Les Grands Dossiers de Diplomatie
FOCUS La Chine, acteur central du marché des métaux stratégiques
Par Nicolas Mazzucchi, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Parmi les ressources stratégiques du XXIe siècle, les métaux ont longtemps été les grands oubliés, occultés par les matières premières énergétiques, uranium et hydrocarbures. Plus variés, plus dispersés et surtout moins immédiatement visibles du grand public, les métaux sont demeurés la face immergée de la compétition industrielle internationale. L’évolution de la structure économique mondiale depuis le milieu des années 2000, avec l’émergence – y compris technologique – de nouvelles puissances non-occidentales, a eu pour effet d’aggraver la course aux ressources industrielles. En effet les métaux stratégiques, s’ils sont utilisés dans des quantités relativement modestes – encore que ce point soit sujet à discussion suivant la ressource considérée – n’en sont pas moins indispensables pour le fonctionnement des industries de pointe. Dans ce contexte, les pays possédant des ressources, ainsi que les moyens de les traiter et de les utiliser au niveau industriel, acquièrent un avantage compétitif majeur sur leurs concurrents. Peu de pays ont, dans ce cadre, l’avantage stratégique de la Chine, à la fois producteur majeur de nombreux métaux rares, mais également utilisateur de ces derniers, en particulier dans sa course aux nouvelles technologies dans l’énergie, les transports, les TIC ou la défense.
L’enjeu industriel mondial
Il est difficile de proposer une définition et, partant, une classification complète des métaux dits stratégiques. Ceux-ci sont un ensemble – entre 25 et 40 selon que l’on regarde de manière stricte ou large – d’éléments chimiques aux propriétés particulières utilisés dans les industries de pointe. Rarement employés seuls – sauf quelques-uns comme le nickel, le titane ou le cuivre –, ils entrent dans la composition d’alliages auxquels ils donnent des propriétés particulières (résistance à la torsion, à la chaleur, à la corrosion, faible coefficient de déformation, etc.). Ces métaux stratégiques sont en outre relativement concentrés géographiquement, entre une dizaine et un ou deux territoires selon les cas, donnant aux pays possédant ces ressources – et aux entreprises les exploitant – un fort contrôle sur les chaînes de valeur industrielles mondiales (1). Leur emploi en faibles quantités les rend complexes à recycler et, souvent, à substituer tant leurs propriétés sont particulières, comme dans le cas des aimants permanents au néodyme. Chacun de ces métaux a pratiquement sa propre géoéconomie, tant les usages et les ressources sont différents.
Il faut également rappeler ici que la plupart des métaux stratégiques ne fonctionnent pas selon le principe du marché unique avec cotation ouverte comme dans le cas du pétrole. Au sein des métaux stratégiques, seuls le nickel, le cuivre, le cobalt, le molybdène, le platine et le palladium sont couverts par le London Metal Exchange. C’est donc majoritairement en marché de gré à gré que s’effectuent les échanges, ce qui renforce mécaniquement le pouvoir de négociation des producteurs, au sein desquels la Chine se révèle le nouvel acteur majeur.
Au-delà des terres rares
Les ressources minières non-énergétiques de la Chine sont le plus souvent déformées par l’effet de halo médiatique induit par les terres rares. Cet ensemble de 17 métaux qui ne sont pas réellement rares, a été au coeur de l’actualité internationale en 2010 lorsque la Chine, en rétorsion des tensions avec le Japon autour des îles Senkaku/ Diaoyu, a décidé de suspendre ses livraisons vers l’archipel nippon. Le Japon, particulièrement dépendant des terres rares chinoises pour de nombreuses industries, s’est retrouvé – et le monde avec lui, vu la flambée des prix qui s’en est suivie – étranglé économiquement (2).
