Les Grands Dossiers de Diplomatie
FOCUS BATX : les dragons numériques chinois peuvent-ils concurrencer les GAFA ?
Google, Apple, Facebook et Amazon – les « GAFA » – sont devenus des acteurs incontournables dans le monde occidental. Mais les projecteurs, rivés sur ces princes du digital américains, ont longtemps occulté l’émergence des nouveaux acteurs chinois. D’abord centrés sur leur gigantesque marché domestique, ceuxci se tournent progressivement vers l’international. Et ceux qui sortent de l’ombre aujourd’hui, souvent encore méconnus du grand public sur les terres des GAFA, sont de véritables géants.
Baidu, Alibaba, Tencent, les « BAT », auxquels s’ajoute Xiaomi, commencent à s’inscrire dans le paysage mondial des nouvelles technologies. L’analogie avec les GAFA est liée à leur coeur de métier initial : Baidu est le moteur de recherche principal en Chine ; Alibaba, un géant du e-commerce ; Tencent est le créateur du réseau social WeChat ; Xiaomi un fabricant de téléphones portables. Leur croissance météorique les a fait entrer dans la cour des grands : Tencent et Alibaba ont désormais chacun une capitalisation boursière similaire à celle de Facebook ; lancé en 2011, WeChat comptabilise aujourd’hui un milliard de comptes actifs ; Alibaba génère plus de transactions chaque année qu’Amazon et eBay combinés ; Xiaomi a surpassé Apple sur le marché chinois seulement quelques années après sa création.
Les raisons d’un essor fulgurant
Plusieurs éléments clés sous-tendent l’essor de ces acteurs. Le premier est lié aux caractéristiques du marché local. Au cours de la dernière décennie, le pays a en effet massivement adopté les technologies digitales, en brûlant les étapes du développement. Un réseau de commerçants de proximité fragmenté a par exemple créé une immense opportunité pour le e-commerce avant même la généralisation du modèle de supermarché à l’occidentale ; l’essor des smartphones et la faible agilité du secteur bancaire Par Camille Macaire, doctorante, Centre d’études et de recherche sur le développement international/ Institut de recherche sur l’économie de la Chine (CERDI-IDREC) et Guo BAI, directeur du Digital Belt and Road Research Center (DBRC), Université Fudan.
traditionnel ont ouvert la voie à l’adoption de masse du paiement mobile. Avec plus de 770 millions de personnes connectées à Internet, dont 97 % via leur téléphone, pouvant lire la même langue et ayant des références culturelles communes, le terrain de jeu est immense. D’autant plus que les jeunes générations sont technophiles et promptes à tester de nouvelles fonctionnalités digitales. Par ailleurs, les perspectives de croissance restent importantes au regard du faible taux de pénétration d’Internet en Chine (seulement 56 % des 1,4 milliard d’habitants), comparé aux États-Unis par exemple (près de 90 %).
Le deuxième élément tient à une stratégie de diversification permettant de très puissantes synergies. Prenons l’exemple d’Alibaba. Suite au succès de sa plate-forme commerciale lancée en 1999, le groupe propose en 2004 un nouvel outil de paiement, Alipay, rapidement adopté par ses clients. C’est aujourd’hui le leader mondial du paiement mobile. Avec Yu’e Bao, Alibaba ouvre en 2013 un fonds monétaire directement accessible depuis Alipay. Grâce à une souscription massive et rapide, c’est aujourd’hui le plus grand fonds monétaire mondial, avec l’équivalent de 233 milliards de dollars sous gestion à fin 2017. Et la diversification s’étend bien au-delà, avec une gamme de produits alliant services financiers, médias sociaux, tourisme, logistique ou encore analyse et stockage de données, le tout concentré dans une seule et unique application mobile.
Tout comme Alibaba, Tencent s’inscrit dans presque tous les aspects de la vie des agents économiques chinois. Son système de paiement mobile, WeChat
Pay, talonne désormais Alipay. Baidu investit dans
l’intelligence artificielle et la voiture autonome ; Xiaomi se développe dans l’Internet des objets (IoT). Certes, les GAFA ont eux aussi opéré une importante diversification (services financiers, cloud computing, etc.), mais ces acteurs puissants ont façonné l’environnement économique en silos. En Chine, le code génétique des grands acteurs du digital est beaucoup plus multisectoriel. Et plus que de simples synergies sur la base clientèle, cette approche transversale permet de collecter des données croisées très fines sur les habitudes des consommateurs et assure aussi de multiples sources de revenus.
D’autre part, si une politique protectionniste les a abrités d’une concurrence internationale, l’extension horizontale de ces véritables écosystèmes et la course aux nouveaux marchés sur le sol chinois alimentent un important effort d’innovation et de gains en compétitivité.
