Les Grands Dossiers de Diplomatie
ANALYSE La stratégie de Pékin en mer de Chine du Sud : entre séduction et coups de force
Si, de l’avis de la plupart des experts externes, les arguments sur lesquels se base Pékin pour ses revendications en mer de Chine du Sud – son fer de lance dans la région – sont dépourvus de fondements juridiques, la Chine poursuit le développement de sa stratégie maritime de manière à faire valoir ce qu’elle considère comme ses droits imprescriptibles.
La République populaire de Chine (RPC) n’est pas a priori perçue comme une puissance maritime. Grande puissance économique et militaire, elle peut sembler plus volontiers orientée vers la masse continentale eurasiatique, concentrée sur l’ambitieux projet des nouvelles routes de la soie ( One Belt, One Road) lancé en 2011) (1) [voir l’entretien avec M.-F. Renard et D. Cubizol p. 48]. Il ne faut toutefois pas oublier que ce projet économico-stratégique structurant aux contours certes un peu flous, qui doit relier 68 pays via une série de projets d’infrastructures et d’ententes commerciales interconnectés de l’Eurasie au Pacifique, comprend aussi une composante maritime : la route maritime de la soie. Il est donc logique que les ambitions chinoises dans ce domaine, freinées par les puissances maritimes occidentales aux XIXe et XXe siècles s’affirment maintenant avec une telle force qu’il est devenu impossible d’en faire abstraction.
Une façade maritime enclavée
Le littoral chinois donne sur l’océan Pacifique. On y trouve d’importants ports, véritables centres nerveux économiques d’une puissance pour laquelle importations et exportations sont vitales. Il apparaît donc normal que le spectaculaire développement économique du pays soit étroitement associé à celui d’une puissance militaire maritime dont il dépend en partie (2).
Or, depuis le Japon jusqu’aux Philippines en passant par Taïwan, la République populaire de Chine est enclavée, car bordée par une première ligne d’îles et d’archipels ne lui appartenant pas et pouvant être d’importants écueils à toute ambition maritime de sa part. De la mer Jaune aux mers de Chine orientale et méridionale, du nord au sud, les bassins océaniques qui la bordent sont d’ailleurs le théâtre de contestations territoriales avec les voisins. Pire encore, le détroit de Malacca, noeud vital de communication dont dépend l’économie de la Chine, considéré par l’ancien Premier ministre Hu Jintao comme le centre de gravité économique du pays, se situe hors de sa portée. Il en résulte un sentiment d’urgence et une volonté d’étendre sa zone d’influence maritime et de contrôler autant que possible les voies maritimes dont elle dépend, une notion que Hu Jintao a appelé le « dilemme de Malacca » (3), repris par la suite par Xi Jinping.
La ligne en neuf traits
Le développement de la flotte militaire chinoise s’inscrit comme la suite logique de l’essor de la puissance économique de la Chine, mais également comme un des volets de la stratégie de Pékin, à savoir la démonstration de force effectuée pour impressionner ses rivaux régionaux.
La République populaire de Chine a beau se considérer comme une puissance de statu quo, l’insécurité concrétisée par ce fameux dilemme se répercute dans sa volonté de défendre activement ses intérêts et de tout faire pour contrôler les bassins océaniques bordant son littoral, notamment la mer de Chine méridionale dont elle veut faire sa Mare Nostrum (4). Ses revendications en la matière remontent aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, et elles portent sur tous les archipels de la mer de Chine du Sud, soit les Paracels, les Pratas, le banc Macclesfield, le récif Scarborough et les Spratleys. Ce faisant, la Chine a provoqué de vives protestations de la part de plusieurs pays voisins, qui revendiquent eux aussi tout ou partie de ces archipels, à savoir le Vietnam (pour les Paracels et les Spratleys), les Philippines (pour le récif Scarborough et l’ouest des Spratleys), Brunei et la Malaisie (pour une partie des Spratleys). La justification de ces revendications de la part de Pékin (comme pour le Vietnam d’ailleurs) est que la Chine aurait depuis plusieurs siècles découvert et utilisé ces archipels et qu’elle dispose donc à leur égard de droits historiques, qui lui permettent d’affirmer une souveraineté sans équivoque, et font d’eux une partie intégrante du territoire chinois. La RPC n’a eu de cesse de réaffirmer ses droits historiques sur ces archipels, alors inhabités, et a édicté en 1992 sa propre loi pour formaliser ses revendications. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS) signée à Montego Bay en 1982, que la Chine a ratifiée en 1996, n’a rien changé à la position chinoise, puisqu’elle estimait que la convention ne s’appliquait pas à ces îles qui font partie de son territoire de par l’ancienneté des droits historiques dont elle dispose en ce qui les concerne. Elle n’a d’ailleurs pas manqué de préciser, dans l’article 2 du document de ratification, que ses propres affirmations territoriales n’étaient aucunement remises en cause.