Toutefois, résumer la Chine aux terres rares serait une erreur dramatique tant les ressources en métaux stratégiques de Pékin sont diversifiées. Si l’on se fonde sur la version 2017 de la liste – critiquable (3) – des métaux critiques de l’Union européenne, il apparaît que la Chine dispose d’une position de producteur majeur dans 18 des 25 items sélectionnés. Certains d’entre eux présentent d’ailleurs un taux de substitution – indiquant lui-même la criticité réelle de la matière première considérée – bien plus faible que les terres rares.
Cette richesse minière qui n’est égalée, en prenant en compte la quantité, la variété et le contrôle étatique des ressources, que par la Russie, fait de la Chine un acteur incontournable de l’amont des chaînes de valeur industrielles mondiales.
La Chine est l’un des pays qui investit le plus dans l’exploration de son sous-sol. Même si les montants alloués diminuent régulièrement, plus de 12 millions de dollars ont été consacrés à cet effort en 2016 (4). En même temps que le développement des actifs miniers nationaux, la Chine tente le grand écart de la modernisation du secteur vers moins de gaspillage et de pollution environnementale. Prenant la suite des politiques mises en oeuvre dans le domaine de l’énergie, cette volonté d’améliorer un secteur par essence très polluant (5) peut apparaître comme une gageure. La Chine, qui a fait le choix, comme tous les grands pays miniers, de ne pas adhérer à l’Initiative pour la transparence des industries extractives, est toujours soupçonnée de dumping environnemental et social. En outre, le manque de transparence d’un secteur souvent confié aux autorités provinciales a longtemps alimenté la corruption endémique au sein du Parti communiste chinois. En 2016, le Plan national pour les ressources minérales (2016-2020) est entré en fonction, avec l’objectif avoué de réformer en profondeur le secteur extractif pour l’adapter aux exigences actuelles (6).
Photo ci-contre : Bassins d’évaporation d’une mine de lithium à Salinas Grandes, en Argentine. Alors que la Chine possède une position majoritaire dans la production de bon nombre de métaux stratégiques, elle cherche aussi à sécuriser son approvisionnement dans les métaux stratégiques tels que le lithium ou le cobalt – au coeur de la transition énergétique et incontournables pour dominer le marché des batteries – dont la Chine ne possède pas ou peu de ressources dans son sous-sol. Si la Chine a investi pour 2,65 milliards de dollars dans une mine de cobalt en RDC (d’où provient 60 % de l’offre mondiale), l’entreprise chinoise Gangfeng multiplie les acquisitions dans des sites en Australie, Argentine et d’autres pays et devrait rapidement devenir le deuxième producteur mondial de lithium. (© Shutterstock/Aleksandra H. Kossowska)
Produire, consommer, contrôler
Le pouvoir stratégique de la Chine dans ce domaine n’est pas exclusivement une question de dépôts miniers. C’est également une problématique liée à l’organisation même d’un secteur extractif historiquement éclaté et aux responsabilités politiques diluées entre les niveaux provincial et national.
Depuis le milieu des années 2000 et surtout le début des années 2010, avec la réforme des entreprises d’État, de grandes manoeuvres de concentration sont visibles, comme l’illustre l’évolution de la plus grande entreprise minière chinoise, China MinMetals. Depuis la fin des années 2000, cette dernière a acheté nombre d’entreprises minières locales et est devenue aujourd’hui une entreprise présente sur l’extraction et le raffinage de nombreux métaux en Chine, comme à l’international. Elle est en 2017 la 120e entreprise mondiale au classement Fortune 500, première dans la catégorie des matériaux industriels, et représente bien l’évolution de ces grands miniers chinois qui ont à la fois élargi leur portefeuille d’activités et signé des contrats pour l’exploitation de dépôts sur tous les continents où ils sont en compétition ouverte avec les grands miniers traditionnels occidentaux ou russes. L’Afrique et l’Amérique latine sont devenues depuis quelques années le nouveau terrain d’affrontement économique de ces derniers, avec la compétition pour l’octroi de nombreuses mines de cuivre, de lithium, de cobalt, etc (7). Toutefois, la possession de la ressource brute n’est que la première des étapes de la puissance industrielle induite par les métaux stratégiques.
