Les Grands Dossiers de Diplomatie
ANALYSE Unilatéralisme, bilatéralisme… mais encore ?
Depuis l’accession de Donald Trump à la présidence des ÉtatsUnis, le débat entre accords commerciaux régionaux et système commercial multilatéral a brutalement pris un tour nouveau. Il n’est plus question de complémentarité ni de cohérence ; l’unilatéralisme et le bilatéralisme sous leur face la plus sombre ont resurgi, rappelant les jours les plus noirs de l’histoire du commerce mondial.
Les relations entre les accords commerciaux régionaux (ACR) et le système commercial multilatéral (SCM) ont toujours été ambiguës. Les ACR sont rentrés par la petite porte lorsque vint le moment, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de mettre en place les règles du commerce et d’introduire la règle de droit dans les relations commerciales entre les États. Les esprits restaient encore profondément marqués par la Crise, avec ses guerres tarifaires, ses dévaluations compétitives, ses systèmes préférentiels et ses théories fumeuses sur les grands espaces. Cela dit, si l’objectif des négociateurs, des Américains en particulier, était de refonder le commerce et d’ouvrir les marchés sur des bases juridiques communes, il était difficile de ne pas reconnaître aussi le besoin exprimé par certains États de se regrouper ou de coopérer plus étroitement entre eux, pour autant du moins que ces rapprochements participent des mêmes objectifs et principes que ceux reconnus au niveau multilatéral et que les mesures prises par ces systèmes préférentiels ne créent pas plus d’obstacles au commerce qu’il n’y en avait déjà. C’est sur la base de ce compromis que fut rédigé l’article XXIV du GATT et que les ACR trouvèrent leur légitimité à l’intérieur du SCM, et ce sous deux formes reconnues : les unions douanières et les zones de libre-échange.
Si un temps, chacun s’accommoda de ce compromis, au point qu’avec beaucoup d’à-propos, l’OMC ait pu parler de « coexistence pacifique » entre les deux systèmes, la prolifération des
ACR à partir des années 1980 n’en a pas moins soulevé de nombreuses interrogations quant à la cohérence des règles et surtout depuis le tournant des années 2010, quant à la capacité même de l’OMC de garder la haute main sur un système commercial dont les évolutions semblent de plus en plus lui échapper [voir le focus de G. Dufour p. 18]. L’engagement, du moins de façade, toujours réitéré par les États en faveur de la libéralisation des échanges et du multilatéralisme, de même que le rôle central joué par l’OMC dans le règlement des différends ont, certes, permis de préserver la légitimité de l’organisation internationale mais non de régler la difficile cohabitation de deux systèmes en un, un problème auquel les États ont depuis longtemps cessé de s’intéresser tant, finalement, les ACR présentent plus d’avantages que d’inconvénients. Si ce débat a brutalement pris un tour nouveau depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, commençons d’abord par dresser le portrait de la situation.
Quatre vagues d’accords commerciaux
Le monde a connu, depuis la Guerre, quatre grandes vagues d’accords commerciaux. Elles se chevauchent, mais chacune d’elles porte les traits de son époque et présente des caractéristiques suffisamment claires pour qu’on puisse les distinguer : • La première court jusqu’au tournant des années 1980. C’est le temps de la guerre froide et de la division Nord-Sud, mais c’est aussi le temps de l’intégration et de la construction de grands espaces économiques marqués par l’esprit de solidarité et de coopération étroite. Que ce soit en Europe, en Amérique latine, en Afrique, les projets foisonnent, diffèrent aussi selon que l’on cherche ou non à faire de l’intégration économique le socle d’un projet plus ambitieux d’intégration politique, mais tous ont les mêmes objectifs : créer de grands marchés, développer grâce au commerce des complémentarités économiques toujours plus fortes et aligner l’intégration sur les priorités économiques. Je n’insisterai pas sur les résultats, au demeurant très inégaux. Contentons-nous de dire que, d’une façon générale, les années 1980 furent très difficiles, pris que furent les projets d’intégration sous les feux croisés de la mondialisation et de la crise de la dette venues ébranler bien des certitudes. C’est d’ailleurs dans ce nouveau contexte que démarre la seconde vague, à l’initiative des États-Unis, suivis de peu par l’Europe communautaire.
• L’esprit qui anime cette seconde vague n’est plus à la solidarité mais au « compétitivisme ». Pour les États-Unis tout d’abord, il s’agit de faire avancer plus vite la « bicyclette du GATT », voire comme on le dira plus tard, d’avancer avec ceux qui sont prêts à suivre sur le terrain des « nouveaux sujets », en particulier les services, l’investissement, la propriété intellectuelle. Ensuite, l’intégration, toujours présente, ne doit plus être tournée vers l’intérieur, mais vers l’extérieur. Autrement dit, être « compétitive ». D’où l’attrait pour les accords de libre-échange, nouveau paramètre des partenariats Nord-Sud et du développement
Tant par leurs orientations que par leur contenu, les accords commerciaux sont d’abord et avant tout le reflet des tendances de l’économie mondiale et, surtout, de ses métamorphoses.
grâce à l’accès préférentiel, élargi et sécuritaire aux marchés du Nord. Enfin, le modèle institutionnel « à la mode » n’est plus de type communautaire mais contractuel, à l’image de l’Accord de libre-échange nord-américain, vitrine du « nouveau régionalisme ». Le bilatéralisme et le libre-échange sont de nouveau à l’honneur, souvent combinés d’ailleurs à de grandes initiatives régionales, voire interrégionales, aujourd’hui oubliées pour la plupart.
