Les Grands Dossiers de Diplomatie
ANALYSE L’effet Trump et la « résurgence » du protectionnisme
Si le moins que l’on puisse dire, c’est que le président américain Donald Trump a le dos large par les temps qui courent, on aurait tort de le désigner comme le grand artisan de ce revirement spectaculaire dans les relations commerciales à l’échelle mondiale. Bien que le discours sur les désillusions de la mondialisation ait de plus en plus d’écho, le protectionnisme a lui presque toujours existé.
Plusieurs ont ciblé l’arrivée du nouveau président américain à la Maison-Blanche comme l’élément déclencheur, une sorte de « big bang » de la montée du protectionnisme dans le monde. On cite pour preuve son programme économique à caractère « guerrier » et le danger que celui-ci représente pour les progrès réalisés en matière de libéralisation du commerce dans les deux dernières décennies. Cependant, on aurait tort de tout attribuer à Donald Trump. Premièrement, dans les sociétés actuelles, on remarque l’omniprésence d’un discours politique (qui est celui de Trump aussi) qui conforte cette volonté de freiner la mondialisation. Un phénomène souvent critiqué pour sa trop grande ouverture économique continuelle et aux conséquences pas toujours heureuses pour toutes les franges de la population. Surtout, ce discours séduisant avalise l’impératif, voire l’urgence, qu’ont aujourd’hui les gouvernements de protéger et de préserver les intérêts nationaux face aux autres pays rivaux, les pays émergents en particulier et la Chine en premier.
Deuxièmement, quoi qu’on en pense, le protectionnisme a presque toujours existé. Il a été pratiqué de plusieurs manières et continue de l’être sous d’autres formes aujourd’hui. Certes, la volonté de libéralisation commerciale entamée sous l’égide du GATT aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale et poursuivie un peu plus tard (en 1995) avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC), avait permis de faire reculer le protectionnisme et de propulser les échanges internationaux à des niveaux sans précédent, notamment en réduisant considérablement le nombre d’obstacles tarifaires entre les pays (1). Mais il reste
encore beaucoup à faire afin d’enrayer toutes les formes de pratiques non-tarifaires jugées déloyales et parfois difficiles à déceler.
Enfin, qu’il s’agisse de libre commerce ou de protectionnisme, il n’existe pas de panacée dans le système économique qui nous régit, car au final, il y aura toujours des secteurs gagnants et d’autres perdants. Et si l’histoire a bien démontré quelque chose en cette matière, c’est que le propre des relations commerciales entre les nations réside dans le bon dosage, le juste équilibre que les décideurs politiques devraient viser afin d’aboutir à une alliance « génératrice » de gains mutuels. Comme le soulignait Montesquieu dans De l’esprit des lois, « les nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels ». Un constat et une réalité que le président américain ne semble manifestement pas partager !
Un discours séduisant
En effet, dès sa campagne vers la présidence des États-Unis, Trump avait fait de la protection des emplois américains son cheval de bataille. Les discours qu’il livrait alors, en particulier dans les zones désindustrialisées du pays (comme en Ohio), allaient tous dans ce sens et ont sans aucun doute contribué à sa victoire. Le message livré devant les classes ouvrières et les classes moyennes « paupérisées » était bien ficelé : elles ont été littéralement abandonnées par les précédents gouvernements face à la montée en puissance du phénomène de mondialisation et de son corollaire : la libéralisation des échanges. Les fermetures d’usines et les pertes d’emplois, dues notamment aux délocalisations, ont eu des conséquences négatives, parfois dramatiques, et pourtant, les dirigeants ont regardé passer la parade impuissamment. Tout au plus a-t-on proposé, à ces « victimes » des bouleversements économiques liés à la libéralisation, des emplois sous-payés, souvent dans le domaine des services, comme chez Walmart ou encore chez les compagnies de télémarketing.