La Chine cherche ainsi depuis plusieurs années à se positionner sur les phases du cycle des métaux stratégiques qu’elle ne possède pas ou partiellement. Pendant de nombreuses années, la Chine a été présente à la fois sur le segment de la production brute et sur celui de la consommation industrielle intermédiaire, que l’on pourrait considérer comme les phases 1 et 3 d’un cycle global à 5 phases (extraction-raffinage-production industrielle-intégration systémique-recyclage). Les phases liées au raffinage et à l’intégration sont par essence fortement dépendantes d’un savoir-faire technologique que la Chine se fait fort d’acquérir depuis plusieurs années. En effet, les miniers chinois sont toujours – partiellement – obligés de passer par des entreprises spécialistes de la chimie, européennes pour la plupart, dans le raffinage des terres rares. Celles-ci nécessitent des taux de pureté très importants et une mise en forme (poudres, oxydes, fils, barres, etc.) pour être utilisables dans la constitution d’objets industriels. Ainsi, depuis 2010-2011, la Chine investit massivement dans la recherche sur les procédés chimiques de transformation des différents métaux, dont les terres rares, afin de limiter sa dépendance. Au-delà des métaux bruts, si l’intégration systémique des composés industriels (éoliennes par exemple) était majoritairement le fait d’entreprises occidentales ou japonaises, les utilities chinois commencent depuis 2015 à se déployer massivement hors de Chine, à l’image de State Grid.
Le recyclage, qui a longtemps été négligé par l’ensemble des acteurs mondiaux (8), devient aujourd’hui une piste d’amoindrissement de la dépendance stratégique pour les plus grands consommateurs. Les initiatives lancées au Japon en premier lieu, puis, plus timidement, en Europe, ont été contrebalancées par la volonté de la Chine mi-2017 d’interdire l’importation d’un grand nombre de déchets industriels de basse qualité (9). La Chine souhaite ainsi développer une industrie du recyclage qui ne se fonde plus sur la réutilisation de l’ensemble des déchets en fin de vie (métaux, plastiques, etc.) mais qui, en diminuant la quantité au profit de la qualité, puisse permettre à Pékin de devenir une véritable puissance du recyclage de haute-qualité (10). Grâce à cette politique restrictive, les autorités nationales espèrent entrer – y compris par la porte du recyclage – dans la compétition pour les technologies vertes. Des procédés de recyclage de haut niveau pour les métaux stratégiques, à l’opposé de la tradition chinoise (11), renforceraient la place de la Chine dans le cycle des métaux, lui permettant même de s’imposer comme l’une des principales références mondiales dans chacune des phases du cycle.
La position de la Chine vis-à-vis des matières premières, qu’elles soient énergétiques ou industrielles, est ambivalente. Le pays possède d’importantes réserves, toutefois, comme dans l’industrie pétrolière où la Chine est le 5e producteur mondial, le pays se révèle également un immense consommateur. Le développement industriel du pays se poursuivant, les besoins des industries nationales en métaux stratégiques se font toujours plus grands. Ne pouvant produire sur son sol national l’ensemble des métaux dans des quantités importantes, les entreprises chinoises sont de plus en plus obligées de se tourner vers des ressources étrangères, par l’acquisition de produits semi-finis ou le développement de nouvelles mines. Cette configuration, nécessairement mondiale, de la position chinoise dans le marché des métaux stratégiques, est révélatrice de l’orientation globale du pays : la richesse nationale permet le développement économique et technologique, mais celui-ci pour franchir une étape oblige le pays à s’insérer davantage dans la mondialisation. Le paradoxe de l’autarcie impossible de la Chine se renforce, même si, dans le même temps, Pékin ne cesse de gagner en compétitivité technologique.