Les Grands Dossiers de Diplomatie
FOCUS L’Asie du Sud-Est, futur pré carré chinois ?
La mise en place d’une multitude d’accords bilatéraux entre, d’une part, les États de l’Asie du Sud-Est (1) et, d’autre part, la Chine, confirme que l’Asie du Sud-Est constitue l’un des noeuds géographiques de l’Asie, la région apparaissant comme un pivot stratégique central entre le monde chinois, l’aire indienne et l’Asie-Pacifique, zone en cours de reconfiguration depuis l’émergence de la Chine. La situation géographique de l’Asie du Sud-Est, qui partage avec la Chine des milliers de kilomètres de frontières maritimes et terrestres, ouvre à cette dernière des perspectives stratégiques, commerciales et énergétiques importantes. De par sa proximité géographique, le poids de l’histoire et les liens tissés par sa diaspora, la Chine est la puissance désormais la plus présente dans l’Asie du Sud-Est, à la fois dans les échanges commerciaux et dans les investissements. C’est d’ailleurs cette région qui justifia la création de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), qui se présente comme la rivale de la Banque asiatique de développement (BAD), créée à l’initiative du Japon en 1965 et basée à Manille (Philippines). Par son emplacement stratégique, ses ressources et ses débouchés, l’Asie du Sud-Est est une cible prioritaire pour Pékin.
Les avancées de Pékin
Proximité géographique et culturelle oblige, Pékin s’est tournée depuis le début des années 1980 – période au cours de laquelle la Chine établit ou restaure ses relations commerciales (et diplomatiques) avec plusieurs pays de la région (Singapour, Indonésie) – vers ses partenaires en Asie du Sud-Est, en marge de son développement économique et de son poids grandissant dans les affaires mondiales, en s’appuyant sur quatre principes : la coopération Sud-Sud ( nan-nan hezuo), une stratégie tournée vers l’extérieur ( zou chuqu zhanlue), une politique de bon voisinage ( mulin youhao) et un nouveau concept de sécurité ( xin anquan guan) (2). D’autre part, la Chine bénéficie généralement d’une bonne image en Asie du Sud-Est. Cette région fut même, de l’avis de certains analystes chinois, le laboratoire de la mise en place du soft power chinois dans les pays du Sud. L’Asie du Sud-Est est également la région du monde qui compte la plus importante diaspora chinoise. On estime à un total supérieur à 32,7 millions de membres cette diaspora dispersée dans les différents pays de la région (3), dont 7,5 millions en Indonésie (3 % de la population), 6 millions en Thaïlande (14 %), 7,1 millions en Malaisie (26 %) et 2,8 millions à Singapour (74 % de la population de la cité-État !). En tant que relais des échanges commerciaux que la Chine entretient avec les pays de la région, la diaspora profite très largement de la montée en puissance progressive de la Chine continentale [voir le focus de C. Pina p. 15]. Ainsi, les communautés chinoises en Asie du Sud-Est, plus influentes que par le passé, accompagnent l’émergence de la Chine et de son soft power. Les « Chinois d’outre-mer », appellation utilisée par Pékin, sont de fait un véhicule de la culture et de la langue chinoises. Ils sont ainsi perçus comme une opportunité de se rapprocher de la Chine.
Par le biais d’accords de libre-échange, mais aussi simplement par l’attractivité de son économie, la Chine s’est par ailleurs érigée en aimant commercial autour duquel gravitent les économies de sa périphérie et ce, quels que soient les agendas politiques de leurs gouvernements respectifs. Dans ces conditions, et compte tenu des défis auxquels est confrontée la stratégie de soft power de la Chine dans son environnement régional, Pékin met davantage en avant le caractère incontournable de ses investissements ( hard power), y compris dans des pays comme le Vietnam, qui se positionne comme un rival stratégique et dont la société ne porte pas sur la Chine un regard aussi positif que les autres pays de la région. Le Vietnam a néanmoins, comme l’ensemble de l’Asie du Sud-Est (hormis le Timor Leste), adhéré à l’AIIB dès sa création et marqué ainsi l’ancrage des investissements pilotés par la Chine dans la région. La capacité d’investissement de la Chine (ainsi que l’aide), jamais défaillante, est difficile à refuser.
