Les Grands Dossiers de Diplomatie
ANALYSE Le commerce en réseaux : la montée en puissance des multinationales dans le système commercial mondial
Grâce au numérique, les firmes globalisées transforment le monde, et avec lui, le commerce, dont elles constituent aujourd’hui le vecteur principal. Organisées en réseaux transnationaux, déterritorialisées, et bénéficiant d’une influence grandissante, les multinationales préparent-elles l’émergence d’un nouveau modèle ?
La globalisation économique marque le passage d’une économie-monde fondée sur le commerce international à une économie structurée par les réseaux transnationaux dominés par de grandes entreprises comme Google ou Apple. Un premier indicateur de leur influence est que ces entreprises sont désormais les vecteurs principaux du commerce et de la mondialisation. Leur influence est phénoménale. Les États sont toujours présents, mais le fait que les économies nationales soient désormais insérées dans un système de plus en plus transnational propulsé par les impacts fulgurants des changements technologiques modifie fondamentalement les relations économiques entre les États. Un deuxième indicateur de leur rôle grandissant et de leur montée en puissance face aux nations est le fait que les entreprises transnationales soient désormais des acteurs importants de la nouvelle diplomatie commerciale. On ne s’étonnera donc pas de voir, en 2017, le Danemark nommer Casper Klynge ambassadeur du Danemark auprès des firmes transnationales du web, Google, Apple, Facebook et Amazon (GAFA). Le poste d’ambassadeur, traditionnellement dédié aux relations internationales, serait-il en train d’être réorienté vers l’axe États-firmes ? Même si le cas est unique, il est révélateur d’un changement plus profond du commerce international, tout comme l’illustre également l’intégration de mécanismes de règlement des différends investisseurs-États dans les accords commerciaux, notamment dans l’AECG [Accord économique et commercial global conclu entre
le Canada et l’Union européenne en 2016, plus connu sous son acronyme anglais CETA].
Du commerce entre nations au commerce électronique qui traverse les nations
En retraçant l’histoire du commerce international et l’évolution des entreprises jusqu’aux firmes multinationales, on constate que les firmes transnationales tendent à jouer un rôle de puissance politique, et ce, sans en avoir toutes les armes. Cette influence grandissante des firmes transnationales sur le commerce international engendre plusieurs réactions de la société civile et des États qui voient une logique économique se déployer et s’imposer au détriment des logiques sociétales et démocratiques. Pour certains, l’État reste l’acteur majeur dans les relations internationales et les entreprises restent sous la houlette des lois, ne prenant pas ou peu de décisions qui influencent le commerce international. Pour d’autres, elles sont devenues, avec la globalisation, des acteurs politiques que l’on ne peut plus négliger (1). Historiquement ancrées dans le territoire national, les firmes rendaient compte à l’État au sein
Un mouvement de déterritorialisation initié dans les années 1960 pousse de plus en plus chaque jour les entreprises à s’internationaliser et à se globaliser.
duquel elles exerçaient. Un mouvement de déterritorialisation – dépassement des frontières territoriales par les entreprises – initié dans les années 1960 (2) pousse de plus en plus chaque jour les entreprises à s’internationaliser et à se globaliser. Ce mouvement de mise en relation des économies nationales à travers le monde s’accentue encore aujourd’hui et même plus grâce au commerce électronique : rapidité des transactions, échange d’informations instantané. Les firmes globalisées transforment le monde et avec lui, le commerce. Selon le rapport mondial sur l’investissement dans le monde de 2017, 10 des 100 plus grandes méga-corporations dans le monde proviennent du numérique. Si on ajoute les entreprises de télécommunications, elles sont 20 (3). Leur pouvoir et les activités sont structurants. Certaines d’entre elles ne figurent pas dans le classement car elles n’investissent que peu à l’étranger, notamment Facebook ou Verizon. De plus en plus puissantes, elles tracent les routes du commerce de demain. Elles sont nées globales pour la plupart, et de par leur forte présence virtuelle, elles peuvent opérer sans véritable ancrage national, c’est-à-dire sans ouvrir de filiales (ex. : Netflix). Les politiques commerciales, les politiques d’investissements, les cadres réglementaires au niveau national tout comme le droit commercial international ne sont pas outillés devant les énormes bouleversements qu’entraînent ces entreprises. Et ces changements ne vont que s’accumuler et continuer de faire tomber les barrières entre les secteurs et entre les nations.
