Les Grands Dossiers de Diplomatie
FOCUS Amérique latine : le dragon chinois dans l’arrière-cour des États-Unis
Durant la dernière décennie, la Chine, deuxième plus grande puissance économique mondiale, s’est imposée comme un partenaire de premier plan en Amérique latine, au niveau commercial, financier et politique.
Entre 2014 et 2016, les exportations des pays latinoaméricains en direction de la Chine furent maintenues à environ 103 milliards de dollars, tandis que leurs importations en provenance de Chine, durant cette même période, ont accusé une baisse de 14 % pour atteindre 113 milliards de dollars (1). Pendant toute cette période, les relations sino-latino-américaines furent caractérisées par le besoin chinois de s’approvisionner en matières premières tant énergétiques ou minières qu’agricoles, mais également par la nécessité d’accéder à de nouveaux marchés d’exportation pour écouler ses biens manufacturiers bon marché.
Ainsi, les pays comme l’Argentine, le Brésil, le Chili et le Vénézuéla ont bénéficié d’une structure d’exportation complémentaire à celle de la Chine en recevant une part significative des prêts et investissements chinois dans le secteur agricole, pétrolier et minier. Ces pays font partie du tiers des vingt-et-un pays latino-américains détenant le statut de « partenaires stratégiques » dans leurs relations avec la Chine. On remarque que les ambitions géopolitiques chinoises dans cette région sont enchevêtrées à ses intérêts économiques et stratégiques.
En 2008, la Chine a publié son premier Livre blanc sur l’orientation de sa politique envers l’Amérique latine et les Caraïbes (ALC). Il préconise quatre grands principes dont : 1°) la non-ingérence dans les affaires internes des États (2) fondée sur les valeurs d’amitié et de respect mutuel ; 2°) l’approfondissement de la coopération économique se traduisant par des partenariats « gagnant-gagnant » ; 3°) l’élargissement des liens culturels devant favoriser le développement et le progrès de la civilisation humaine ; et enfin 4°) l’insistance sur « le principe d’une seule Chine » en tant que « base politique » pour l’établissement de toutes relations de coopération (3).
Néanmoins, l’influence grandissante de la Chine en Amérique latine n’est pas exemptée de critiques. D’aucuns considèrent que la structure des échanges commerciaux et la nature de cette coopération constituent une menace pour le développement et l’indépendance latino-américaines. Les principales critiques avancées sont le spectre d’un renouveau des rapports centre-périphérie et la favorisation d’économies rentières et primaires par des pays comme le Vénézuéla et le Brésil, qui seraient livrés à l’appétit des investisseurs chinois et à la dure concurrence des produits chinois sur leurs propres marchés (4).
Le contexte post-boom
À partir de 2012, les autorités chinoises décident de modifier leur modèle de croissance en privilégiant la production de biens à forte valeur ajoutée (les biens de haute technologie) et la satisfaction de la demande intérieure (5). Ce rééquilibrage économique opéré par Pékin s’est traduit par une réduction des importations de minerais, d’énergie et de produits agricoles provenant de plusieurs pays d’Amérique latine. S’ensuivront des récessions caractérisées par une remontée du taux de chômage, de l’endettement, de l’inflation et des taux de pauvreté dans plusieurs pays de la région, tels le Vénézuéla. Par suite de l’épuisement d’un modèle de développement économique basé sur l’exploitation des matières premières, on assiste depuis fin 2015 à un basculement vers la droite de la plupart des gouvernements d’Amérique latine, comme ce fut le cas avec l’arrivée au pouvoir du président Mauricio Macri en Argentine (2015) et celle du président Michel Temer au Brésil (2016). La dépendance des pays latinoaméricains à l’égard des importations chinoises en matières premières a mis en exergue les limites de ce partenariat.
C’est dans ce contexte macroéconomique que le premier forum de coopération Chine-Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) fut lancé en janvier 2015 à Pékin. Par l’entremise de ce forum, la Chine bénéficie désormais d’un interlocuteur unique à l’échelle régionale et d’un espace de dialogue, tout en laissant savoir qu’elle ne se contentera plus du rôle de contributeur au sein de la Banque interaméricaine de développement (BID) et à l’Organisation des États américains (OEA), tous deux des organisation régionales pro-Washington (6).
Le nouveau partenariat liant la Chine et l’Amérique latine, issu de ce forum, est axé sur un développement mutuel et durable avec un agenda commun : une diversification de la production et des exportations, la montée en gamme des produits agricoles, manufacturiers et des services dans les chaînes de valeurs mondiales (7) et l’intensification de l’intégration régionale. Son plan cadre de coopération 2015-2019 prévoit l’accroissement respectif du commerce bilatéral à hauteur de 500 milliards de dollars sur une période de dix ans et du stock d’investissement à au moins 250 milliards de dollars pour les dix prochaines années. On peut entrevoir une volonté des autorités chinoises de favoriser la diplomatie multilatérale dans la poursuite de leurs intérêts géopolitiques et commerciaux en Amérique latine.
