et à tous les niveaux. Les éléments qui sont les plus sensibles à la censure sont ceux qui concernent un danger éventuel contre la stabilité du régime et son maintien dans le temps, ainsi que tout élément qui va contre l’idéologie officielle. Comme par exemple dans le cas de Peppa Pig : un terme utilisé dans le dessin animé désigne, en argot chinois, des « gangsters ». À ce sujet, le hip-hop, qui n’était jusqu’à présent pas trop mal vu en Chine, a subi une vague de censure à la télévision et sur Internet depuis début 2018.
La population accepte en général de façon tacite ces mesures, bien qu’il y ait une opposition chez une grande partie des personnes. La censure est tellement omniprésente qu’on ne peut pas se permettre de poster certaines informations, y compris sur un groupe WeChat. Les informations seront censurées et il sera alors impossible d’interagir avec une personne, voire avec tout le groupe. Le gouvernement chinois envisage de mettre en place un système de crédits sociaux basés sur le Big Data et baptisé « Internet Plus », qui permettrait d’attribuer une note à chaque citoyen et entreprise du pays. Quel est le but d’un tel projet ?
Le but officiel du projet est de mettre en place un système de récompense des « bons sujets » et de punir les « mauvais ». À l’image de ce que l’on a pu voir dans le film de science-fiction Minority Report, où grâce aux visions du futur fournies par des individus exceptionnels doués de précognition, la police peut arrêter les criminels juste avant qu’ils ne commettent leurs méfaits, la Chine va peut-être bientôt dépasser la sciencefiction ! L’idée est ici d’agir de façon préventive afin d’éviter l’émergence de toute menace contre le régime et de maintenir l’ordre social. Il faut aussi prendre en considération la taille de la population et la présence d’un grand nombre de minorités et de religions : le maintien de l’ordre social n’est pas une tâche aisée dans ce pays. L’État a d’ailleurs pris conscience de
Depuis cinq ans, entre dix et douze millions de personnes ont été empêchées d’acheter des billets d’avion ou de train à grande vitesse. Le but est à la fois de contrôler les individus, de pouvoir les noter à travers toutes leurs actions, mais aussi de modifier er de façonner leur comportement.
cela il y a bien longtemps, car à l’époque maoïste, il y avait déjà des dossiers – les dang’an – faisant le suivi de chaque individu.
Existe-t-il des risques de dérive totalitaire ou d’empiétement sur la vie privée des citoyens, comme certains le craignent ?
Il y a en effet des risques, car ce système de crédit social va extraire les informations personnelles par exemple en analysant tous les achats d’une personne. Tout cela est en train de se mettre en place. Certaines mesures existent déjà, par exemple pour les mauvais payeurs, pour les personnes qui n’ont pas exécuté une décision de justice, qui fument dans des lieux interdits, ou qui ont propagé de fausses rumeurs en rapport avec le terrorisme. Pour illustrer cela, il faut savoir que depuis cinq ans, entre dix et douze millions de personnes ont été empêchées d’acheter des billets d’avion ou de train à grande vitesse. Le but est à la fois de contrôler les individus, de pouvoir les noter à travers toutes leurs actions, mais aussi de modifier et de façonner leur comportement, ce qui est d’autant plus inquiétant. Parallèlement, le pays met actuellement en place le système de surveillance le plus sophistiqué au monde, conçu officiellement pour assurer la sécurité des citoyens, et qui devrait totaliser d’ici 2020 près de 600 millions de caméras capables de reconnaissance faciale grâce notamment à l’intelligence artificielle (IA). Pourquoi un tel dispositif ? Que pense la population d’un tel système ?
Comme nous venons de le voir, le contrôle est d’une importance primordiale pour les autorités chinoises. Pékin souhaite que le développement économique du pays ne se heurte pas à une perte de contrôle au niveau du tissu sociétal ou de la sécurité. Le but est donc de maintenir la stabilité politique et sociale. Le système de vidéosurveillance via la reconnaissance faciale va dans ce sens-là.
Quelques exemples peuvent donner une idée de l’envergure du dispositif. Dans certaines villes, lorsque les passants traversent au rouge, ils sont détectés par des caméras de vidéosurveillance qui sont déjà dotées d’IA et sont donc passibles d’une amende. Lorsque quelqu’un est suspecté d’un crime ou d’un délit, il se trouve alors sur une liste rouge qui va permettre à la police chinoise de l’identifier en temps réel grâce aux lunettes de reconnaissance faciale ; ce dispositif n’est pas encore utilisé sur l’ensemble du territoire national, mais c’est ce que vise l’État à terme.
Ce système est particulièrement développé dans le cas du Xinjiang, dans l’Ouest du pays, qui suscite le plus d’inquiétude en Chine, et où il y a une minorité ouïghoure musulmane [voir le focus de R. Castets p. 92]. Dans cette province, où l’ADN de toute personne ayant un passeport est prélevé par les autorités, le téléphone portable peut être scanné par la police. Il
Le Xinjiang semble être un terrain d’expérimentation qui mènerait à terme à un maillage complet au niveau de l’ensemble du territoire.
faut aussi faire scanner sa pièce d’identité et son visage pour pouvoir acheter de l’essence. Ce dispositif va donc bien au-delà de la simple vidéosurveillance, pour atteindre le niveau d’un Big Brother. Le Xinjiang semble être un terrain d’expérimentation qui mènerait à terme à un maillage complet au niveau de l’ensemble du territoire.
Mais il faut nuancer, car il reste à voir si la Chine arrivera à développer son dispositif comme elle l’entend. En effet, les spécialistes estiment qu’une dizaine d’années sont nécessaires pour la mise en place. Et entretemps se pose la question du respect de la vie privée : bien que la population ne soit pour le moment pas opposée à ce système, un risque d’augmentation du mécontentement de la population existe. En Chine, la population est certes beaucoup moins regardante qu’en Occident sur la collecte des données personnelles, mais la prise de conscience ne va-t-elle pas venir avec le temps ? Il y a dix ans, nous-mêmes nous posions moins de questions qu’aujourd’hui.