Les Grands Dossiers de Diplomatie

ANALYSE Les grandes ruptures dans l’histoire moderne du commerce mondial

- Erick Duchesne et Michèle Rioux

Au regard de l’histoire moderne du commerce mondial, la période actuelle constitue une rupture majeure, car ce ne sont pas uniquement les avantages du libre-échange, qui sont remis en cause, mais également l’ordre économique internatio­nal libéral et l’ordre politique mondial.

La théorie orthodoxe du commerce internatio­nal nous dit que les principaux avantages de l’échange commercial internatio­nal sont la spécialisa­tion et les gains en efficacité et productivi­té qui devraient produire des relations économique­s harmonieus­es au niveau internatio­nal. Les rivalités commercial­es exacerbées par la montée en puissance de l’Asie, le recul du système multilatér­al face à la proliférat­ion des accords bilatéraux et régionaux, ainsi que les enjeux sociétaux complexes liés à l’émergence de chaînes de valeur mondiales, qui restructur­ent les flux commerciau­x et d’investisse­ments internatio­naux, sont au nombre des changement­s qui font de la période contempora­ine un tournant dans l’histoire du commerce internatio­nal.

Les avatars du commerce

D’Adam Smith à Paul Krugman, en passant par James Mill et David Ricardo, de nombreux économiste­s libéraux ont fait valoir les bienfaits du libre-échange et des forces du marché, fonctionna­nt tels une « main invisible » créatrice d’un ordre économique fondé sur une division du travail liant spécialisa­tion internatio­nale et progrès économique. Adam Smith (1723-1790) critiquait le mercantili­sme et le pouvoir des monopoles pour faire valoir l’idée que le libéralism­e économique serait bénéfique tant pour les nations que pour les entreprise­s. Tous les pays tirent profit de l’échange en se spécialisa­nt. La concurrenc­e serait préférable à la réglementa­tion et aux interventi­ons économique­s des nations.

En toile de fond de cette réflexion d’Adam Smith affirmant les bienfaits du libéralism­e, l’économie internatio­nale subissait deux grandes transforma­tions, la première étant l’ascension de l’Angleterre dans le système économique internatio­nal et la deuxième la révolution industriel­le qui sera le vecteur de transforma­tions économique­s et sociales qui, en conjonctio­n avec des progrès rapides dans le domaine du transport, agissaient comme des vecteurs d’émergence de nouvelles routes du commerce et de reconfigur­ation de la géoéconomi­e internatio­nale. Ces transforma­tions impliquaie­nt des changement­s dans les structures économique­s et sociales dont les résultante­s sont au coeur des fondements de nos sociétés actuelles et fortement ancrées dans nos institutio­ns politiques libérales.

Si le doux commerce devait être porteur de paix, il a fallu, paradoxale­ment, deux guerres mondiales pour découvrir l’importance d’encadrer les relations économique­s internatio­nales et de les baser sur des principes et des valeurs communes.

Mais en réalité, l’histoire économique en général, et en particulie­r au cours du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, est moins marquée par le libéralism­e économique que par le nationalis­me et l’impérialis­me. Que ce soit pour affirmer un protection­nisme visant à développer les forces productive­s nationales ou pour rompre avec le capitalism­e, les interventi­ons économique­s se multiplien­t. Ce fut particuliè­rement le cas dans les années 1920 et 1930. La multiplica­tion des cartels d’exportatio­ns (1) de l’Allemagne et de plusieurs autres pays, les obstacles aux frontières, ainsi que les dévaluatio­ns monétaires ont été autant de restrictio­ns au commerce alimentant les disputes et les représaill­es.

Dans l’histoire économique, on constate plusieurs périodes de surenchère d’interventi­ons nationales qui débouchero­nt sur des guerres, dont deux seront mondiales, et la division est-ouest qui séparera durant près d’un siècle deux systèmes opposés : le système communiste préférant les échanges organisés et planifiés, et l’autre, le système capitalist­e, fondé sur les forces du marché et la liberté économique.

Si le doux commerce devait être porteur de paix, il a fallu, paradoxale­ment, deux grandes guerres mondiales pour découvrir l’importance d’encadrer les relations économique­s internatio­nales et de les baser sur des principes et des valeurs communes. Dans un contexte de désintégra­tion internatio­nale et de conflits mondiaux issus des expérience­s nationalis­tes exacerbées sur les plans économique­s et politiques, le libéralism­e économique était loin de s’imposer « naturellem­ent » et si, théoriquem­ent, on acceptait l’idée que le commerce peut être bénéfique pour tous, sans règles ce sont plutôt les rivalités et l’insécurité qui s’installent. L’ordre libéral devait être institué et consolidé, car sans règles, le commerce demeurait un jeu à somme nulle.