Par ailleurs, cette ouverture économique et cette grande libéralisation des marchés, propulsée par la révolution néolibérale des années 1980, devait normalement être créatrice de richesse pour tout le monde. Or, nombreuses sont les études aujourd’hui qui attestent que cette prospérité a été captée par une partie infime de la population (le fameux 1 %) et qu’elle a induit une hausse substantielle des inégalités sociales. D’ailleurs, il y a quelques années, l’OCDE avait souligné à cet égard et de manière catégorique, que « cette augmentation des inégalités, au-delà des changement sociaux et démographiques, est d’abord le fruit des changements imposés sur le marché du travail depuis les années 1980, marché caractérisé par une compétitivité constante qui entraîne une précarité systématique » (2). Ironiquement, même si Trump fait partie de ce fameux « 1 % », et aussi des gagnants de cette ouverture qu’il dénonce, le message passe ! Car la clé est la structure du message : celle de nourrir ce sentiment de déception, voire de désillusion face à la mondialisation et à l’un de ses faits marquants, soit la libéralisation des échanges. Plus encore, ce sentiment parvient finalement à tout englober : perte de prospérité et de puissance du pays, précarité et exclusion des classes ouvrières, perte d’identité nationale, et enfin, aliénation et abandon par les élites politiques. C’est très séduisant comme discours, et très populaire : une grande partie de la population s’y retrouve quelque part. Ce n’est donc pas étonnant qu’il soit aussi largement partagé en Europe, notamment en France par Marine Le Pen et le Front national, au Royaume-Uni par les partisans du Brexit, en Allemagne par le parti eurosceptique AFD, ou encore, tout récemment et étonnamment en Suède, par le parti d’extrême droite en pleine ascension, « Les Démocrates de Suède ». Donc, c’est en « pleine cohérence » que Trump dénigre les politiques de libéralisation commerciale cautionnées par ses prédécesseurs : des politiques qui seraient à la défaveur de la population américaine et au bénéfice des autres pays « rivaux ». Et c’est encore en « pleine cohérence » avec ses promesses que, dès son arrivée en poste, il a immédiatement déchiré l’entente de Partenariat transpacifique (PTP), signé par l’ex-président Barack Obama, en soulignant que « c’était une bonne chose pour le travailleur américain ».
Ensuite, la même logique s’est opérée lorsque le gouvernement américain a enclenché la renégociation du traité de libre-échange avec le Canada et le Mexique, l’ALÉNA, parce que sous sa forme actuelle, cette entente semblait tout simplement inéquitable pour les États-Unis. Enfin, dans la foulée de cette offensive commerciale que le président avait déjà dessinée, notamment contre la Chine, il n’a pas hésité, quelques mois plus tard, à mettre en place des mesures tarifaires sur les importations d’acier et d’aluminium.
Un rempart économique
Cependant, au-delà de ces actions spectaculaires, le protectionnisme, même dans le cadre d’une économie mondialisée éclatée, a continué d’être pratiqué sous différentes formes dans la grande majorité des États, notamment ceux du G20, et ce, bien avant l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche.
En effet, même si l’émergence de l’OMC au milieu des années 1990 devait baliser les échanges internationaux sous un régime libre, équitable et juste, la tentation du protectionnisme ne s’est jamais dissipée. D’ailleurs, cela n’a pas empêché Warren Christopher, ancien secrétaire d’État américain sous le gouvernement de Bill Clinton, de remettre les pendules à l’heure dès son arrivée en poste en précisant que la sécurité économique améri-
caine allait être l’orientation majeure de la politique étrangère de son pays (comme relais à la période de la guerre froide).
Cette réticence s’est manifestée de manière éclatante quelques années plus tard, lors du premier round de négociations, celui du cycle de Doha en 2001. Celui-ci s’était soldé par un cuisant échec, notamment à cause de l’attachement quasi obsessif des ÉtatsUnis et de l’Union européenne aux généreux subsides destinées à soutenir leurs producteurs agricoles respectifs.