En revanche, la Convention de Montego Bay, qui octroie une zone économique exclusive (ZEE) de 200 milles nautiques autour des îles dont la possession est reconnue, a tout de même été retenue par les autorités chinoises pour servir de justificatif à la production en 2009, d’une carte reprenant celle produite en 1947 par le gouvernement de Chang Kai Chek et délimitant la zone de la mer de Chine du Sud revenant à la Chine en vertu de ses « droits historiques ».
Cette zone, devenue célèbre sous le nom de « ligne en neuf traits » (devenue en 2013 une « ligne en dix traits », incluant Taïwan) occupe plus de 80 % du bassin océanique et attribue des ZEE à tous les archipels revendiqués par la Chine et empiète même sur les ZEE des pays voisins : les Philippines, Brunei et la Malaisie. À l’époque, les autres protagonistes de ce dossier ont protesté de manière relativement modérée, ce qui est depuis lors présenté par certains officiels chinois comme une reconnaissance tacite de leur souveraineté sur ces îles.
Depuis lors, une multitude de discours et d’actions menées par les représentants gouvernementaux et les scientifiques chinois (5), ont été consacrés à la réaffirmation de la validité de cette carte et à une condamnation immédiate de toute remise en cause de ces droits historiques chinois sur la quasi-totalité de la mer de Chine du Sud.
Stratégie en deux volets Premier volet : démontrer sa force
• Développement de la marine : Le développement de la flotte militaire chinoise mentionné plus haut s’inscrit comme la suite logique de l’essor de la puissance économique de la Chine, mais également comme un des volets de la stratégie de Pékin, à savoir la démonstration de force effectuée pour impressionner ses rivaux régionaux. La marine de l’Armée de Libération Populaire de Chine (PLNA) s’est beaucoup développée depuis 2008 (6). Elle a fortement accru son tonnage et s’est équilibrée, soufflant à l’armée de terre le premier rang des dépenses budgétaires militaires. À sa flotte traditionnelle s’ajoutent des sousmarins d’attaque classiques et nucléaires (respectivement 59 et 9 en 2014), dont plusieurs sont basés à Sanya, sur l’île de Hainan et font donc partie de la stratégie spécifique à la mer de Chine du Sud. Elle dispose aussi de nombreux véhicules amphibies, fort utiles pour les opérations de débarquement. Pour devenir une flotte d’envergure mondiale, il lui fallait aussi se doter d’un porte-avions. Après avoir acquis un ancien navire ukrainien de classe Kuznetsov, le Varyag, elle l’a remis à neuf, rebaptisé Liaoning et complété en 2011 avant de le mettre en service en 2012. Mais l’ambition de la Chine en la matière ne s’arrête pas là, puisqu’elle achève la construction de son propre porte-aéronefs, le Shandong, d’un type comparable au Liaoning, et qui devrait être opérationnel au plus tard en 2019. Dans le même temps, la mise en chantier de plusieurs autres porte-avions a été annoncée. Ces derniers seront de type T002, et emploieront des technologies plus avancées, notamment en matière de décollage des chasseurs. À moyen terme, la marine chinoise pourrait donc disposer au total de six, voire sept porte-avions. Il apparaît donc évident que militairement, l’avantage dont elle disposera alors sur ses rivales régionales (7), déjà important à l’heure actuelle, va sous peu devenir proprement écrasant (8). Seuls les États-Unis pourront alors s’opposer à elle.
