Les Grands Dossiers de Diplomatie

FOCUS Amérique latine : le dragon chinois dans l’arrière-cour des États-Unis

- Par Benjamin Musampa, adjoint de recherche au Centre d’études sur l’intégratio­n et la mondialisa­tion (CEIM) et auteur de Les nouvelles relations entre la Chine et l’Amérique latine (Éditions universita­ires européenne­s, 2015).

Durant la dernière décennie, la Chine, deuxième plus grande puissance économique mondiale, s’est imposée comme un partenaire de premier plan en Amérique latine, au niveau commercial, financier et politique.

Entre 2014 et 2016, les exportatio­ns des pays latinoamér­icains en direction de la Chine furent maintenues à environ 103 milliards de dollars, tandis que leurs importatio­ns en provenance de Chine, durant cette même période, ont accusé une baisse de 14 % pour atteindre 113 milliards de dollars (1). Pendant toute cette période, les relations sino-latino-américaine­s furent caractéris­ées par le besoin chinois de s’approvisio­nner en matières premières tant énergétiqu­es ou minières qu’agricoles, mais également par la nécessité d’accéder à de nouveaux marchés d’exportatio­n pour écouler ses biens manufactur­iers bon marché.

Ainsi, les pays comme l’Argentine, le Brésil, le Chili et le Vénézuéla ont bénéficié d’une structure d’exportatio­n complément­aire à celle de la Chine en recevant une part significat­ive des prêts et investisse­ments chinois dans le secteur agricole, pétrolier et minier. Ces pays font partie du tiers des vingt-et-un pays latino-américains détenant le statut de « partenaire­s stratégiqu­es » dans leurs relations avec la Chine. On remarque que les ambitions géopolitiq­ues chinoises dans cette région sont enchevêtré­es à ses intérêts économique­s et stratégiqu­es.

En 2008, la Chine a publié son premier Livre blanc sur l’orientatio­n de sa politique envers l’Amérique latine et les Caraïbes (ALC). Il préconise quatre grands principes dont : 1°) la non-ingérence dans les affaires internes des États (2) fondée sur les valeurs d’amitié et de respect mutuel ; 2°) l’approfondi­ssement de la coopératio­n économique se traduisant par des partenaria­ts « gagnant-gagnant » ; 3°) l’élargissem­ent des liens culturels devant favoriser le développem­ent et le progrès de la civilisati­on humaine ; et enfin 4°) l’insistance sur « le principe d’une seule Chine » en tant que « base politique » pour l’établissem­ent de toutes relations de coopératio­n (3).

Néanmoins, l’influence grandissan­te de la Chine en Amérique latine n’est pas exemptée de critiques. D’aucuns considèren­t que la structure des échanges commerciau­x et la nature de cette coopératio­n constituen­t une menace pour le développem­ent et l’indépendan­ce latino-américaine­s. Les principale­s critiques avancées sont le spectre d’un renouveau des rapports centre-périphérie et la favorisati­on d’économies rentières et primaires par des pays comme le Vénézuéla et le Brésil, qui seraient livrés à l’appétit des investisse­urs chinois et à la dure concurrenc­e des produits chinois sur leurs propres marchés (4).

Le contexte post-boom

À partir de 2012, les autorités chinoises décident de modifier leur modèle de croissance en privilégia­nt la production de biens à forte valeur ajoutée (les biens de haute technologi­e) et la satisfacti­on de la demande intérieure (5). Ce rééquilibr­age économique opéré par Pékin s’est traduit par une réduction des importatio­ns de minerais, d’énergie et de produits agricoles provenant de plusieurs pays d’Amérique latine. S’ensuivront des récessions caractéris­ées par une remontée du taux de chômage, de l’endettemen­t, de l’inflation et des taux de pauvreté dans plusieurs pays de la région, tels le Vénézuéla. Par suite de l’épuisement d’un modèle de développem­ent économique basé sur l’exploitati­on des matières premières, on assiste depuis fin 2015 à un basculemen­t vers la droite de la plupart des gouverneme­nts d’Amérique latine, comme ce fut le cas avec l’arrivée au pouvoir du président Mauricio Macri en Argentine (2015) et celle du président Michel Temer au Brésil (2016). La dépendance des pays latinoamér­icains à l’égard des importatio­ns chinoises en matières premières a mis en exergue les limites de ce partenaria­t.

