Les Grands Dossiers de Diplomatie
FOCUS Quel rôle pour Pékin au Conseil de sécurité ?
Les manières de voir la Chine divergent fortement. On la voit : comme une superpuissance en voie d’émergence rapide, une menace pour la sécurité du monde, un État refusant l’ordre international ; comme un État normal qui aspire simplement à prendre sa place dans le monde des pays développés ; comme une bulle qui pourrait être dévastatrice pour l’économie mondiale quand elle explosera ; comme un empire destiné à éclater comme feue l’URSS. La Chine elle-même s’affiche comme une « puissance responsable », soucieuse du respect des principes de l’ordre international, visant une « émergence pacifique ». Sa pratique de membre permanent du Conseil de sécurité est l’un des meilleurs indicateurs, pour valider une des hypothèses de la Chine. Il s’agit évidemment de la pratique récente, postérieure à 2008, celle de la Chine « éveillée » et engagée dans une perspective de puissance. La Chine n’est toujours pas au niveau des États-Unis, ou même du point de vue politico-militaire à celui de la Russie ; elle n’est pas encore au sens plein du terme une puissance mondiale. Cela transparaît dans sa pratique au Conseil de sécurité. Mais le chemin parcouru depuis 1945 est considérable et Pékin se situe dans la longue durée.
Avant l’affirmation de la puissance chinoise
Trois Chines se sont alors succédées : celle de Tchang Kaï-chek, celle de Mao Zedong et celle que domine la figure de Deng Xiaoping La Chine est membre originaire des Nations Unies. De la fin de la guerre civile, en 1949, à octobre 1971, elle a été représentée par le régime de Tchang Kaï-chek. Réfugié à Taïwan, il était l’un des obligés de Washington, qu’il appuyait à l’ONU. Il n’opposera son veto qu’en 1956 à la candidature de la Mongolie, jugée comme partie intégrante de la Chine.
La RPC de Mao Zedong a donné une nouvelle visibilité à « l’Empire du Milieu », en se montrant beaucoup plus critique à l’égard des « impérialistes » et des « révisionnistes ». Mais elle n’a pas été utilisatrice du veto, sauf en 1972 contre l’admission du Bangladesh. Sans être dans le Mouvement des Non-Alignés, elle a tenté d’exercer une influence sur les relations internationales (théorie des trois mondes) avec un succès limité par des résultats économiques médiocres et les excès du maoïsme.
La période postérieure, marquée par « Monsieur Deng » de 1978 à 1992, sera celle de la démaoïsation, des « modernisations » et d’une plus grande affirmation internationale, après la guerre froide et la fin de l’URSS. Pékin s’est rapprochée de la Russie (développement d’un partenariat stratégique, fixation de la frontière commune) et est entrée à l’OMC fin 2001. La Chine eut alors à prendre position sur plusieurs grandes questions venues à l’ordre du jour du Conseil de sécurité – l’usage de la force contre l’Irak de Saddam Hussein en 1991, puis au Kosovo en 1999, en Afghanistan après le 11 septembre 2001 et encore en Irak en 2003 –, dans un contexte d’hégémonie américaine et occidentale et de montée du terrorisme. Elle se montra réticente vis-à-vis de l’interventionnisme occidental. Pour le Kosovo, elle a été, avec la Russie et la Namibie, l’un des trois États ayant voté en faveur du projet de résolution exigeant la fin de l’emploi de la force par l’OTAN (S/1999/328). Moscou et Pékin savaient qu’il n’obtiendrait pas la majorité, mais voulaient rappeler la règle. Après le 11-Septembre, elle a participé à l’unanimité, appuyant les résolutions 1368 et 1373 (2001) sur l’Afghanistan mais, en 2003, elle est, avec la Russie et la France, parmi les États opposés à l’action militaire contre l’Irak, qui aura lieu sans autorisation du Conseil de sécurité. Au cours de la période 1978–2008, la Chine n’opposera pourtant que trois vetos, à des projets d’origine occidentale, relatifs à des opérations de paix au Guatémala (1997), à la Macédoine (1999), apparemment lointains mais l’intéressant directement car était en question la reconnaissance de Taïwan, ou menaçant d’une ingérence un État proche (Myanmar, 2007).