• « Retenue » et miliciens : Jusqu’à présent, hormis deux incidents sanglants face aux forces vietnamiennes lors de l’invasion des îles Paracels en 1974 et du récif Fiery Cross, dans les Spratleys, en 1988, la Chine a fait preuve de ce qu’elle considère elle-même comme de la retenue. C’est sans tirer de coups qu’elle a pris aux Philippins le récif Mischief, toujours dans les Spratleys, en 1995, et dans le face-à-face qui l’oppose aux Philippins autour du récif Scarborough depuis 2012, il n’y a pas eu non plus de victimes. La stratégie de Pékin est d’ailleurs d’engager, dans la majorité des accrochages avec ses rivaux, ses garde-côtes et leur milice paramilitaire, les « dragons maritimes » ou encore sa « milice maritime très importante composée de navires de pêche et de marins civils ayant reçu une formation militaire doublée d’une éducation politique » (9). L’objectif ainsi poursuivi est d’appuyer le discours officiel de « retenue » de la part de la Chine, qui n’engage que très rarement sa marine officielle, contrairement à ce qu’ont fait les Philippins en 2012 au récif Scarborough, par exemple. En cas d’escalade, c’est ainsi l’adversaire qui paraît avoir dépassé les bornes. Mais milices civiles ou garde-côtes, les navires chinois sont extrêmement vigilants et surgissent très vite sur les lieux de chaque confrontation.
• Les îles artificielles : Mais Pékin ne se contente pas de réagir en cas de provocation adverse. Progressivement, elle sait aussi se livrer à une succession de petites provocations de son cru, évitant soigneusement de franchir les bornes et de causer ainsi un réel casus belli. Les actions menées contre les pêcheurs vietnamiens et philippins à plusieurs reprises en 2014, ou l’épisode de la plate-forme de forage installée en mai 2014 dans la ZEE vietnamienne au large des Paracels relèvent de cette stratégie, que Robert Haddick, consultant auprès des forces spéciales américaines, qualifie de « saucissonnage ».
Un nouveau type de provocation a été décelé en 2015 dans les Spratleys, où sept îlots et récifs occupés par la Chine ont commencé à faire l’objet d’importants travaux de remblaiement. Leur surface, comme dans le cas du récif Mischief, a été nettement accrue et de nombreuses installations y ont été construites en un temps record, notamment des ports et même des pistes d’atterrissage. Informés par les images satellites de l’archipel transmises par l’Asia Maritime Transparency Initiative, les autres pays impliqués se sont insurgés, au même titre que les États-Unis, qui ont officiellement condamné la démarche. Le 9 avril 2015, par la voix du porte-parole de son ministère des Affaires étrangères, Pékin a justifié ses actions en arguant qu’il ne s’agissait que de simples aménagements visant à la recherche et au sauvetage ainsi qu’à la météorologie marine pour le bien des pêcheurs chinois et des pays voisins. Du même souffle, le porte-parole a confirmé l’importance stratégique de ces « îles et récifs » et, partant, le fait qu’on semble bel et bien assister à une militarisation des îlots occupés. Il faut toutefois préciser que Pékin n’est pas la seule à procéder à de tels aménagements, les autres pays s’étant eux aussi livrés à des travaux, notamment le Vietnam, sur l’île Spratley. Aucun d’eux n’atteint toutefois l’ampleur des travaux effectués par les Chinois dans les Spratleys.
Deuxième volet : contrôler le discours
Le second volet de la stratégie consiste à maîtriser autant que possible l’image et le discours concernant le dossier. Plusieurs sites web ou agences de presse proches du pouvoir, comme CGTN ou l’agence Xinhua, publient d’ailleurs en anglais de manière à atteindre les Occidentaux et à diffuser le plus largement possible la version de Pékin, en insistant souvent sur le
La Chine sait aussi se livrer à une succession de petites provocations de son cru, évitant soigneusement de franchir les bornes et de causer ainsi un réel casus belli.
rôle provocateur de Washington. Les Chinois sont par ailleurs extrêmement attentifs à tout ce qui peut ressembler à une critique de leurs actions en mer de Chine méridionale. Publications et déclarations, officielles ou non, sont scrutées, même si elles ne sont pas en anglais et immédiatement condamnées officiellement. Quant aux publications web, des armées de clavier très motivées montent au créneau pour réaffirmer la validité des revendications chinoises. Ainsi, lorsque le chercheur américain Bill Hayton, grand spécialiste de la mer de Chine méridionale, publia le 16 mai 2016 sur le site du National Interest une analyse extrêmement critique (10) du manifeste des officiels chinois Fu Ying et Wu Shicun en faveur des positions de la RPC publié le 9 mai sur le même site, son article suscita une vague de réponses de la part d’internautes qui volaient au secours des deux chercheurs chinois. De telles réactions sont fréquentes sur les sites publiant des articles sur la mer de Chine méridionale.
