Les Grands Dossiers de Diplomatie
ANALYSE Le tourisme chinois : un phénomène en plein essor aux enjeux multiples
Courtisé dans le monde entier, le tourisme chinois ne constitue pas seulement la nouvelle mine d’or qui fait rêver les professionnels de l’industrie touristique, il recouvre aussi un champ politique et éducatif précieux pour les autorités chinoises.
Depuis les années 1990, le tourisme chinois a connu une expansion fulgurante, alimentée par plusieurs facteurs : l’affirmation des classes moyennes urbaines, l’essor des loisirs, la démocratisation des déplacements touristiques et l’introduction de trois semaines de congés officiels par an à l’occasion des grandes fêtes du calendrier chinois (1). De plus en plus de Chinois, disposant de revenus et de temps libre, se mettent ainsi en mouvement non seulement pour visiter des lieux connus et faire du shopping à l’étranger, mais aussi pour redécouvrir leur propre pays. Rapidement, les destinations des touristes chinois se sont diversifiées alors que leurs habitudes de voyage connaissent une évolution progressive : les voyages organisés, avec guide et circuit standard, coexistent désormais avec les déplacements individuels et familiaux, à la recherche de véritables expériences de vacances dans des endroits insolites.
Le tourisme chinois ne se limite pas à ses aspects économiques. Ainsi, la promotion du tourisme dans les régions enclavées et souvent peuplées de minorités ethniques permet de diffuser plus largement une image officielle, souvent sinisée de ces régions, de leur histoire et de leurs traditions. La mise en valeur des lieux de mémoire « rouges », liés avant tout à Mao Zedong et à son parcours révolutionnaire, participe par ailleurs à l’effort des autorités de redorer le blason du Parti communiste chinois (PCC), quelque peu terni par les scandales de corruption et d’abus de pouvoir des dernières décennies. Le gouvernement
chinois encadre donc assez étroitement les mobilités touristiques à l’intérieur et à l’extérieur du pays, ce qui lui permet d’influencer les pratiques touristiques des Chinois et de promouvoir les destinations et les circuits spécifiques derrière lesquels se profile un projet politique.
Une mine d’or pour le tourisme globalisé
La Chine est devenue aujourd’hui l’une des principales sources de touristes à l’échelle internationale, non seulement en nombre absolu de personnes qui voyagent à l’étranger, mais aussi en volume de dépenses. L’Europe est devenue la deuxième destination la plus populaire pour les Chinois, derrière l’Asie. Dans les Amériques, ce sont les États-Unis qui
L’augmentation rapide et soutenue du nombre de touristes chinois voyageant à l’étranger a dopé l’économie touristique mondiale et a alimenté la croissance des industries du luxe, de l’hôtellerie et globalement du commerce de détail.
accueillent plus de 70 % de touristes chinois, malgré les efforts déployés par le Canada et certains pays d’Amérique latine pour mettre en valeur leurs expériences touristiques. À côté des destinations classiques, comme la France et l’Italie en Europe ou le Japon et la Corée du Sud en Asie, d’autres pays comme la République tchèque, l’Islande ou la Turquie gagnent en popularité auprès de Chinois qui cherchent désormais à découvrir des lieux moins connus et vivre une aventure en lien avec la nature. Ce choix est souvent celui de touristes indépendants, qui préfèrent des itinéraires non conformistes et organisent eux-mêmes leur voyage.
L’augmentation rapide et soutenue du nombre de touristes chinois voyageant à l’étranger a dopé l’économie touristique mondiale et a alimenté la croissance des industries du luxe, de l’hôtellerie et globalement du commerce de détail. Les Chinois ont la réputation d’être dépensiers et de consacrer une part importante de leur budget de voyage à l’achat de différents produits de luxe. Tout comme le voyage lui-même, l’achat de souvenirs dans les lieux déterminés par la notoriété sociale est une façon pour beaucoup de Chinois d’affirmer leur appartenance à une élite, de souligner leur réussite économique. Les grandes marques et enseignes internationales ont mis en place différentes stratégies pour s’adapter aux besoins de cette nouvelle clientèle en offrant, par exemple, des options de paiement typiquement chinoises, comme Union Pay et Alipay, ou en embauchant des employés qui parlent mandarin. Dans leur désir de capter ces touristes chinois, certains hôtels vont jusqu’à remplacer le numéro des chambres pour éviter le chiffre quatre, qui porte malheur selon les croyances populaires chinoises. Les nombreux grands magasins, musées, hôtels, aéroports ont traduit leur site en chinois et s’efforce d’établir une présence sur les réseaux sociaux chinois Weibo et WeChat [voir l’entretien avec A. Z. Melo p. 17].