• La troisième vague se concentre sur l’Asie, une région longtemps restée en dehors du mouvement. Elle démarre avec la Crise asiatique, à la fin des années 1990, mais d’autres facteurs sont aussi à l’oeuvre. D’abord, la crise révèle au grand jour une réalité : la région manque cruellement d’institutions. Même constat, ensuite, à propos de l’intégration économique : si, en abaissant les tarifs, les accords bilatéraux facilitent la circulation des marchandises, le manque de cohérence entre les accords est flagrant, un problème devenu crucial dans un contexte de fragmentation productive et de commerce d’intrants. Ensuite, face à la montée en puissance de la Chine, l’ASEAN ( Association of Southeast Asian Nations) affiche sa double détermination de poursuivre son intégration et conserver sa centralité dans l’intégration régionale. Autre détermination commune : préserver le pragmatisme diplomatique et la coopération volontaire sur lesquels reposent la stabilité économique de la région. Effervescence diplomatico-commerciale, donc, mais qui ne se limite plus au seul bilatéralisme. De l’ASEAN+3 au Partenariat économique régional global (PERG ou RCEP en anglais) [voir l’analyse de É. Mottet p. 48], les grandes initiatives se sont multipliées, non sans, au demeurant, de nombreux problèmes dont en premier lieu ceux que soulèvent les nouvelles ambitions de la Chine.
• La décennie actuelle a vu apparaître une quatrième vague de négociations, avec le lancement de grandes initiatives plurilatérales : négociations sur les services, partenariat transpacifique, partenariat transatlantique, etc. La nouveauté ne réside pas tant dans le poids des pays qui s’y sont engagés que dans ses orientations et modalités institutionnelles. Trois mots résument tout : interconnexion, plurilatéralisme et partenariat. Interconnexion dans la mesure où il s’agit de rendre les systèmes réglementaires interopérables ; plurilatéralisme, dans la mesure où les parties prenantes entendent définir les règles d’un monde interconnecté ; et partenariat, dans la mesure où la négociation traditionnelle fait place au dialogue entre régulateurs. Donald Trump a beau en avoir brisé l’élan, les enjeux économiques demeurent.
Les accords commerciaux et les enjeux économiques
La géopolitique n’a jamais été absente du débat sur les ACR, ni d’ailleurs le poids des idées et des valeurs, son angle mort. Mais à n’en rester qu’à ces deux dimensions, on risque de passer à côté de l’essentiel, à savoir que c’est l’économie qui oriente le mouvement, dessine les tendances que prennent les accords commerciaux et, au final, en sanctionne les résultats. Tant par leurs orientations que par leur contenu, les accords commerciaux sont d’abord et avant tout le reflet des tendances de l’économie mondiale et, surtout, de ses métamorphoses. J’en retiendrai quatre :
• La première, et peut-être la plus fondamentale, est l’engagement collectif depuis la Seconde Guerre mondiale en faveur de la libéralisation des échanges. Souvent critiquée, parfois remise en question, la libéralisation des échanges est tout sauf un fleuve tranquille, mais des tarifs aux barrières non tarifaires, du commerce des marchandises à celui des services, de la protection des droits de propriété intellectuelle au commerce électronique, du traitement spécial et différencié à la coopération réglementaire internationale…, l’ouverture commerciale n’a cessé de s’étendre, de s’approfondir, de gagner toujours davantage de nouveaux secteurs. D’une génération à l’autre, non seulement les accords commerciaux portent ces évolutions, mais d’une façon générale, ils permettent de trouver plus facilement des compromis et, ce faisant, d’ouvrir toujours davantage les marchés.
• La multinationalisation des entreprises est une seconde ligne de fond. L’instauration d’un système commercial ordonné n’a pas seulement donné une impulsion sans précédent au commerce ; elle a aussi permis aux entreprises d’investir à l’étranger dans un contexte de plus grande prévisibilité [voir l’analyse de M. Rioux p. 20]. Pas suffisamment toutefois pour leur permettre de s’implanter partout dans le monde, du moins en toute sécurité. Le vide juridique international contribua largement aux rapports difficiles entre les multinationales et les pays hôtes, particulièrement dans les années 1970. À défaut de trouver un quelconque écho au GATT, ce fut par la voie des accords commerciaux, régionaux (Europe) et surtout bilatéraux, que vint la réponse. Allant beaucoup plus loin que tout ce qui avait été fait jusque-là, l’ALÉNA fut le premier grand accord à reconnaître à l’investisseur des droits étendus, dont celui de recourir à un mécanisme de règlement des différends international. Passant outre la contestation, cette reconnaissance n’a cessé depuis de s’étendre et de s’élargir. La bonne nouvelle, c’est qu’avec l’accord entre le Canada et l’UE [voir l’analyse de S. Paquin, p. 42], un meilleur équilibre entre les droits des entreprises et ceux des citoyens a commencé à se dessiner.
• Avec l’ouverture généralisée des marchés à partir des années 1980, le modèle d’affaires des multinationales s’est profondément modifié. D’abord orienté vers l’externalisation et la délocalisation, le modèle s’est affiné jusqu’à faire émerger des chaînes de valeur globales, avec leur production fragmentée, leur commerce transfrontière et leurs multiples intervenants. Là encore, la réponse est passée par les accords commerciaux, à commencer par l’Asie, où l’atelier du monde s’est transformé pour devenir le troisième grand pôle des chaînes de valeur, à côté de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Avec le résultat que ce n’est plus tant de libéralisation que de fluidisation des échanges dont il est désormais question dans les négociations commerciales. C’est une troisième ligne de fond.
• La quatrième est liée à la révolution dans les technologies de l’information et des télécommunications. Le commerce se dématérialise, les multinationales ont de moins en moins besoin d’investir à l’étranger pour rejoindre les marchés et organiser leurs réseaux, les chaînes de valeur sont plus fluides