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ANALYSE La Chine : bientôt leader mondial de l’intelligence artificielle ?
En 2017, la Chine a dévoilé son grand plan de développement de l’intelligence artificielle (IA), dont le but est de faire du pays le leader mondial dans ce domaine. Prenant très au sérieux les opportunités offertes par ce nouveau vecteur technologique, les dirigeants chinois caressent l’espoir de redonner à la Chine son statut de première puissance mondiale, grâce à l’IA, après plus de deux siècles de prépondérance occidentale sur la scène internationale.
Celui qui deviendra leader dans ce domaine [l’intelligence artificielle] sera le maître du monde ». Le ton sentencieux de cette formule prononcée par Vladimir Poutine, en septembre 2017, illustre à lui seul l’intérêt croissant des grands de ce monde pour ce répertoire de techniques que l’on réunit, par convention, sous le terme d’intelligence artificielle (IA). Qu’on écoute les déclarations des dirigeants du Département de la Défense américain ou les annonces récentes du président de la République française, l’IA revient en ritournelle dans les stratégies de développement des principales puissances ; et la Chine n’échappe pas à cette tendance.
L’intérêt grandissant de la Chine pour l’IA
Depuis plusieurs années déjà, l’IA occupe l’esprit des principaux acteurs de l’économie et du pouvoir chinois. C’est d’ailleurs au sein de l’écosystème industriel, parmi les grandes firmes technologiques, que les atours séduisants de l’IA ont produit leurs premiers effets. Dès 2013, Baidu, le géant de l’Internet chinois, a commencé d’investir massivement dans le secteur, en lançant l’Institut du Deep Learning et, l’année suivante, en ouvrant un laboratoire d’intelligence artificielle dans la Silicon Valley, soit le centre névralgique de l’innovation mondiale dans le domaine des technologies émergentes (1). En 2015, alors qu’il est délégué à la Conférence politique consul-
tative du peuple chinois, Robin Li, le PDG de Baidu, propose la création d’un plan « China Brain » qui impliquerait des investissements massifs de la part de l’État dans l’IA, y compris des fonds en provenance de l’Armée populaire de libération (APL). Robin Li exhorte alors le gouvernement à faciliter les innovations privées dans le secteur, en mettant à la disposition des entreprises compétentes des plateformes de partage de données et des bacs à sable d’expérimentation communs. Coïncidence ou non, le plan IA mis en oeuvre depuis par l’État chinois ressemble à s’y méprendre à la proposition de Robin Li. Et l’on peut légitimement supposer que les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) ont été étroitement associés à l’élaboration du plan étatique.
Par-delà l’élan initial venu du secteur privé, la prise de conscience des dirigeants chinois s’origine dans un événement à forte dimension symbolique pour l’empire du Milieu : la victoire d’une machine, en 2016, au jeu de go contre l’un des meilleurs joueurs au monde. AlphaGo, le programme développé par Deepmind, une filiale de Google, offre alors un aperçu des possibilités phénoménales que recèle l’intelligence artificielle. Dès lors, il devient impératif pour Pékin de s’engager pleinement dans la compétition mondiale pour l’IA.