Mais le renforcement protectionniste le plus spectaculaire est venu avec la grave crise financière de 2008-2009. Devant l’ampleur des défis économiques à relever, de nombreux États en ont profité pour regarnir leur arsenal protectionniste. Cela passait souvent par des formules subtiles, renvoyant généralement à la préservation des intérêts nationaux, comme le Buy American Act aux États-Unis ou encore Put British Workers First au RoyaumeUni, pour ne citer que celles-là (3).
Cette montée du protectionnisme dans les dernières années a d’ailleurs été dénoncée régulièrement par bon nombre d’organisations, dont le FMI, l’OCDE et l’OMC. Cette dernière en particulier a publié un rapport accablant, à quelques semaines seulement du couronnement de Trump à la convention républicaine de juillet 2016. L’OMC y soulignait, par la voix de son directeur général Roberto Azevêdo, l’étendue des mesures restrictives qui se sont multipliées depuis 2009 et qui continuent de s’appliquer avec une plus grande intensité, encore, aujourd’hui. Plus de 2000 mesures ont été introduites pendant la période 2009-2016, et pour la seule année 2015-2016, la moyenne par mois était de 22 mesures – un sommet depuis 2011 (4). Cela sans compter les pratiques monétaires déloyales (comme celles de la Chine en lien avec la réelle valeur du yuan, souvent décriées entre autres par les États-Unis) ainsi que la prolifération de blocs économiques régionaux. Aujourd’hui, dans une certaine mesure, ces blocs ne représentent rien de moins qu’une forme de « protectionnisme d’équipe » vis-à-vis d’autres nations du globe.
Le juste équilibre
En ce sens, depuis l’arrivée du président Trump, on n’assiste pas à la renaissance du protectionnisme, puisque, comme on le constate, il était déjà dans l’air depuis plusieurs années. Ce qui a changé, c’est plutôt la nouvelle conception des rapports économiques internationaux qui est la sienne : bien ancrée sur une base électorale très critique envers la mondialisation, envers l’ouverture commerciale et pour un contrôle plus étroit des frontières. Une conception farouchement guerrière et binaire, qui rappelle étrangement la période mercantiliste lointaine des XVIe-XVIIe siècles.
Plus de 2000 mesures restrictives pour le commerce ont été introduites pendant la période 2009-2016, et pour la seule année 20152016, la moyenne par mois était de 22 mesures – un sommet depuis 2011.
C’est là que réside le danger, comme le soulignait justement Pascal Lamy, ancien directeur général de l’OMC : « La réalité du monde d’aujourd’hui est l’interdépendance. Le commerce joue un rôle central dans la croissance mondiale. Bien régulé, il permet une plus grande efficacité économique et accroît le bien-être à l’échelle de la planète. [Mais] l’un des enjeux majeurs sera de faire face au risque de délitement du multilatéralisme que pourraient entraîner les tentations protectionnistes. Un tel scénario serait profondément dommageable. L’histoire a montré que le multilatéralisme ne doit pas céder la place à une approche mercantiliste, dans laquelle le commerce est vu comme un jeu à somme nulle, voire comme “une guerre économique”. » (5)
Visiblement, c’est cette réalité implacable de la dynamique des échanges entre nations qui semble échapper au président américain. Il est vrai que le système d’économie libérale suppose d’emblée une certaine forme de « guerre » à travers son ancrage principal qu’est la compétition entre les différents joueurs, les États. Mais, encore faut-il s’assurer du bon dosage, du juste équilibre dans l’usage des moyens à déployer dans cette « guerre », dans ce « jeu », bref, dans cette dynamique.
Autrement dit, il faut que le résultat final soit « gagnantgagnant » pour que tous puissent y trouver leur compte. À défaut de quoi, on reviendrait à des formes de relations commerciales similaires à celles de la grande dépression des années 1930 : des pays recroquevillés sur eux-mêmes et un commerce international avec des échanges au point neutre… Ce qui est loin de constituer une bonne nouvelle, ni pour les États-Unis et encore moins pour le reste du monde !