En rapide progression, le commerce électronique ne nécessite parfois aucune présence d’une entreprise sur le marché d’exportation. Ce commerce n’est souvent pas encadré par des règles multilatérales à l’OMC, mais quand il est abordé dans certains accords commerciaux bilatéraux ou régionaux, c’est pour assurer le minimum de restrictions et pour sécuriser les flux. De plus, ce commerce remet également en question la capacité des États d’appliquer les réglementations nationales et les politiques nationales, notamment en matière de fiscalité.
Quel type d’influence exercent les firmes transnationales ?
L’influence de ces grandes firmes, qui montent en puissance, se décline premièrement dans une dimension matérielle, comme nous venons de le voir, car ce sont elles les véritables vecteurs d’intégration de l’économie mondiale. Cette intégration n’est certes pas symétrique : les firmes transnationales exploitent souvent les différences et les asymétries entre les pays, exacerbant finalement les inégalités et la hiérarchisation du monde. Les États ne sont toutefois pas sans instruments stratégiques pour maximiser leurs gains et assurer leur développement en s’intégrant de manière compétitive dans le commerce en réseaux.
Une deuxième dimension de leur influence se trouve sur le plan discursif, notamment en cherchant à agir sur le plan politique afin de gagner en légitimité et en autonomie. Par la symbolique et de nombreuses pratiques discursives comme des chartes de conduite, des labélisations, etc., elles peuvent se présenter comme des acteurs à part entière de la gouvernance mondiale. La responsabilité sociale des entreprises, ou ce que l’on peut appeler régulation privée, peut être vue comme une composante de l’engagement de l’entreprise visant à contribuer à atteindre certains objectifs « non-économiques » tout en renforçant son pouvoir dans différents rapports et relations (rapport salarial, rapport de concurrence, rapport à l’État) (4). Certains applaudiront l’émergence d’entreprises plus responsables alors que d’autres comme Robert Reich pointeront ce phénomène comme une manière de légitimer, sur le plan du discours, une perte au niveau social.
Une troisième dimension nous amène à considérer l’influence qui s’exerce à travers le lobbying. Ces instances,
souvent opaques, où sont traitées des affaires d’intérêt public, façonnent le visage du commerce international. Indéniablement, les acteurs qui sont le plus souvent consultés ou qui sont activement engagés dans des stratégies de représentation et de défense de leurs intérêts sont les entreprises ou des associations en relation directe avec celles-ci. En comparaison, les organisations de la société civile qui défendent des intérêts liés au commerce, mais qui ne sont pas directement reliées à des intérêts commerciaux, sont relativement moins bien représentées.
Une dernière dimension est l’influence incontournable et directe des firmes dans le cadre réglementaire du commerce international et de la mondialisation, de plus en plus inspiré par le secteur privé. Cette régulation des pratiques commerciales ne passe donc plus par une législation publique – instaurée par un ou des États, soumise au vote démocratique –, mais bien par des firmes multinationales. Les entreprises établissent de plus en plus les normes et les standards sans avoir recours aux États. Au demeurant, elles peuvent maintenant avoir accès à des marchés et les mettre en réseaux – voire entrer dans les foyers des consommateurs – sans permission préalable prenant au passage toutes les données qui les rendent si puissantes. On pense à Netflix, qui gagne chaque jour du terrain dans l’audiovisuel ou encore à Google, et Facebook, qui mise sur l’effet réseau.
Garder le cap ou bifurquer ?
L’influence – voire le pouvoir – qu’exercent les firmes transnationales est donc indiscutable. Pour autant, leurs actions mènent à diverses réactions de la société civile. La crise de 2008 a mené à une prise de conscience des effets néfastes d’un libéralisme exacerbé et d’une mondialisation sans contraintes. Si ce n’est pas le seul facteur qui explique le repli national de certaines économies, il ne faut pas le négliger. Le Brexit ou encore le célèbre America first cher à Donald Trump, reflètent certainement une volonté des peuples de reprendre le dessus sur leurs économies.