Une diplomatie économique et commerciale tous azimuts
La diplomatie économique de la Chine en Asie du Sud-Est s’exerce à trois niveaux : au niveau régional, au niveau sous-régional et au niveau bilatéral. L’imbrication Par Éric Mottet, professeur à l’Université du Québec à Montréal, codirecteur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est, codirecteur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG) et chercheur associé à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC).
de ces trois niveaux d’échanges économiques et commerciaux entre la Chine et l’Asie du Sud-Est contribue très largement à démultiplier les canaux d’intégration économique entre les deux parties. Il convient cependant de garder à l’esprit que, tant du côté de la Chine que du côté des États du Sud-Est asiatique, le canal privilégié demeure celui des relations bilatérales (4).
Au niveau régional, on peut affirmer que la Chine se montre de plus en plus favorable vis-à-vis des instances régionales de dialogue, ce qui n’a pas toujours été le cas dans le passé. Les relations économiques et commerciales entre les deux parties sont désormais intégrées dans l’agenda global des relations entre la Chine et l’ASEAN, telles que l’accord de libre-échange Chine-ASEAN (5). En outre, le Partenariat économique régional global (RCEP), négocié au sein du groupe de l’ASEAN+6 (6), à l’initiative de l’ASEAN, a pour objectif d’apporter une solution à l’effet « soupe de nouilles » créé par la multiplication des accords de libre-échange (ALE) par l’ASEAN avec ses principaux partenaires commerciaux de l’Asie de l’Est et du Pacifique. À l’heure des chaînes de valeur (7), où la fabrication de nombreux produits est fragmentée et localisée dans des pays différents, l’origine nationale des produits devient difficile à déterminer, ce qui fait que ces derniers ne peuvent bénéficier des avantages du principe de libre-échange. Dans un souci de simplification, l’ASEAN s’est donc lancée dans un processus d’épuration des ALE dans l’optique d’aboutir au RCEP. À priori, l’ASEAN joue un rôle de leader dans la négociation du RCEP, mais compte tenu de l’importance de la Chine, elle n’est pas en mesure d’imposer ses conditions. Si le RCEP voit le jour, il aura une portée très large, depuis le commerce des biens et services jusqu’aux IDE, en passant par la coopération économique et technique, la
propriété intellectuelle, la concurrence et le règlement des différends. Souvent considéré comme une version adoucie du Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) (8), le RCEP sera, selon de nombreux avis, plus favorable aux pays de l’ASEAN et à la Chine, avec moins de demandes d’harmonisation, des normes environnementales et du code du travail moins strictes (y compris contre la corruption) et une réduction plus lente des barrières tarifaires.
À l’échelle de la sous-région, l’action de la Chine est notamment très visible dans la sous-région du Grand Mékong. Dans cette sous-région, les États se tournent collectivement vers une méthode chinoise de planification à des fins de rééquilibrage territorial. Du côté chinois, la coopération technique avec la sous-région ne laisse pas indifférent et est vue comme une formidable opportunité de reprendre pied dans la péninsule Indochinoise et ainsi se brancher sur les réseaux de la Région du Grand Mékong (GMS – Greater Mekong Subregion) (9), la province du Yunnan (re) devenant la porte d’entrée vers les marchés du Sud-Est asiatique.
Enfin, au niveau bilatéral, les échanges économiques et commerciaux s’intensifient chaque jour davantage. Dans la région, le Vietnam, la Malaisie et la Thaïlande sont les principaux partenaires commerciaux de la Chine, le Vietnam étant la plus grande destination des exportations de la Chine tandis que la Chine importe plus de marchandises de Malaisie que les autres pays de l’ASEAN. Grâce à cette stratégie multiéchelle, les échanges entre la deuxième économie mondiale et les dix pays de l’ASEAN ont été multipliés par huit au cours des quinze dernières années. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’ASEAN (515 milliards de dollars en 2017), surpassant les États-Unis, l’UE-28 et le Japon tandis que l’ASEAN est devenue le premier partenaire commercial de la Chine en 2017 (4e en 2010). Toutefois, l’objectif des 1000 milliards de dollars d’échanges commerciaux d’ici à 2020, évoqué en 2013 par le Premier ministre chinois Li Keqiang, semble difficile à atteindre.