Cependant, ces changements dans la conception des produits et des expériences touristiques proposés, ainsi que dans la politique et les outils de promotion touristiques, ont été accompagnés de nombreux débats sur les conséquences négatives de cet afflux touristique. En Asie, par exemple, on accuse les touristes chinois de réserver leur voyage seulement via les agences chinoises, qui réduisent au maximum le coût du paquet touristique local (hébergement, excursion, transport) et utilisent souvent les services des fournisseurs chinois pour la restauration, les achats et l’organisation des visites guidées. Ainsi, les retombées économiques du tourisme chinois ne profitent pas nécessairement à l’économie des pays d’accueil et aux industries touristiques locales, mais à des compagnies chinoises basées sur place. Par un jeu complexe de finances opaques et de concurrence déloyale, elles font en sorte que l’argent des touristes chinois revienne finalement à des Chinois. En Europe, certaines pratiques déroutantes de quelques Chinois ont été érigées en stéréotypes très négatifs associés à l’ensemble de ce tourisme de masse : on les accuse d’être trop bruyants, de ne pas observer les recommandations et les règles en vigueur dans les lieux touristiques, de dessiner des graffitis sur les monuments, de ne pas respecter les files d’attente, de cracher partout… La multiplication des rapports sur les incivilités commises par les Chinois à l’étranger publiés par les médias asiatiques et occidentaux a forcé Pékin à réagir. Inquiet de l’influence négative de ces incidents sur l’image de la Chine à l’étranger, le gouvernement chinois a multiplié les actions pour sensibiliser ses citoyens en diffusant un guide de bonnes manières à destination des touristes allant à l’extérieur du pays et en instaurant des pénalités si celui-ci n’est pas respecté. Ce faisant, Pékin n’a pas manqué de pointer du doigt le comportement des touristes occidentaux en Chine, tout aussi répréhensible selon lui, transformant ainsi ce problème en enjeu nationaliste. La presse officielle chinoise publie désormais de façon systématique des reportages sur le comportement
inapproprié des étrangers en Chine, accompagnés de photos de touristes occidentaux urinant ou faisant du camping sur les sites protégés, comme la Grande Muraille.
Les enjeux du tourisme ethnique en Chine
La promotion du tourisme dans les régions et villages où habitent des minorités ethniques nationales s’inscrit dans le contexte de la politique gouvernementale concernant le développement économique de ses territoires périphériques. Ce tourisme ethnique est surtout intérieur et orienté vers les Han, l’ethnie majoritaire. La Chine est un État unitaire mais multiethnique, qui réunit 56 groupes ethniques différents, dont 55 minoritaires, représentant environ 8 % de la population nationale. Beaucoup d’entre eux résident dans des régions frontalières stratégiques, qui se trouvent au coeur d’enjeux géopolitiques, comme le Tibet ou le Xinjiang. Isolées et dépourvues d’infrastructures modernes, ces régions n’attirent pas beaucoup d’investissements industriels, faisant du tourisme la principale voie de développement économique.