Au temps de la montée en puissance de la Chine
Cette montée en puissance se marque par une participation plus grande aux affaires du monde, qu’attestent ses vetos, ses positions au Conseil de sécurité et son investissement humain (2491 personnes en mars 2018, au premier rang des membres permanents) et financier (10,25 % du budget) dans les opérations de maintien de la paix (OMP) des Nations Unies, en accord avec ses intérêts en Afrique où se trouve la majorité de ces OMP. Mais la puissance de la Chine n’est absolument pas l’équivalent de celle des États-Unis. Depuis la guerre froide, Washington et ses alliés ont repris le contrôle des Nations Unies. Au Conseil de sécurité, ils sont, non sur la défensive, mais en position de « pousser au veto ». C’est ce qu’ils font avec la Russie ; mais pour le moment pas avec Pékin. L’activité du Conseil est très consensuelle – la Russie et la Chine se sont même abstenues en 2011, laissant adopter la résolution 1973 qui sera à l’origine de l’intervention en Libye et en 2016 elles ont participé à l’unanimité qui a porté la résolution 2325, d’importance majeure en matière de non-prolifération des armes de destruction massive –, mais connaît parfois de très fortes tensions. Cela donne à la Chine l’occasion de travailler son image. Elle se montre engagée dans les affaires du monde, un partenaire fidèle de la Russie, mais autonome et, par-dessus tout, un État soucieux du droit international, de la sécurité collective et du maintien de la paix. C’est bien l’image d’une puissance « responsable », constante dans ses
principes et sa pratique, opposée à l’usage de la force, toujours soucieuse de négociation, de compromis, de consensus. Une image que le comportement des États-Unis – violents, interventionnistes, soucieux du droit quand cela les sert mais l’oubliant quand il le faut, ignorant ou instrumentalisant l’ONU, irrespectueux des engagements pris – met, par effet de contraste, très fortement en valeur.
Avec les États-Unis et la Russie, la Chine a été le seul des membres permanents à utiliser le veto depuis 2008. Elle l’a fait à huit reprises – une fois en 2008, 2011, 2014, 2016, 2017 et 2018, deux fois en 2012. La Russie y a recouru 17 fois. Les États-Unis, concernés seulement par la question des Territoires palestiniens occupés par Israël, deux fois. Ils sont, en revanche, parmi les auteurs de la plupart des projets de résolution auxquels Moscou et Pékin s’opposent.
Les vetos chinois ne portent sur aucun sujet concernant directement Pékin. Au Conseil de sécurité, personne ne pose la question de la mer de Chine, celles des droits de l’homme, du Tibet et à plus forte raison de Taïwan. Pour le moment, on ne « cherche pas » la Chine. Ses vetos vont toujours avec un veto russe. Ils ont concerné : un projet condamnant le gouvernement du Zimbabwe pour des violences contre des civils (2008) ; des projets relatifs à la Syrie, condamnant la répression (2011, 2 en 2012), en faveur de la saisine de la CPI (2014), exigeant le cessez-le-feu et l’accès rapide des organismes humanitaires à Alep (2016) et sur le mécanisme d’enquête relatif à l’emploi d’armes chimiques (2017) ; et un projet sur le Yémen (2018). Le fondement du veto chinois réside dans les principes – le respect de la souveraineté, de l’indépendance et de l’intégrité territoriale et la nécessité de préserver l’unité du Conseil de sécurité –, l’appel à la raison, au calme, à la retenue, la nécessité de consulter, négocier, chercher un compromis, une solution et la conviction que les sanctions, la menace et l’usage de la force ne sont pas la solution.
Quand la Chine n’accompagne pas la Russie dans le « non », elle s’abstient, sur la Géorgie (2009), l’Ukraine (2014, 2015), la Bosnie (2015), la Syrie (2016, 2017, 2018). Cela marque la fiabilité du partenaire stratégique. Elle explique son vote par la complexité du cas et le besoin de débattre davantage, ou le refus de s’associer à un projet qui divise, tout en rappelant l’attachement de Pékin aux principes. Bien que le contexte du Conseil de sécurité ne leur soit pas favorable, Russie et Chine essayent parfois l’offensive, en exploitant l’opportunité d’un projet – projet collectif africain sur la CPI en 2013, projet bolivien sur le mécanisme en Syrie 2017 et bien sûr projets sur la Palestine que bloque un veto américain (2014, 2017) – ou, situation rare, en rejoignant un groupe assez nombreux opposé à un projet occidental (Sud-Soudan, 2016). Il arrive que, même sans aucune chance de succès, Moscou présente son propre projet (S/2016/847, S/2017/968, S/2018/175, 322, 355 sur la Syrie) ; en ce cas le partenaire chinois l’accompagne. Cette posture offensive traduit probablement l’espoir de profiter des excès des Américains et des Occidentaux et de l’ère Trump, pour commencer à renverser le rapport des forces aux Nations Unies.