Une région intégrée aux nouvelles routes de la soie
Depuis le début des années 1990, la voie fluviale du Mékong a été supplantée par un réseau routier plus efficace reliant la province chinoise du Yunnan à l’Asie du Sud-Est, accentuant du même coup la pénétration de la Chine dans la sous-région du Mékong. En outre, la Chine estime que les nombreux corridors économiques mis en place dans la sous-région, notamment par le programme de la Région du Grand Mékong, lui permettent également de bénéficier de voies de communication plus efficaces et plus rapides avec l’Asie du Sud-Est dans son ensemble. En témoignent notamment le projet d’une ligne ferroviaire à grande vitesse entre la province du Yunnan et le Myanmar (corridor de l’Ouest), la construction d’une liaison ferroviaire à grande vitesse (et de marchandises) entre le Yunnan et Vientiane au Laos (corridor Indochinois ou Central) (10), le projet de ligne ferroviaire entre le Yunnan et l’Inde passant par le Myanmar et le Bangladesh (corridor BCIM) ou encore le projet de construction d’une liaison ferroviaire entre la Chine et le Vietnam (corridor de l’Est). De même, un projet de liaison ferrée est à l’heure actuelle à l’étude pour relier la Thaïlande, la Chine et plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, dont la Malaisie et Singapour. À cela s’ajoute la route de la soie maritime du XXIe siècle, qui concerne au premier chef bon nombre de ports sud-asiatiques [voir carte p. 51]. Les « nouvelles routes de la soie » (ou Belt and Road Initiative) participent d’un plan massif d’investissement dans les infrastructures (1200 milliards de dollars) (11) en Asie centrale et en Asie du Sud-Est [voir l’entretien avec M.-F. Renard et D. Cubizol p. 48]. L’objectif est d’offrir aux entreprises chinoises de nouveaux débouchés alors que la transition du modèle économique en faveur du marché intérieur s’avère insuffisante. Il s’agit en outre d’écouler des surcapacités industrielles estimées par la Banque mondiale à 10 % du PNB (notamment dans le BTP), et d’assurer la diversification des approvisionnements énergétiques. De plus, en raison de l’augmentation des coûts du travail, les entreprises chinoises perdent de leur compétitivité face à certains concurrents étrangers (dont le Vietnam). Il s’agit de délocaliser des industries à utilisation intensive de maind’oeuvre vers les États voisins où les coûts de production sont moins élevés.
De plus, ces nouvelles routes de la soie s’insèrent dans une géopolitique des provinces en marge de son territoire et des pays voisins. D’une part, Pékin concrétise sa stratégie consistant à reconnecter la province du Yunnan à son prolongement indochinois, faisant passer son positionnement territorial de « périphérie » à « centre » ou encore à faire de la province un pont entre la Chine et l’Asie du Sud-Est. D’autre part, Pékin veut faire de l’Asie du Sud-Est terrestre une voie de passage stratégique en direction des mers du Sud et comme éventuelle alternative au transport maritime via les nouvelles infrastructures de transport terrestres ; les corridors sud-asiatiques complètent la ceinture économique en se raccordant au programme de la Région du Grand Mékong, c’est-à-dire la partie péninsulaire de l’Asie du Sud-Est où la Chine cherche à développer le fret ferroviaire (et maritime) pour accéder plus facilement à l’océan Indien, ce qui permet de contourner la mer de Chine méridionale, région stratégiquement instable (12).