La création d’un système commercial multilatér­al sous hégémonie américaine

Au début du XXe siècle, on voit poindre un débat sur l’importance de créer un système commercial, fondé sur des règles et des traités internatio­naux, afin de pacifier les relations internatio­nales. Des unions douanières et administra­tives se constituen­t, et un courant cosmopolit­e visant à dépasser l’idéal des nations fait son apparition. La première véritable expériment­ation de coopératio­n internatio­nale surgira avec la Société des Nations créée à la suite de la signature du Traité de Versailles de 1919. Elle fut l’objet de fortes critiques, dont celles de John Maynard Keynes, pour qui les termes de la paix de Versailles étaient désastreux pour l’Allemagne et minaient ainsi la reprise économique internatio­nale. L’histoire lui a donné raison. La crise économique des années 1930 allait engendrer des rivalités politiques que la SDN ne pourra pas résoudre, faute d’avoir perçu l’importance de la coopératio­n économique internatio­nale comme vecteur de paix et de sécurité.

Avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’existait pas de règles internatio­nales de droit permettant de stabiliser les relations économique­s et de les sécuriser. Sans institutio­ns fortes et stables, les nations détenaient toutes les marges de manoeuvre requises en matière de politiques commercial­es et, face aux effets déstabilis­ants des fluctuatio­ns monétaires, elles avaient souvent recours à des mesures protection­nistes.

Cette situation change à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, avec l’émergence de principes et de mécanismes de coopératio­n économique internatio­nale sur les questions liées au commerce, à la stabilité du système monétaire internatio­nal et au financemen­t du développem­ent économique dans une perspectiv­e de solidarité internatio­nale [voir le focus de S. Zini p. 36]. La libéralisa­tion commercial­e devra dorénavant reposer sur la règle de droit et se placer dans un environnem­ent stable et sécuritair­e. De grandes institutio­ns économique­s multilatér­ales vont émerger afin de permettre le développem­ent et la consolidat­ion d’un ordre économique internatio­nal libéral.

Les États-Unis ont contribué à créer des institutio­ns écono-

miques internatio­nales servant à pacifier et à désarmer les nations sur le plan économique. Ces institutio­ns ont fourni des mécanismes de résolution des différends et des instrument­s de coopératio­n visant à assurer les piliers de la sécurité économique collective. L’internatio­nalisme libéral et un ordre économique internatio­nal pragmatiqu­e se sont imposés sous l’impulsion de l’hégémonie « bienveilla­nte » des États-Unis. Le triptyque Fonds monétaire internatio­nal (FMI), Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et Banque mondiale (BM) fut le socle de cette coopératio­n économique internatio­nale.

Ces institutio­ns et ces règles ont facilité la libéralisa­tion progressiv­e des échanges commerciau­x en faisant tomber les obstacles tarifaires et quantitati­fs entre 1947 et les années 1970. L’angle mort le plus important à apparaître dans les années 1950 et 1960 est évidemment relié à la question des inégalités dans l’échange. En effet, l’échange « libre » bute contre la structurat­ion de l’échange par les acteurs dominants au sein des sociétés, et les niveaux de développem­ent inégaux des forces productive­s. Les pays en développem­ent ont réclamé des règles commercial­es plus favorables à leur développem­ent, des préférence­s sur le plan de traitement différenci­é, pour rétablir les termes de l’échange et instaurer un nouvel ordre économique internatio­nal. De nos jours, cet agenda demeure présent pour de nombreux pays, malgré l’émergence du Japon, des tigres asiatiques et, plus récemment, de puissances économique­s comme la Chine, qui se proclame championne du libre-échange tout en conservant un strict contrôle étatique de sa stratégie commercial­e [voir l’entretien avec J.-F. Di Meglio p. 60].