Les souverainetés nationales sont sur la défensive alors que le mot d’ordre devrait être la coopération pour une mondialisation à visage humain, comme l’a appelé peut-être un peu trop naïvement le président Clinton. Est-ce que le retour au national dans un monde globalisé constitue une trajectoire viable, efficace, possible, progressiste ? Ceci reste à voir, mais il faut le rappeler, tout repli national ne rime pas toujours avec progrès social ou développement économique… Même la stratégie chinoise s’insère dans une internationalisation et une mise en réseau de son économie alors que le coût de la main-d’oeuvre en Chine pousse les entreprises chinoises à délocaliser vers les pays du Sud-Est asiatique, favorisant des industries au sein du territoire national à plus forte valeur ajoutée (5). Le monde est interconnecté, n’en déplaise à ceux qui semblent vouloir tourner le dos à la mondialisation. Le commerce est façonné de multiples façons par des firmes ancrées dans des territoires à des firmes déterritorialisées surplombant la division du travail entre les nations. La recherche par les entreprises d’une légitimité en tant qu’acteurs, la régulation du commerce international en partie par celles-ci, poussent à un commerce en faveur d’une grande liberté commerciale. Toutefois, certains États sont aujourd’hui tentés par un recul protectionniste. Quant aux pays émergents, ils voient au sein du commerce international un facteur de développement économique indéniable et se déclarent donc en faveur du libre-échange (6). Une troisième voie est-elle envisageable ? Dans ce contexte nouveau, les dernières décennies ont été
Nous migrons actuellement d’un monde d’interdépendances internationales à un monde d’interconnexions mondiales.
marquées par une prolifération d’accords commerciaux qui ont des visées stratégiques de plus en plus fortes mettant au défi le système commercial multilatéral. Celui-ci devrait probablement être mieux outillé pour répondre aux enjeux commerciaux actuels, notamment à l’emprise des grandes entreprises transnationales. Quelles sont les institutions susceptibles de constituer un contrepouvoir de la montée en puissance d’acteurs économiques qui sont en mesure de maîtriser les trajectoires de la mondialisation tant sur les plans économique et juridique que sur les plans politique, social et culturel ?
Le populisme et le protectionnisme ambiants sont sans doute des réactions à cette déconnexion entre territoires de souveraineté nationale et transnationalité des dynamiques économiques actuelles. Ils sont aussi reliés à certains abus des entreprises qui bénéficient d’un vide institutionnel ou de la concurrence entre les nations pour les attirer : plusieurs États, sinon tous les États du monde sauf quelques exceptions, voient les firmes globalisées comme étant un vecteur d’amélioration des conditions économiques nationales. Ainsi en 2017, 65 pays ont adopté au moins 84 mesures favorables aux investisseurs étrangers (7). Ceci pose un défi tant pour les firmes que pour les États : entre une exacerbation du libéralisme pour les premières et une tentation du retour au protectionnisme pour les seconds, le commerce international est fortement tiraillé. En résulte un flou quant au cap que pourrait prendre le commerce dans les années à venir. Chose certaine, la révolution industrielle liée au numérique augmente les interconnexions tout en posant des problématiques nouvelles pour l’action collective des différents acteurs de la mondialisation. Nous entrons dans une ère de régulation où les enjeux et sites de gouvernance se croisent de plus en plus, ce qui nous oblige à repenser le monde, à remettre en cause nos grilles d’analyse et à réfléchir aux réponses des États et des organisations internationales en termes de politiques publiques et d’ajustements institutionnels. Le tableau ci-dessus distingue la coopération visant les interdépendances internationales de celle qui vise les interconnexions mondiales dont le vecteur principal est le secteur privé. Nous migrons actuellement d’un monde d’interdépendances internationales à un monde d’interconnexions mondiales, ce qui suggère un dépassement de la dimension interétatique de la régulation avec la montée en puissance des entreprises privées couplée d’un phénomène de multiplication des systèmes de règles qui se croisent. Logiquement, nous devrions transiter vers des institutions mondiales, mais la fragmentation et la diversité des institutions est une tendance plus lourde. Faut-il reculer pour construire des ponts et un réseau institutionnel assurant un encadrement des flux de la mondialisation ou assisteronsnous à un processus de « démondialisation » ? Si de nouvelles règles du jeu émergent, elles sont surtout centrées sur le domaine économique et elles profitent avant tout aux grands acteurs de la mondialisation. Un rééquilibrage s’impose pour assurer le bouclage du circuit économique nécessaire à des relations plus harmonieuses entre les États et entre les États et les entreprises, ce qui permettra à nos sociétés de mieux se développer et de mieux interagir. Comment allier interconnexions et une gouverne économique progressiste ? La question est à ce jour sans réponse…