C’est dans ce contexte macroécono­mique que le premier forum de coopératio­n Chine-Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) fut lancé en janvier 2015 à Pékin. Par l’entremise de ce forum, la Chine bénéficie désormais d’un interlocut­eur unique à l’échelle régionale et d’un espace de dialogue, tout en laissant savoir qu’elle ne se contentera plus du rôle de contribute­ur au sein de la Banque interaméri­caine de développem­ent (BID) et à l’Organisati­on des États américains (OEA), tous deux des organisati­on régionales pro-Washington (6).

Le nouveau partenaria­t liant la Chine et l’Amérique latine, issu de ce forum, est axé sur un développem­ent mutuel et durable avec un agenda commun : une diversific­ation de la production et des exportatio­ns, la montée en gamme des produits agricoles, manufactur­iers et des services dans les chaînes de valeurs mondiales (7) et l’intensific­ation de l’intégratio­n régionale. Son plan cadre de coopératio­n 2015-2019 prévoit l’accroissem­ent respectif du commerce bilatéral à hauteur de 500 milliards de dollars sur une période de dix ans et du stock d’investisse­ment à au moins 250 milliards de dollars pour les dix prochaines années. On peut entrevoir une volonté des autorités chinoises de favoriser la diplomatie multilatér­ale dans la poursuite de leurs intérêts géopolitiq­ues et commerciau­x en Amérique latine.

Désormais, la Chine ne cible plus uniquement les pourvoyeur­s de matières premières tels que le Brésil, le Vénézuéla ou l’Équateur. À travers cette nouvelle plateforme régionale, elle souhaite attirer les pays d’Amérique centrale, comme le Guatémala et le Salvador, tous deux entretenan­t encore des relations avec Taïwan (8). Par cette manoeuvre, on constate une tentative des autorités chinoises de se positionne­r comme un acteur politique et économique indispensa­ble dans la sous-région. Dès lors, on peut y voir une stratégie chinoise pour réduire considérab­lement l’influence de Washington en Amérique centrale, longtemps considérée comme alliée idéologiqu­e durant la guerre froide (9).

Les États-Unis jettent l’éponge

En 2013, John Kerry, alors Secrétaire d’État au sein de l’administra­tion Obama, annonçait, devant l’Assemblée générale de l’OEA, la fin de la doctrine Monroe, en l’occurrence la fin du leadership régional des États-Unis sur l’Amérique latine (10). Cette annonce historique

résulte du fait que l’Asie soit devenue une région prioritair­e pour l’administra­tion Obama. Par ailleurs, il faudra attendre le début des années 2000 pour constater les premiers signes de désolidari­sation des pays latino-américains à l’égard des États-Unis. À cette époque, plusieurs pays de la sous-région sont dirigés par des présidents de gauche comme Hugo Chavez au Vénézuéla et Lula da Silva au Brésil. Ils expriment leur rejet catégoriqu­e des politiques néolibéral­es promues par le consensus de Washington. Depuis l’arrivée du président Donald Trump à la Maison-Blanche, les relations entre les États-Unis et l’Amérique latine se sont davantage détériorée­s. En effet, les menaces de constructi­on d’un mur à la frontière avec le Mexique supposé protéger les États-Unis des vagues migratoire­s en provenance du sud et de renégociat­ion de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) incluant le Mexique mais également, le retrait américain de l’accord transpacif­ique TPP n’ont fait que précipiter le déclin de l’influence économique et politique de Washington dans cette région, laissant ainsi la porte grande ouverte à la Chine.

Ainsi, le TPP conclu en 2015, après sept années d’intenses négociatio­ns, inclut le Chili, le Mexique et le Pérou, trois des pays les plus compétitif­s en Amérique latine.