Le cadre stratégique chinois
Le 20 juillet 2017, le Conseil des affaires de l’État chinois a lancé son « Plan de développement de la prochaine génération d’intelligence artificielle », un programme ambitieux destiné à faire de la Chine le leader incontesté dans ce domaine. Pour ce faire, les dirigeants ont décidé d’investir massivement dans ce secteur et dans les technologies associées, afin d’asseoir la Chine au rang de « principal pôle d’innovation mondial », à l’horizon 2030. Les moyens alloués à ce programme sont colossaux : un budget annuel de 20 milliards de dollars, qui devrait dépasser les 59 milliards d’ici à 2025. À titre de comparaison, si l’on en croit les déclarations de Donald Trump, les États-Unis ont investi 3 milliards de dollars sur fonds publics en 2017, et la France, sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, devrait dépenser au total 1,5 milliard d’euros…
La stratégie chinoise en faveur de l’IA se fonde, d’abord, sur les perspectives économiques ouvertes par ce nouveau champ de recherche et d’innovation (2). En effet, depuis plusieurs années, les dirigeants chinois s’émeuvent du ralentissement tendanciel de la croissance nationale, passée de 14,2 % en 2007 à 6,7 % en 2016, malgré un très léger rebond l’an dernier. La Chine espère renouer avec les taux de croissance de la décennie précédente en prenant part à la « révolution scientifique et technologique » en cours, selon les propres termes de Liu Guozhi, le directeur de la Commission des sciences et technologies de la Commission militaire centrale. Une étude récente du cabinet PwC tendrait à nourrir les espoirs chinois : l’IA pourrait permettre un accroissement de 26 % du PIB à l’horizon 2030 (3). D’ici là, Pékin estime pour sa part que la valeur de l’industrie de l’IA chinoise devrait excéder les 148 milliards de dollars, et même 1480 milliards tous secteurs économiques confondus liés à l’IA.
Pour mener à bien ce projet, l’État n’est pas seul ; l’ensemble du spectre entrepreneurial chinois est également mis à contribution. Pour soutenir le plan national, une « Commission consultative stratégique pour la nouvelle génération d’IA » a été mise sur pied, rassemblant des chercheurs du monde universitaire et des experts issus des principales firmes et startups chinoises : Baidu, Alibaba, Tencent, iFlytek, ou encore SenseTime et Horizon Robotics. Dans le sillage des propositions de Robin Li, l’État a mis en place des mesures incitatives visant les firmes technologiques, afin qu’elles développent notamment de nouvelles plateformes d’innovation ouvertes en IA. À cette fin, le gouvernement chinois a placé Baidu à la tête du programme de développement des véhicules autonomes, Alibaba Cloud (ex-Aliyun) aux « villes intelligentes », Tencent à l’imagerie médicale, et iFlytek à l’intelligence vocale. En mars 2017, l’État avait déjà confié à Baidu la direction du Laboratoire national d’ingénierie pour les technologies d’apprentissage profond ( deep learning), cependant qu’Aliyun, une filiale d’Alibaba spécialisée dans le cloud computing, était chargée de collaborer avec le Laboratoire national d’ingénierie des systèmes et logiciels Big Data, dirigé par l’Université Tsinghua à Pékin.
Les partenariats multiples entre le secteur privé et le secteur public attestent de l’étroite implication des firmes technologiques dans la stratégie d’IA chinoise. Leur association sert le renforcement du « complexe parti-entreprises » : le PCC et les géants technologiques affermissent leur coopération pour hisser la Chine au rang de leader mondial dans tous les domaines. Et, pour parvenir à ce résultat, ils ont choisi de concentrer leurs efforts sur le développement de l’IA, dont les retombées attendues pourraient bénéficier tant au secteur privé qu’à l’administration centrale.
Technologies émergentes et perspectives militaires
Nombreux sont les secteurs de l’État à vouloir profiter des avancées en IA pour améliorer leur efficacité. À cet égard, l’Armée populaire de libération (APL) ne fait pas exception : elle a clairement affiché son intention d’exploiter les avancées du secteur privé pour renforcer ses capacités militaires, ce grâce à la mise en place d’un programme national de « fusion militaro-civile ». Comme dans les autres domaines, les progrès en IA doivent pouvoir être transférés le plus rapidement possible du secteur privé vers le secteur public et, en l’occurrence, du civil vers le militaire. C’est déjà le cas, par exemple, avec le système NiuTrans, un outil de traduction produit par l’entreprise YaTrans, qui est utilisé par le ministère de la Sécurité de l’État, en charge du contre-espionnage, et par le commandement de la région militaire de Shenyang, à la frontière nord-coréenne.