Entre statu quo et code de conduite en mer de Chine méridionale
Si la perspective d’un affrontement armé s’est estompée depuis la vive altercation qui a opposé des navires gouvernementaux chinois et philippins en 2012 autour du récif Scarborough, cette multiplication des incidents et cette crispation s’invitent désormais systématiquement aux sommets de l’ASEAN. Les pays de l’Association, collectivement impliqués dans le conflit de mer de Chine méridionale depuis la déclaration de Manille de 1992, s’efforcent d’amener Pékin à convenir d’un gel des gestes unilatéraux par le biais d’un code de conduite, proposé dès 1999. Face au refus chinois de signer un texte contraignant issu d’une négociation multilatérale – la Chine insiste sur le caractère primordial des négociations bilatérales comme méthode de résolution du conflit –, les parties convinrent de signer en 2002 une Declaration on conduct of parties in the South China Sea (DOC), mais son échec est patent puisque, quinze ans après sa signature, les parties en sont toujours à négocier ses modalités d’application. Néanmoins, les pays de l’Asie du Sud-Est et la Chine font des progrès dans les négociations sur le Code de conduite en mer Orientale (COC), bien que la question de savoir s’il est juridiquement contraignant reste encore en suspens.
Sur ce dossier, la Chine joue habilement sur les divisions internes à l’ASEAN. Deux de ses membres, les Philippines (13) et le Vietnam, sont directement opposés aux revendications chinoises en mer de Chine méridionale et militent activement en faveur d’une prise de position ferme (14) de l’Association contre la politique chinoise. Les revendications chinoises chevauchent les prétentions de Brunei et de la Malaisie, mais ces derniers ont adopté une position plus conciliante. L’Indonésie et Singapour ne sont pas directement impliqués, mais craignent l’affirmation de la puissance chinoise dans la région. En revanche, la Thaïlande et le Laos affichent une neutralité très bienveillante à l’égard de Pékin, tandis que la Birmanie et le Cambodge ne cachent pas leur penchant prochinois dans ce dossier. Si la Chine a cherché à minimiser le clivage entre elle et certains pays de l’ASEAN, il est certain que la découverte de travaux majeurs de remblaiement et de construction de bases chinoises dans les Spratleys au cours de l’été 2014, a contribué à renforcer le sentiment, chez plusieurs membres de l’ASEAN, que la Chine ne vise qu’à gagner du temps sans rechercher véritablement d’accord durable en mer de Chine méridionale [voir l’article de Y. Roche p. 88].
Quelles perspectives ?
Au final, que faut-il attendre de l’évolution des relations multiformes entre la Chine et l’Asie du Sud-Est ? Malgré sa présence grandissante et les perspectives qu’offrent le RCEP et la puissance économique chinoise, l’influence de la Chine en Asie du Sud-Est n’est pas sans limites. Il serait même très exagéré de faire de cette région un simple satellite chinois. Certes, la Chine possède de nombreux leviers économiques et politiques pour pousser les pays du Sud-Est asiatique à une plus grande ouverture, mais il apparaît que ceux-ci ne sont pas suffisamment puissants. L’Asie du Sud-Est cherche à éviter une dépendance économique excessive vis-à-vis de la Chine, en développant des liens économiques (et politiques) avec l’Inde, le Japon, la Corée du Sud, l’Union européenne, la Russie, les États-Unis, etc. Si les acteurs économiques chinois investissent dans de nombreux projets (ressources, infrastructures, etc.), ils se trouvent généralement à côté de, ou en concurrence avec, de nombreux acteurs étatiques ou privés. Cette coopération à tout crin entre l’Asie du Sud-Est et les puissances étrangères autres que la Chine illustre en partie la politique des pays de la région afin, entre autres, de contrebalancer l’omniprésence chinoise. En outre, si le projet des nouvelles routes de la soie permet à l’ASEAN de développer sa connectivité intra et inter-régionale et ainsi de garder sa centralité (position géostratégique) dans une région en pleine recomposition, il impose de facto aux pays de l’ASEAN une grande proximité avec la Chine, en dépit des contrepoids indien, coréen et japonais. En d’autres termes, l’Asie du Sud-Est doit veiller à ne pas devenir un simple prolongement territorial de la Chine et à s’entendre avec Pékin sur un partenariat constructif et profitable à tous ; en somme, à ne pas se faire écarteler par la Chine.