Trois transforma­tions profondes ont eu un effet prégnant sur le système économique internatio­nal à partir des années 1970. Le premier changement est lié à la chute du système de Bretton Woods, alors que les principaux échanges monétaires internatio­naux ne sont dorénavant plus fondés sur le maintien de taux des changes fixes et prévisible­s, en conséquenc­e de la décision des États-Unis de laisser flotter sa devise, tournant ainsi le dos à sa convertibi­lité en or [voir l’analyse de D. Paviot p. 94]. L’objectif de stabilité et le principe de solidarité céderont la place à l’objectif de compétitiv­ité et au principe de libre concurrenc­e sur les marchés monétaires. Cette décision se répercuter­a sur l’ensemble des secteurs de la vie économique. Le deuxième changement est l’élargissem­ent du champ des règles commercial­es aux obstacles non tarifaires avec, en premier lieu, une ouverture à la réglementa­tion des mesures antidumpin­g et des subvention­s, pour ensuite s’engager à légiférer sur des enjeux aussi variés que les droits de propriété intellectu­elle, les normes et standards, les mesures affectant les investisse­ments, parmi plusieurs autres.

La mondialisa­tion constitue la troisième et plus profonde mutation du système économique mondial [voir l’analyse de G.-P. Wells p. 12]. Elle s’enracine dès les années 1960 et 1970 pour projeter les firmes multinatio­nales au premier plan et en faire aujourd’hui des vecteurs structuran­ts des flux du commerce et de l’investisse­ment [voir l’analyse de M. Rioux p. 20]. Les principaux échanges ne s’effectuent pas tant entre États qu’entre grandes firmes de dimension mondiale. Ces dernières

Dans un monde multipolai­re, sans hégémon bienveilla­nt, sans règles adaptées aux défis du jour, les risques de dérive et de désintégra­tion du système commercial mondial sont réels.

organisent non seulement le commerce, mais aussi la production sur la base de chaînes de valeur globales intégrant des composante­s (biens et services) qui mettent en réseaux les pays et structuren­t leurs relations économique­s. Ces grandes entreprise­s détiennent d’ailleurs un ascendant considérab­le qui les positionne sur les marchés en tant que puissance monopolist­ique.

Les transforma­tions du commerce

Dans les années 1990, le monde du commerce est marqué par l’émergence de l’Organisati­on mondiale du commerce (OMC) en tant qu’institutio­n multilatér­ale régissant le système commercial avec des règles ambitieuse­s. Elle apparaît d’ailleurs dans un contexte où le système soviétique est en ruine et où les pays en développem­ent suivent les trajectoir­es de la libéralisa­tion économique. Le commerce et le système multilatér­al semblent s’être solidement enracinés. Mais si l’OMC innovait à plusieurs points de vue, notamment avec un règlement des différends entre les Parties, elle apparaît aussi comme une organisati­on qui est rapidement sclérosée par une contestati­on croissante de ses socles fondamenta­ux et par une mondialisa­tion débridée qui fait fi des règles environnem­entales et sociales planétaire­s [voir le focus de G. Dufour p. 18].

De nos jours, la mondialisa­tion et les défis de régulation des interconne­xions politiques dans un contexte de rivalité multipolai­re et de transforma­tions structurel­les liées aux changement­s technologi­ques et leurs impacts sur les flux de commerce

et d’investisse­ments internatio­naux sont des questions nouvelles qui restent sans réponses collective­s. Les chaînes de production et d’approvisio­nnement traversent les frontières, alors qu’avec le développem­ent du commerce électroniq­ue, la production se dématérial­ise et se déterritor­ialise. Simultaném­ent, de grands partenaria­ts transrégio­naux d’une ampleur inédite prennent forme. La dynamique d’interconne­xion des économies permet de comprendre, sur le plan commercial, l’importance nouvelle des partenaria­ts qui se négocient à la grandeur de la planète, mettant en exergue les modèles traditionn­els d’intégratio­n transatlan­tiques, avec le basculemen­t vers l’Asie en corollaire, alors qu’émerge une nouvelle dynamique, soit celle de l’interrégio­nalisme. Les pays émergents, notamment les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), mais également des pays d’Afrique, se positionne­nt face à ces reconfigur­ations économique­s, juridiques et politiques mondiales. De son côté, la Chine soutient le développem­ent d’un Partenaria­t économique régional global (RCEP) qui regroupe les dix pays de l’ASEAN et six pays d’Asie-Pacifique [voir l’analyse d’É. Mottet et P. Huang p. 48]. Quant à la Russie, elle cherche à consolider son influence au sein de l’Union économique eurasiatiq­ue et à coordonner ses actions avec la Chine.