Toutefois, les changements économiques amenés par la mise en valeur de l’héritage culturel de ces espaces enclavés à des fins touristiques ont également entraîné des répercussions sociales qui ne sont pas toujours positives. Le cas du Tibet, qui accueille un nombre croissant de touristes après l’ouverture du chemin de fer et de six aéroports reliant la région au reste du pays, en est une bonne illustration. Le tourisme y a certes engendré des revenus considérables et a permis d’attirer des investissements privés dans la région. De nouveaux hôtels, restaurants, cafés et boutiques sont apparus à Lhassa, comme des champignons après la pluie. Mais ce processus a été accompagné par la démolition des anciens bâtiments et des habitations tibétaines au sein des quartiers historiques de la ville. Les sites touristiques et leurs environs ont été également transformés pour correspondre aux besoins du tourisme de masse : les routes modernes et les stationnements encerclent désormais les monastères et les couvents, alors que les nouveaux magasins vendant des imitations de l’artisanat local ont remplacé les étals pittoresques des commerçants tibétains. En parallèle, un nombre croissant de Chinois han, attirés par l’ouverture économique du Tibet, viennent à Lhassa pour y faire des affaires lucratives et pour travailler dans le secteur touristique, sur les chantiers et dans les entreprises et industries nouvellement créés. En conséquence, les Tibétains se retrouvent bien souvent parmi les derniers à bénéficier des retombées économiques et des opportunités professionnelles générées par cet essor touristique.
Loin de préserver le patrimoine et les traditions du Tibet, le tourisme de masse conduit à la commercialisation et à la politisation de la culture et des identités locales. Les brochures et guides touristiques ont érigé le caractère « indigène » du Tibet en argument publicitaire. On invite les touristes han à venir au
Loin de préserver le patrimoine et les traditions du Tibet, le tourisme de masse conduit à la commercialisation et à la politisation de la culture et des identités locales.
Tibet non seulement pour découvrir la beauté de ses paysages et son riche passé historique incarné par les sites religieux, mais aussi pour vivre une expérience édulcorée et exotique en observant les « coutumes ancestrales » et en assistant aux spectacles folkloriques « traditionnels ». Pourtant, les attractions proposées aux touristes n’ont bien souvent rien d’authentique ou d’original. Conçues par l’Office national du tourisme, elles offrent une vision simplifiée et sinisée des fêtes, des costumes et de la musique tibétains, plus adaptée à la consommation ludique du patrimoine historique et culturel. Ces pratiques alimentent les stéréotypes à l’égard des Tibétains, présentés souvent comme un « peuple primitif » ; elles conduisent à la théâtralisation du folklore local et à la disparition des nombreuses traditions authentiques.
La promotion active du tourisme ethnique reflète la volonté de l’État chinois de mettre en avant la diversité des communautés qui composent la nation chinoise. Mais, en même temps, elle traduit un autre objectif tout aussi important : insérer le patrimoine des minorités ethniques dans le cadre national chinois en renforçant ainsi l’idée de l’unité du peuple chinois et de l’intégrité de son territoire. Les guides qui accompagnent les groupes de touristes sont généralement originaires d’autres régions et provinces chinoises, et ont tous reçu une formation professionnelle basée sur une interprétation officielle et sinisée de l’histoire et de la culture du Tibet. Cette interprétation met l’accent sur le processus historique qui conduit nécessairement tous les groupes ethniques présents sur le territoire chinois à former une grande famille rassemblée au sein de la Chine et ne laisse aucune place aux velléités d’indépendance, qu’elle soit politique ou culturelle. Le séjour et les déplacements des touristes sont étroitement encadrés : le programme précise quels sites sont à visiter, combien de temps il faut allouer pour chaque visite, dans quels endroits on peut manger et faire ses achats, etc. Ainsi, ces voyages ethniques ne donnent pas aux touristes chinois la possibilité de voir le Tibet autrement que de la façon prévue par l’État.
Le tourisme rouge et la réinvention du passé maoïste
Le « tourisme rouge » ( hongsi luyou) se développe dans les années 2000 et s’inscrit de manière organique dans la tentative du gouvernement chinois actuel de réécrire l’histoire de la Chine et du Parti communiste chinois (PCC) au XXe siècle en y retirant tout événement sombre ou sujet « sensible ». Dans ce nouveau récit, Mao Zedong est un héros national qui a mené le PCC à la victoire en 1949 et qui a entamé la transition de la Chine vers « le socialisme aux caractéristiques chinoises ». Bien que cette transition se soit quelque peu égarée à l’époque du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle, elle a retrouvé un souffle nouveau grâce aux efforts de Deng Xiaoping et de ses successeurs. Les « lieux saints » du communisme chinois constituent une sorte de preuve visuelle et matérielle qui soutient cette nouvelle interprétation de l’histoire chinoise.