Désormais, la Chine ne cible plus uniquement les pourvoyeurs de matières premières tels que le Brésil, le Vénézuéla ou l’Équateur. À travers cette nouvelle plateforme régionale, elle souhaite attirer les pays d’Amérique centrale, comme le Guatémala et le Salvador, tous deux entretenant encore des relations avec Taïwan (8). Par cette manoeuvre, on constate une tentative des autorités chinoises de se positionner comme un acteur politique et économique indispensable dans la sous-région. Dès lors, on peut y voir une stratégie chinoise pour réduire considérablement l’influence de Washington en Amérique centrale, longtemps considérée comme alliée idéologique durant la guerre froide (9).
Les États-Unis jettent l’éponge
En 2013, John Kerry, alors Secrétaire d’État au sein de l’administration Obama, annonçait, devant l’Assemblée générale de l’OEA, la fin de la doctrine Monroe, en l’occurrence la fin du leadership régional des États-Unis sur l’Amérique latine (10). Cette annonce historique
résulte du fait que l’Asie soit devenue une région prioritaire pour l’administration Obama. Par ailleurs, il faudra attendre le début des années 2000 pour constater les premiers signes de désolidarisation des pays latino-américains à l’égard des États-Unis. À cette époque, plusieurs pays de la sous-région sont dirigés par des présidents de gauche comme Hugo Chavez au Vénézuéla et Lula da Silva au Brésil. Ils expriment leur rejet catégorique des politiques néolibérales promues par le consensus de Washington. Depuis l’arrivée du président Donald Trump à la Maison-Blanche, les relations entre les États-Unis et l’Amérique latine se sont davantage détériorées. En effet, les menaces de construction d’un mur à la frontière avec le Mexique supposé protéger les États-Unis des vagues migratoires en provenance du sud et de renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) incluant le Mexique mais également, le retrait américain de l’accord transpacifique TPP n’ont fait que précipiter le déclin de l’influence économique et politique de Washington dans cette région, laissant ainsi la porte grande ouverte à la Chine.
Ainsi, le TPP conclu en 2015, après sept années d’intenses négociations, inclut le Chili, le Mexique et le Pérou, trois des pays les plus compétitifs en Amérique latine.
Cet accord avait comme objectif stratégique de créer un espace économique, dont les États-Unis assumeraient le leadership, afin de contenir une Chine en pleine effervescence. Cette décision de se retirer du TPP par l’administration Trump s’inscrit dans un contexte international caractérisé par la montée en puissance des partis populistes prônant la poursuite de politiques protectionnistes contribuant ainsi à une stagnation du processus d’intégration régional et multilatéral. Ainsi, la Chine a désormais les coudées franches pour étendre son projet « One Belt One Road », sa nouvelle stratégie commerciale, en Amérique latine.
Lors du dernier forum Chine-CELAC, au mois de janvier dernier à Santiago du Chili, l’ensemble des pays d’Amérique latine furent conviés à rejoindre l’initiative des nouvelles routes de la Soie. Le ministre des Affaires étrangères Wang Yi en a profité pour encourager les pays d’Amérique centrale et des Caraïbes à rejoindre l’initiative, à l’instar du Panama et du Nicaragua en 2017.
En ce qui concerne ces deux pays d’Amérique centrale, la Chine s’est engagée depuis 2015 dans deux projets pharaoniques, dont l’agrandissement du canal de Panama et le creusement d’un nouveau canal au Nicaragua. Ces projets illustrent une volonté de la Chine d’exercer un contrôle sur ces voies maritimes commerciales hautement stratégiques et considérées comme vitales pour la sécurité des États-Unis.
Au-delà des considérations commerciales, financières et de coopération en matière de développement, cette nouvelle initiative constitue une offensive diplomatique d’envergure intégrant l’ensemble des continents à l’exception de l’Amérique du Nord (11). La poursuite de cette initiative dans l’hémisphère sud évoque l’aspiration de Pékin à devenir le premier partenaire commercial de l’Amérique latine, dans l’indifférence la plus totale des États-Unis. Toutefois, ceux-ci demeurent le principal investisseur au sein de cette région.
Nul doute que la montée en puissance de la Chine à l’échelle mondiale juxtaposée à son rôle prépondérant en Amérique latine a permis à cette région de diversifier ses partenaires tout en réduisant l’influence politique et économique que les États-Unis avaient sur elle. Également, le poids de la Chine dans les affaires a motivé certains pays d’Amérique latine à contester l’ordre néolibéral actuel promu par l’hégémon américain. Par conséquent, on peut déduire que la compétition entre Pékin et Washington en Amérique latine relève d’une lutte d’influence visant à promouvoir un modèle économique et de gouvernance politique alternatifs à ceux émanant de l’ordre international néolibéral actuel.