Le soft power à la chinoise
Mais Pékin ne se limite pas à des actions provocatrices et à des déclarations incendiaires. Pour faire valoir ce qu’elle estime être son droit, la Chine déploie aussi sa propre version du soft power. Elle sait se montrer « compréhensive » vis-à-vis de ses voisins et ne manque pas une occasion de souligner à quel point elle a souvent fait preuve de retenue lors des différentes controverses qui les ont opposés. Elle souligne aussi régulièrement au bénéfice de ses adversaires que Washington se sert d’eux dans sa lutte pour freiner l’ascension de la puissance chinoise et elle leur rappelle que les États-Unis sont géographiquement très éloignés de la scène des opérations et qu’en cas de conflit, il est peu probable qu’ils volent au secours de qui que ce soit. L’argument peut sembler a priori spécieux, mais il traduit un réel déclin de l’influence des États-Unis dans la région. Même avant l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche et les interrogations qu’elle a soulevées quant au suivi du pivot asiatique d’Obama, les pays de l’ASEAN avaient noté à quel point ils étaient livrés à eux-mêmes face à leur puissant voisin. Pragmatiques, plusieurs leaders avaient déjà amorcé un rapprochement avec Pékin et envisagé une normalisation de leurs relations avec la RPC. Il faut aussi compter avec la présence sans cesse croissante de la Chine dans les activités de l’ASEAN [voir le focus d’É. Mottet p. 69], ouvertement en tant qu’observatrice et partenaire économique principal de l’Association, mais aussi en tant que généreux contributeur aux économies de certains pays comme le Laos, la Birmanie ou le Cambodge. Même l’allié traditionnel des Américains que sont les Philippines, depuis l’élection à la présidence du coloré Rodrigo Duterte en mai 2016, ont pris leurs distances avec Washington en dépit des accords de défense qui les amènent notamment à organiser chaque année des manoeuvres militaires conjointes. Si les manoeuvres ont bien eu lieu en mai 2017, leur ampleur a été nettement réduite et surtout, leur objectif n’était plus, comme par le passé, de se protéger contre la Chine en mer de Chine méridionale, mais de porter secours à des civils dans le contexte des changements climatiques. Duterte ayant par ailleurs déjà exprimé ouvertement une certaine défiance à l’égard des États-Unis, il semble que Pékin marque des points face à son rival, même chez son principal allié dans la région.
Pékin survit au jugement de la CPA
En 2016, la démarche initiée en 2013 par les Philippines devant la Cour permanente d’arbitrage de La Haye au sujet de la validité de la ligne en neuf traits a donné raison à Manille en déclarant : « Il n’existe aucune preuve que la Chine a, historiquement, exercé un contrôle exclusif sur les eaux et leurs ressources. Le Tribunal juge qu’il n’y a aucun fondement juridique pour que la Chine revendique des droits historiques sur des ressources dans les zones maritimes à l’intérieur de la “ligne en neuf traits” (11). Pékin avait refusé dès le départ de participer aux travaux de la cour et annoncé son refus de prendre en considération un éventuel verdict défavorable.
Loin d’être abattue par le verdict, la RPC a maintenu le cap et balayé le jugement du revers de la main, aidée en cela par l’attitude de Rodrigo Duterte qui, au lieu de profiter de son avantage, a préféré jouer la carte d’un rapprochement avec Pékin. Alors que la position de Washington dans la région s’est affaiblie, celle de la Chine s’est renforcée et sa politique du saucissonnage et du fait accompli associée au spectaculaire renforcement de sa marine de guerre font d’elle une puissance incontournable dans la région. Et les prochaines années pourraient ne faire qu’accentuer cette tendance.