Les Grands Dossiers de Diplomatie
FOCUS Faut-il réglementer le commerce international ?
Par Sylvain Zini, membre du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) et chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
La question des normes dans le commerce international repose sur deux fondements différents et complémentaires. Le premier est celui des principes. Le commerce doit-il répondre à des principes éthiques, moraux et philosophiques ? Le commerce se doit-il d’être juste et équitable ? Comment le commerce peut-il être juste ? Le marché est-il par lui-même capable de créer les conditions d’un commerce juste ? Quelle place les institutions en général et l’État en particulier doivent-ils occuper dans la définition des conditions d’un commerce juste et équitable ? Le deuxième est celui des règles. Le commerce reposant sur l’existence d’un marché, se pose la question de la régulation de celuici. Le marché est-il efficace en l’absence de règles ? Quelles sont les règles garantissant son efficacité ? Quels instruments mettre en oeuvre pour garantir la mise en place et le respect des règles ?
Ces questions sont loin d’être anodines, car elles se situent au fondement de tous les débats en économie politique. D’un côté, Aristote a fait de la question morale un présupposé de sa réflexion sur l’économie. Le commerce devait respecter des préceptes philosophiques de justice. De l’autre côté, Adam Smith, les économistes classiques puis les néoclassiques prétendent que les intérêts individuels sont la clé de voûte d’une économie dynamique et prospère. En cherchant à satisfaire leurs propres intérêts, les individus contribueraient davantage au progrès économique que s’ils agissaient en fonction de motifs moraux. Selon eux, le maintien de marchés concurrentiels est une condition nécessaire et suffisante pour concilier les intérêts individuels (recherche du profit) et les intérêts collectifs (création accrue de richesses, bien-être matériel de tous).
Ce premier grand débat laisserait penser que le camp libéral s’opposerait aux conceptions non libérales de l’économie. Or, le débat s’est immiscé au sein même du camp libéral. Dans un premier camp, de Say à Hayek, l’action de l’État doit se limiter à protéger la propriété privée et le respect des contrats. Ce libéralisme du laisser-faire correspond à l’idéologie libérale classique, hégémonique au XIXe siècle et renouvelée avec le néolibéralisme au XXe siècle.
Dans le second camp, de Condorcet à Keynes, en passant par J. S. Mill, le marché est perçu comme un outil de création de richesses. Mais pour assurer le bienêtre collectif, l’État doit l’encadrer par des règles et voir à la redistribution des gains parce qu’il peut produire des effets indésirables, et qu’il ne crée pas nécessairement les conditions favorables au progrès social. Des institutions doivent donc encadrer les marchés pour qu’ils fonctionnent convenablement.
Ces divergences, sur les principes comme sur les règles, se reflètent dans les questions commerciales internationales. Si toutes les écoles libérales s’entendent pour dire que la libéralisation des échanges commerciaux est la meilleure avenue possible, le contenu de cette politique commerciale est très variable selon les courants. Pour les libéraux orthodoxes, il faut privilégier la voie unilatérale et sans condition au libre-échange. Pour les réformistes, la libéralisation est un moyen de créer de la richesse, mais elle doit être encadrée par de nombreuses règles assurant l’équité, la légitimité et l’efficacité du commerce. Ces dernières ne sont pas vues comme des entraves à la liberté, mais comme conditionnelles à celle-ci.
La trame historique
La question des prérequis normatifs à la libéralisation du commerce est donc loin d’être neuve. Depuis le début de la Révolution industrielle, un débat oppose ceux qui pensent, à la manière de Smith et Ricardo, que le libre-échange se suffit à lui-même, le système de prix concurrentiel assurant l’efficacité du système économique, et les autres, libéraux ou non, qui estiment qu’une harmonisation des règles économiques et sociales doit se faire en même temps que l’ouverture aux échanges. Concrètement, ce débat n’influença que marginalement les traités internationaux à caractère économique jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ceci s’explique par deux raisons.