En faisant du « tourisme rouge », on visite donc les lieux primordiaux liés avant tout à Mao Zedong et à son parcours révolutionnaire ainsi qu’à la lutte du PCC pour le pouvoir en Chine. On peut ainsi visiter le village natal du Grand Timonier dans le Hunan, le lieu de la fondation du PPC à Shanghaï et la base révolutionnaire de Yan’an dans le Shaanxi, où les communistes ont vécu pendant la guerre avec le Japon et d’où ils ont commencé la reconquête de la Chine en 1946. Afin de promouvoir les « sites rouges », le ministère du Tourisme a créé des circuits spécifiques et a diversifié l’offre des activités touristiques proposées sur les lieux de mémoire révolutionnaires. Ainsi, certains sites proposent aux touristes d’assister à des reconstitutions historiques interprétées par des acteurs, d’autres donnent aux voyageurs la possibilité de participer à des batailles presque « authentiques », avec des simulacres d’armes et de chars d’assaut. L’accent est mis sur l’expérience personnelle des touristes qui leur permet de participer à des événements du passé révolutionnaire glorieux, en construisant ainsi le lien entre l’individu et la mémoire collective réinterprétée. Les touristes peuvent aussi revivre ce qu’a subi l’Armée populaire de libération (APL) lors de ses campagnes militaires en passant une nuit dans une grotte ou en revêtant des habits de soldats.
Par ailleurs, la visite des « sites rouges » est incluse dans les programmes scolaires. Beaucoup d’écoliers et d’étudiants chinois ont effectué plusieurs « excursions rouges » dans les lieux qui sont, selon le président Xi Jinping, « une classe vivante pour étudier la tradition et apprendre de nouvelles choses » et qui « contiennent une riche sagesse politique et des aliments moraux » (2). La promotion du tourisme rouge a entraîné non seulement la mise en valeur des sites révolutionnaires authentiques mais aussi la création de lieux de mémoire nouveaux. Ainsi, dans la ville de Beidaihe, un site balnéaire à 300 km de Pékin, au bord de la mer Jaune, qui a été l’un des lieux de résidence favoris de Mao et où tous les dirigeants de l’époque maoïste passaient leurs vacances d’été, les autorités locales ont aménagé un parc dont l’attraction principale est une colline en haut de laquelle Mao aurait contemplé la mer et composé des poèmes.
La mise en valeur des lieux de mémoire rouges joue ainsi une place importante dans la création de la nouvelle mémoire collective liée au passé maoïste, ainsi que dans l’éducation patriotique de la jeunesse chinoise. Ces sites rouges présentent une description romantique du passé révolutionnaire et, par extension, de l’ère maoïste, dans laquelle les hauts faits du PCC sont mêlés à des récits d’héroïsme individuel. Le développement du tourisme rouge en Chine semble être à la fois la conséquence et l’outil de l’instrumentalisation de l’histoire en vue de récupérer l’héritage maoïste pour assurer la continuité du régime en place.
L’essor rapide du tourisme chinois est souvent présenté dans les médias occidentaux comme une manne économique, voire le principal moteur de l’industrie touristique mondiale. Pourtant, les touristes chinois n’ont pas toujours une bonne réputation auprès des résidents des pays qu’ils visitent. Certains leur reprochent leur manque de culture et de considération envers les conventions et traditions locales, d’autres les voient comme un vecteur du soft power de Pékin, un outil économique au service des intérêts nationaux chinois. Quant au développement du tourisme intérieur, ses modalités et ses pratiques témoignent de l’importance que peut avoir l’État dans ce processus. En effet, en Chine, le gouvernement exerce un contrôle étroit non seulement sur les flux et les revenus du tourisme, mais aussi sur son contenu idéologique. Le tourisme en Chine ce n’est donc pas seulement un loisir, mais une forme d’éducation patriotique de la population, un moyen de promouvoir une idée de la nation chinoise et de son identité particulière.