Un troisième facteur de succès résulte de la posture conciliante du gouvernement chinois. Ce n’est que récemment que les autorités ont instauré un plafond sur les paiements mobiles, plus de dix ans après le lancement d’Alipay. Concernant la protection des données privées et le respect de la propriété intellectuelle, plus d’une décennie de relative liberté a, là encore, constitué un atout de taille. Et ce n’est pas seulement par son inaction que le gouvernement chinois accompagne la transition digitale, mais aussi par ses investissements. Son plan d’action « Internet Plus », dévoilé en 2015, prévoit l’intégration d’Internet dans tous les secteurs de l’économie. De multiples fonds et instituts de recherche contribuent à l’effort d’innovation (digitalisation, technologies « intelligentes », blockchain, etc.).
Les BATX à la conquête du monde ?
Désormais devenus des poids lourds multisectoriels et incontournables sur le sol chinois, qu’en est-il de l’appétit des BATX pour le marché mondial ?
Il faut tout d’abord garder à l’esprit que la Chine reste leur priorité. La taille du marché et les perspectives liées à l’émergence d’une large classe moyenne constituent un gisement riche, encore exploitable. D’autant que l’intense concurrence que se livrent entre eux ces acteurs tentaculaires sur le marché chinois exige une attention permanente aux évolutions des tendances locales, tout faux-pas pouvant être fatal. Toutefois, leur expansion internationale est déjà initiée. Alibaba et sa filiale financière Ant Financial ont réalisé de nombreux investissements dans la quasi-totalité des pays d’Asie du Sud-Est, avec notamment l’acquisition de Lazada, un acteur majeur du e-commerce dans la région. En Inde, le groupe s’est engagé dans les activités de paiement par mobile puis de vente en ligne de Paytm, tandis que Tencent a injecté des fonds dans Flipkart, qui rivalise avec Amazon pour la première place dans le pays. Tencent se positionne également dans le secteur des nouvelles technologies, avec une prise de participation de 5 % dans Tesla, et de 12 % dans Snap. Pour l’instant, ces acteurs sont cependant loin de rivaliser avec les géants américains sur la scène mondiale. En 2017, Baidu ne dégageait que 4 % de ses revenus à l’international (contre plus de la moitié pour Alphabet). Pour Tencent et Alibaba, cette part s’est élevée à 3,5 % et 9 %. Xiaomi, qui mise déjà plus nettement sur l’international (28 % de ses revenus en 2017) conserve une position de suiveur par rapport à Apple en termes de qualité et d’innovation. Une menace potentielle pour la marque à la pomme viendrait plutôt de Huawei, le troisième constructeur mondial, qui propose des produits très sophistiqués.
Par ailleurs, certains défis spécifiques, en particulier la méfiance de certains gouvernements et consommateurs quant à la sécurité des données stockées en Chine, limite aujourd’hui leur capacité à étendre leurs propres outils digitaux à l’étranger. Tout particulièrement pour les acteurs des technologies « soft » comme Tencent et Baidu. Néanmoins, il serait trompeur de considérer que l’expansion des firmes chinoises à l’étranger se fera par le biais d’une confrontation directe avec des acteurs internationaux déjà bien implantés.
Une stragie à long terme
La stratégie d’internationalisation des grandes entreprises chinoises est en effet ancrée dans une vision de long terme façonnée par le gouvernement chinois. Symbolisé par le concept des « nouvelles routes de la soie », qui prévoit un renforcement du rôle régional de la Chine et un rééquilibrage de l’ordre mondial au détriment de l’hégémonie américaine, ce grand projet se fonde sur des principes profondément enracinés dans la culture du pays.
Le premier repose sur « l’encerclement stratégique », qu’Henry Kissinger (1) illustrait par le jeu de wei qi (le jeu de go) populaire en Chine : composer avec la position de l’adversaire en se positionnant sur les places vacantes sans possibilité de conflit ouvert. À la fin d’une partie, il est difficile pour les non-avertis de discerner lequel des joueurs est le véritable vainqueur. Dans son positionnement géopolitique, la Chine souhaite retrouver son statut de puissance mondiale, mais n’est pas expansionniste. L’immense influence culturelle américaine à l’international ne sera donc pas remise en question par l’émergence de la Chine. Mais les investissements en capital des BATX, qui se positionnent sans que le consommateur final n’en ait véritablement conscience, leur permet de relever le défi culturel et participe de cette stratégie.
Le deuxième principe est tiré de l’histoire récente du pays. Alors qu’elle avait été une puissance de premier plan durant près de deux millénaires, la Chine a manqué le tournant de la révolution scientifique et industrielle de l’Occident, subissant au
XIXe siècle un déclin spectaculaire. Pékin ne reproduira pas cette erreur. Le pays mise désormais massivement sur les nouvelles technologies qui forgeront les tendances du futur : intelligence artificielle, Internet des objets, big data, blockchain. Les États-Unis conservent une avance significative, mais la tendance est exponentielle en Chine. C’est donc sur ces secteurs d’avenir que réside le véritable potentiel du pays à l’international. Par ce biais, la Chine a enfin la possibilité de passer d’un statut de copieur à celui de leader. Et face aux GAFA, la course ne fait que commencer.