Les perspectives ouvertes par l’IA vont bien au-delà : on imagine aisément à quelles applications militaires pourraient aboutir les avancées dans le secteur des véhicules autonomes ou de la reconnaissance visuelle.
Les cadres de l’APL sont convaincus que l’IA constitue la matrice d’une nouvelle révolution militaire, d’une révolution épistémique et technologique susceptible de bouleverser l’actuel paradigme guerrier. Les études prospectives de l’APL prévoient, en effet, que la guerre du futur sera une guerre « intelligente », où l’IA jouera probablement un rôle analogue à celui des technologies de l’information dans l’actuelle guerre « informatique » (4). L’objectif affiché est de concurrencer les États-Unis dans l’innovation de défense, et d’éviter que les Américains, comme par le passé, prennent une avance telle qu’il deviendrait impossible de les rattraper. La stratégie américaine n’en demeure pas moins un point de repère et un modèle à scruter avec attention : les chercheurs de l’APL ont suivi de très près la mise en place de la Third Offset Strategy du Département de la Défense, centrée sur l’IA et ses technologies dérivées, l’informatique de pointe et les big data. À l’instar des Américains, les officiers de l’APL sont convaincus de l’utilité de l’IA pour développer des applications militaires, comme la production d’outils d’aide au commandement et à la prise de décision, ou de drones autonomes ou semiautonomes. Le TYW-1, dévoilé en novembre 2017, est un drone de haute altitude et de longue endurance (HALE), qui peut opérer avec une grande marge d’autonomie, décoller et atterrir seul, et requiert une intervention humaine minimale pour poursuivre et attaquer des cibles.
Mais, à ce jour, les avancées les plus significatives se situent du côté des techniques de « swarm » (« guerre en essaim »). En juin 2017, la China Electronics Technology Group Corporation (CETC), une entreprise d’État, est parvenue à faire voler ensemble 119 petits drones autonomes (5), capables de se coordonner et de communiquer entre eux. Cette technique intéresse particulièrement l’APL, car elle permettrait notamment de saturer le système de défense des avions de chasse et des porte-avions américains, pour un faible coût comparé à la difficulté pour un ennemi de se défendre face à un tel dispositif d’attaque.
Des résultats encore incertains
La capacité de la Chine à devenir leader dans le domaine de l’intelligence artificielle doit néanmoins être nuancée. Certes, les sommes pharamineuses investies par l’État et la constitution d’un complexe parti-entreprises fortement intégré ouvrent des perspectives immenses, susceptibles à terme de bouleverser la syntaxe des relations internationales. D’ailleurs, Eric Schmidt, l’ancien PDG de Google et désormais président du DoD Innovation Advisory Board (6), a fait part, à plusieurs reprises, de ses craintes concernant le leadership américain. La prééminence économique et militaire américaine s’est fondée ab initio sur l’avance technologique des États-Unis ; or, grâce à ses progrès et à ses investissements colossaux en IA, la Chine est en passe de les déchoir de leur rang.
Cependant, les incertitudes demeurent. D’abord, par-delà l’arrivée de figures médiatiques dans les entreprises chinoises, comme Andrew Ng (fondateur de Google Brain) à la direction scientifique de Baidu en 2014 (7), la Chine souffre d’un cruel manque d’ingénieurs et de techniciens de talent qu’elle peine à former et à attirer. Si, en 2016, le pays a dépassé les États-Unis et l’Europe en nombre de publications scientifiques en IA, leur qualité reste souvent inégale, et seules 50 000 personnes travailleraient dans le secteur de l’IA chinois quand, dans le même temps, elles seraient 850 000 aux États-Unis (8). Les conditions de possibilité d’un leadership chinois en IA sont bien réunies, mais il faudra attendre encore quelques années pour mesurer si les résultats concordent effectivement avec les ambitions affichées.
Les cadres de l’APL sont convaincus que l’IA constitue la matrice d’une nouvelle révolution militaire, d’une révolution épistémique et technologique susceptible de bouleverser l’actuel paradigme guerrier.