Tout d’abord, l’idéologie du laissez-faire est longtemps restée dominante dans le gouvernement économique des nations. Le lien entre normes et commerce n’était donc pas à l’ordre du jour. Si toutefois un ensemble de régulations économiques ont vu le jour, surtout à partir des années 1930, ce fut dans le cadre des États qu’elles ont été appliquées. L’ordre économique international qui a été mis en place après 1945 rompit partiellement avec cet ordre des choses. D’abord, suivant la doctrine keynésienne, les nations misaient alors sur l’action publique et la régulation pour générer le plein-emploi. Cette nouvelle doctrine était d’ailleurs reprise par toutes les institutions internationales mises alors en place (Fonds monétaire international, Banque mondiale et GATT). Toutefois, au-delà d’un certain nombre de mécanismes de coopération non contraignants, la question des normes encadrant les marchés fut laissée au soin des États. Cette situation s’explique au moins par trois facteurs. Premièrement, l’ordre mondial post-1945 s’appuyait explicitement sur la souveraineté des États. Au niveau économique, cela s’est traduit entre autres par la mise en place de cadres de régulation nationaux pour mieux faire fonctionner les économies de marché. Deuxièmement, le monde de 1945 est un monde d’économies nationales relativement fermées. Le commerce international ne représente qu’une fraction minime de la production de chacune des nations, si bien que l’impact de ce commerce sur l’activité normative des États est marginal. Enfin, le commerce international régi par les règles du GATT était essentiellement composé d’échanges entre pays développés. Or, tous les pays développés mettaient en place des cadres normatifs similaires, avec quelques nuances qualitatives ou quantitatives.
Cet équilibre entre régulations publiques nationales et coopération économique internationale s’est maintenu jusqu’à la fin des années 1960, mais fut mis à mal dans les années 1970 pour trois raisons. Premièrement, la libéralisation promue dans le cadre du GATT avait produit ses effets, puisque les droits de douane des parties contractantes avaient drastiquement diminué, provoquant une croissance fulgurante du commerce international De la sorte, un ensemble de produits importés ne répondait plus aux règles économiques mises en place par les nations. Par ailleurs, les firmes multinationales ont alors connu un essor important, utilisant de plus en plus leur mobilité pour effectuer des arbitrages réglementaires afin de localiser leur activité de façon optimale. Troisièmement, les années 1970 sont aussi celles de l’intégration des nouveaux pays
industrialisés d’Asie (Taïwan, Hong Kong, Corée du Sud et Singapour) voire d’Amérique latine dans l’économie mondiale. Or, ces derniers mettaient en place des cadres normatifs substantiellement différents de ceux qui étaient mis en oeuvre dans les pays occidentaux. Ceci provoqua parfois une réaction des populations et des entreprises occidentales, estimant que le déficit normatif de ces nouveaux pays industrialisés pouvait être assimilé à une forme de dumping. Enfin, quatrièmement, dans un contexte de crise économique, certains pays n’hésitaient pas à utiliser leur régulation pour créer de nouvelles barrières au commerce dans un contexte où les restrictions douanières étaient limitées par les règles du GATT.
Le retour des normes dans le commerce, du multilatéralisme au bilatéralisme
En bref, les États ont trouvé dans ce contexte de bonnes raisons pour remettre en avant un débat sur les prérequis normatifs pour participer au commerce international. Ce débat fut dans un premier temps porté dans l’enceinte du GATT, dans les années 1970 et 1980, menant à la création de l’Organisation mondiale du Commerce en
1995. Concrètement, il s’est traduit par trois grands types d’initiatives qui se sont concrétisées à plus ou moins grande échelle.
Le premier volet s’est attaqué à forger un « terrain de jeu nivelé » ( level playing field) du commerce international. L’idée est de supprimer les pratiques jugées déloyales ou inéquitables dans le commerce. À ce titre, le GATT a introduit dès le cycle de
Tokyo (1973-1979) un certain nombre de balises pour bannir les pratiques associées au dumping (accords sur les mesures antidumping), ainsi que les subventions à l’exportation (accords sur les subventions et mesures compensatoires). Ces nouvelles règles du jeu communes pouvaient par ailleurs être soumises à l’arbitrage, le cas échéant. Ce premier volet visait à éliminer les sources d’avantages indus au commerce.