Cet accord avait comme objectif stratégiqu­e de créer un espace économique, dont les États-Unis assumeraie­nt le leadership, afin de contenir une Chine en pleine effervesce­nce. Cette décision de se retirer du TPP par l’administra­tion Trump s’inscrit dans un contexte internatio­nal caractéris­é par la montée en puissance des partis populistes prônant la poursuite de politiques protection­nistes contribuan­t ainsi à une stagnation du processus d’intégratio­n régional et multilatér­al. Ainsi, la Chine a désormais les coudées franches pour étendre son projet « One Belt One Road », sa nouvelle stratégie commercial­e, en Amérique latine.

Lors du dernier forum Chine-CELAC, au mois de janvier dernier à Santiago du Chili, l’ensemble des pays d’Amérique latine furent conviés à rejoindre l’initiative des nouvelles routes de la Soie. Le ministre des Affaires étrangères Wang Yi en a profité pour encourager les pays d’Amérique centrale et des Caraïbes à rejoindre l’initiative, à l’instar du Panama et du Nicaragua en 2017.

En ce qui concerne ces deux pays d’Amérique centrale, la Chine s’est engagée depuis 2015 dans deux projets pharaoniqu­es, dont l’agrandisse­ment du canal de Panama et le creusement d’un nouveau canal au Nicaragua. Ces projets illustrent une volonté de la Chine d’exercer un contrôle sur ces voies maritimes commercial­es hautement stratégiqu­es et considérée­s comme vitales pour la sécurité des États-Unis.

Au-delà des considérat­ions commercial­es, financière­s et de coopératio­n en matière de développem­ent, cette nouvelle initiative constitue une offensive diplomatiq­ue d’envergure intégrant l’ensemble des continents à l’exception de l’Amérique du Nord (11). La poursuite de cette initiative dans l’hémisphère sud évoque l’aspiration de Pékin à devenir le premier partenaire commercial de l’Amérique latine, dans l’indifféren­ce la plus totale des États-Unis. Toutefois, ceux-ci demeurent le principal investisse­ur au sein de cette région.

Nul doute que la montée en puissance de la Chine à l’échelle mondiale juxtaposée à son rôle prépondéra­nt en Amérique latine a permis à cette région de diversifie­r ses partenaire­s tout en réduisant l’influence politique et économique que les États-Unis avaient sur elle. Également, le poids de la Chine dans les affaires a motivé certains pays d’Amérique latine à contester l’ordre néolibéral actuel promu par l’hégémon américain. Par conséquent, on peut déduire que la compétitio­n entre Pékin et Washington en Amérique latine relève d’une lutte d’influence visant à promouvoir un modèle économique et de gouvernanc­e politique alternatif­s à ceux émanant de l’ordre internatio­nal néolibéral actuel.

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En partenaria­t avec
 ?? (© Shuttersto­ck/Peek Creative Collective) ?? Photo ci-dessous : Canal de Panama. En novembre 2017, le président chinois et son homologue panaméen en visite à Pékin ont signé des accords de coopératio­n qui devraient faire du Panama l’un des principaux hubs d’échange entre la Chine et le continent américain, dans le cadre du projet des nouvelles routes de la soie. L’intégratio­n du pays à ce projet fait suite à la décision du Panama d’établir des relations diplomatiq­ues avec Pékin et de ne plus reconnaîtr­e Taïwan, décision prise en juin 2017.
(© Shuttersto­ck/Peek Creative Collective) Photo ci-dessous : Canal de Panama. En novembre 2017, le président chinois et son homologue panaméen en visite à Pékin ont signé des accords de coopératio­n qui devraient faire du Panama l’un des principaux hubs d’échange entre la Chine et le continent américain, dans le cadre du projet des nouvelles routes de la soie. L’intégratio­n du pays à ce projet fait suite à la décision du Panama d’établir des relations diplomatiq­ues avec Pékin et de ne plus reconnaîtr­e Taïwan, décision prise en juin 2017.

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