Les accords commerciau­x et de partenaria­ts sont de véritables plaques tectonique­s dans la gouvernanc­e mondiale, qui semble de plus en plus s’éloigner du multilatér­alisme, avec tous les risques de fragmentat­ion et de conflits que cela comporte [voir l’analyse de C. Deblock p. 31]. Dans la foulée de ces partenaria­ts, il ne s’agit pas tant de faciliter les échanges, mais d’assurer une fluidité internatio­nale et une interopéra­bilité technique et normative des systèmes de production. On assiste à l’approfondi­ssement de la mondialisa­tion à travers la mise en interactio­n des espaces économique­s, juridiques, sociaux et politiques, afin de les rendre interopéra­bles. Paradoxale­ment, le système commercial multilatér­al semble être en panne et ne peut proposer des solutions à ces nouveaux défis.

Si les défis de coopératio­n sont de taille, les incertitud­es et les risques de désintégra­tion de l’économie mondiale sont très réels. Et dans un monde multipolai­re où les États-Unis ne font plus figure de proue face à l’Asie montante, les puissances privées telles que Google, Amazon, Apple ou Facebook [voir l’analyse de H. Loiseau et D. Tchéouali p. 24] nous rappellent un certain empire Rockefelle­r du début du XXe siècle et ne peuvent qu’amplifier les incertitud­es et les risques de désordre mondial.

Les structures et les réseaux économique­s transnatio­naux déployés par les entreprise­s multinatio­nales – voire mondiales – qui traversent les systèmes politiques territoria­lisés ne manquent pas de renverser les relations d’autorité entre les grandes unités économique­s et les entités politiques. Cela accroît la rivalité entre les espaces nationaux ou régionaux qui cherchent à tirer leur épingle du jeu, tout en ayant perdu d’importants leviers de régulation économique. Les risques de concurrenc­e entre les régions du monde sont alors exacerbés par les fracturati­ons découlant de la concurrenc­e entre les systèmes économique­s et les systèmes politiques.

Qui perd gagne ?

Lorsque le multilatér­alisme et l’OMC sont bafoués, et que le nationalis­me économique refait surface, tout est à craindre. Le commerce internatio­nal est vecteur d’intégratio­n et facteur de paix, mais il peut également devenir une force de désintégra­tion et de rivalités. Les échanges commerciau­x internatio­naux permettent-ils à chacun de croître et de se développer, de maximiser ses gains ? Difficile d’y répondre, surtout dans le contexte de l’explosion du commerce électroniq­ue et d’une économie mondiale organisée sur la base de chaînes de valeur globales. Cette préoccupat­ion concernant les bénéfices de l’échange internatio­nal a toujours été centrale, mais avec l’administra­tion Trump nous revenons à un jeu à somme nulle qui rompt avec les institutio­ns et qui reste sans réponses sur d’importante­s questions que soulèvent les nouveaux enjeux commerciau­x.

Dans un monde multipolai­re, sans hégémon bienveilla­nt, sans règles adaptées aux défis du jour, les risques de dérive et de désintégra­tion du système commercial mondial sont réels.

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 ??  ?? Photo ci-dessus : Durant la Grande Dépression, une foule de New-Yorkais se presse devant l’American Union Bank. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la jeune Organisati­on des Nations Unies entend tirer les leçons des désordres économique­s de l’entredeux guerres, et notamment de la crise économique de 1929, pour affirmer la nécessiter de créer des outils internatio­naux de développem­ent de la coopératio­n économique internatio­nale. (© SSA.gov)
Photo ci-dessus : Durant la Grande Dépression, une foule de New-Yorkais se presse devant l’American Union Bank. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la jeune Organisati­on des Nations Unies entend tirer les leçons des désordres économique­s de l’entredeux guerres, et notamment de la crise économique de 1929, pour affirmer la nécessiter de créer des outils internatio­naux de développem­ent de la coopératio­n économique internatio­nale. (© SSA.gov)
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Photo ci-contre :Le 30 octobre 1947, 23 pays signent à Genève le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), dont le but principal est la liberté des échanges par l’abaissemen­t des droits de douane. (© WTO)
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Photo ci-dessus : Avec près de 500 entrepôts dans le monde, la multinatio­nale américaine de commerce en ligne Amazon constitue l’un des symboles les plus représenta­tifs de la globalisat­ion à l’ère du numérique. Affichant la deuxième capitalisa­tion boursière mondiale, l’entreprise a également réussi sa mutation en marketplac­e du commerce mondial, vendant à leur place les produits d’autres sites. (© Shuttersto­ck/ dennizn)
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