Le deuxième volet consistait à définir des balises pour que les régulations des États ne soient pas utilisées comme des barrières commerciales. Dans cette perspective, les « obstacles techniques au commerce » ainsi que les « mesures sanitaires et phytosanitaires » ont été mis à l’ordre du jour du GATT. Dans les deux cas, il ne s’agissait pas de définir des standards universels, mais bien de circonscrire les marges de manoeuvre des États. Sans interférer directement avec le droit des États à créer des règles, le système commercial multilatéral a été en charge de vérifier que ces derniers s’abstenaient d’utiliser ces réglementations à des fins protectionnistes.
Le troisième et dernier volet consistait à définir des règles du jeu globales. Il s’agit bien évidemment du dossier le plus ambitieux, mais aussi le plus épineux. Plusieurs thèmes ont été inscrits dans le cadre de ce volet, avec entres autres : les droits de propriété intellectuelle, la régulation des investissements étrangers, les marchés publics, la concurrence, mais aussi la question du respect des droits des travailleurs et des droits environnementaux. Ces grandes thématiques ont des destins différents. Les trois premiers ont été consacrés par des accords à l’OMC (2). Les autres questions furent l’objet d’âpres débats, mais finirent par être exclues de l’agenda de l’OMC au début des années 2000. Alors que les pays du Nord estimaient qu’il est inéquitable de faire le commerce de produits fabriqués dans un contexte où les normes sociales et environnementales sont faibles, les pays du Sud y voyaient une forme de protectionnisme déguisé à leur encontre, voire de l’impérialisme. Dans un contexte où de toute façon, l’OMC semble embourbée dans une crise sans remède et où les pays cherchent à diffuser des normes dans les accords commerciaux, ils se sont alors détournés du multilatéralisme pour se diriger vers des accords bilatéraux.
C’est ainsi qu’en particulier les États-Unis, le Canada et l’Union européenne ont décidé d’inclure des clauses sociales et environnementales dans leurs accords commerciaux. De ce fait, ces pays ou régions tentent par une autre voie de générer des mécanismes juridiques soumettant la libéralisation du commerce à un certain nombre de principes normatifs considérés comme universels. Toutefois, la faible efficacité de ces nouveaux instruments oblige à se questionner sur la capacité des acteurs publics à faire prévaloir les principes sociaux et environnementaux sur les impératifs commerciaux.
De la théorie à la pratique
Si les marchés concurrentiels se suffisaient à eux-mêmes pour faire émerger un système de commerce international ne générant que des individus et des nations gagnantes, la définition de normes reliées au commerce international n’aurait aucun intérêt. Toutefois, l’histoire économique du XXe siècle nous a appris que les marchés, quels qu’ils soient, ont besoin d’être régulés pour fonctionner convenablement. Ces règles peuvent toucher à la fois les questions d’efficacité économique (concurrence), la justice sociale (droit du travail) ou encore la préservation de l’environnement. Lorsque les économies nationales étaient relativement autonomes, les normes encadrant le marché relevaient essentiellement des États. Toutefois, dans un contexte de mondialisation, la question tend à se déplacer vers le haut. L’Union européenne donne un exemple significatif de règles qui ont été transférées à des instances supranationales comme dans le cas des questions de concurrence. Doit-on présumer qu’à marché global, il faudrait déterminer des règles globales ? Si la logique laisse à penser que oui, l’épineux débat sur la gouvernance économique mondiale qui dure depuis plus de vingt ans nous démontre qu’il y a un décalage consistant entre la théorie et la pratique.
Sylvain Zini
Notes
(1) Le volume du commerce international a été multiplié par cinq entre 1950 et 1970.
(2) L’Accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) et l’Accord sur les Mesures concernant les investissements et liées au commerce (MIC) ont une portée multilatérale alors que l’Accord sur les marchés publics est plurilatéral et concerne 47 pays.