Les Grands Dossiers de Diplomatie
ANALYSE La renégociation de l’ALÉNA : dormir avec un éléphant
Considéré par le président américain comme « le pire accord commercial jamais conclu », l’ALÉNA est aujourd’hui au coeur d’intenses négociations – en particulier entre Washington et Ottawa – sur fond de calendrier électoral, et alors que l’enjeu principal
En 1969, dans une boutade devenue célèbre, l’ancien Premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau, expliquait à l’auditoire du National Press Club, qu’« être votre voisin, c’est comme dormir avec un éléphant : quelque douce et placide que soit la bête, on subit chacun de ses mouvements et de ses grognements. » Avec l’arrivée de Donald Trump, Justin Trudeau, l’actuel Premier ministre du Canada, doit se dire que si son père avait raison, il n’en surestimait pas moins les aléas. À peu de choses près, un constat similaire peut être fait dans le cas mexicain, voire en pire, le président Trump ne se gênant guère pour accuser le Mexique d’être un repaire de délinquants et de voleurs d’emploi qui doivent être contenus derrière un mur. Le ton était donné : l’insulte, une vision manichéenne où ce que l’un gagne est forcément au détriment de l’autre, des demi-vérités voire des faussetés, des sanctions économiques abusives (le cas notamment des tarifs sur l’acier et l’aluminium où l’administration Trump a évoqué la sécurité nationale), une fixation sur les gains à court terme, voilà tout l’art de négocier. Le président Trump joue au poker, alliant coups de force et le bluff.
Ottawa et Mexico : deux partenaires commerciaux stratégiques pour Washington
Le Canada et le Mexique s’exercent depuis bientôt un an au jeu de go, la stratégie des petits pas constants visant à encercler la présidence américaine. Tous les observateurs reconnaissent l’expertise et la profondeur des équipes de négociation canadiennes et mexicaines (et une certaine paralysie des représentants américains compte tenu de l’humeur chaotique du président Trump). Les délégations ministérielles et d’affaires canadiennes et mexicaines se sont succédé aux États-Unis, auprès de sénateurs et de
représentants du Congrès américain, dans les différents États, devant les chambres de commerce, au niveau des gouverneurs, etc., l’idée étant de tisser des alliances politiques et sectorielles aux États-Unis, et cela, il faut le dire avec un certain succès, comme le montre la sortie publique de Richard Trumka, le président du puissant syndicat AFL-CIO, pour qui : « le renouvellement de l’ALÉNA sans le Canada n’avait aucun sens », prise de position aussitôt conspuée sur Twitter par le président Trump (3 septembre 2018). Mais il faut rappeler que le Canada rivalise avec la Chine comme premier partenaire économique des ÉtatsUnis, qu’il est le principal ou le second débouché international pour les exportations de 35 États américains et, qu’en 2016, l’ensemble du commerce avec le Canada (544 G$ ou 544 milliards de dollars) et le Mexique (525 G$) était supérieur au commerce avec les BRICS (735 G$ dont 579 G$ pour la Chine), le Japon (196 G$) et la Corée (112,2 G$) réunis (1043,2 G$) (1) ! À peu de chose près, une analyse similaire peut être faite dans le cas du Mexique. Ces derniers feront notamment valoir le fait que leur secteur de la réexportation (les fameuses maquiladoras) constituait en fait une plate-forme de production pour les sociétés américaines, dans un contexte de concurrence mondiale, et ainsi qu’environ 60 sous de chaque dollar d’exportation mexicaine vers les États-Unis provenaient de pièces et intrants importés des États-Unis (ce serait environ 20 cents dans le cas canadien) (2). Bref, tant le Canada que le Mexique feront valoir le haut taux d’intégration de l’économie nord-américaine et que chaque jour plus de deux milliards de produits de toute sorte traversent les frontières entre les trois pays.
La stratégie canadienne et mexicaine connaît cependant des limites. Le fait que des centaines de milliers d’emplois aux ÉtatsUnis même n’ont pas empêché l’administration Trump d’imposer unilatéralement, en pleine renégociation de l’ALÉNA en mai dernier, à l’aube du sommet du G7 au Canada, des tarifs sur l’acier et l’aluminium, sous le prétexte « insultant » selon les dires du Premier ministre Trudeau, de la sécurité nationale des ÉtatsUnis. Pour Trump, tous les coups sont permis : le bon voisinage, l’amitié historique entre les trois pays et le fait que le Canada soit membre de l’OTAN et du NORAD ne comptent pas.
Deux visions du commerce
Au-delà des stratégies de négociation, deux visions du commerce s’affrontent. À la veille du lancement de la première ronde de négociation, en août 2017, le Canada et le Mexique voulaient adapter l’ALÉNA à la réalité de l’économie du XXIe siècle, en mettant l’accent notamment sur l’économie numérique, la convergence normative, la protection environnementale ou encore la mobilité de la main-d’oeuvre. D’ailleurs, une bonne partie de ces thématiques avaient déjà fait l’objet d’une entente lors de la négociation du Partenariat transpacifique, bien que ce dernier ait
Le Canada et le Mexique s’exercent depuis bientôt un an au jeu de go, la stratégie des petits pas constants visant à encercler la présidence américaine.
été rejeté par le président Trump, quelques jours après son assermentation. Ces diverses mesures pouvaient tout de même servir de base de négociation. Au-delà de ces objectifs généraux, tant le Canada que le Mexique espéraient limiter la portée du « Buy American Act », qui proscrit la participation étrangère lorsque des fonds fédéraux américains sont alloués pour financer les achats publics et les infrastructures. Ainsi, dans cette optique, il s’agissait d’adopter les règles commerciales nord-américaines pour faire face à la concurrence de l’Usine-Asie, pour ne pas dire de la Chine.
Pour l’administration américaine, il en allait tout autrement. Dans la vision de Donald Trump, manichéenne, influencée en cela par le domaine de l’immobilier, où ce que l’on gagne ou perd est forcément au détriment ou à l’avantage de l’autre partie, le bénéfice d’un accord commercial se mesure par les surplus qu’il peut générer, et cela, à court terme : l’ALÉNA est donc ni plus ni moins « le pire accord de tous les temps », avec ses délocalisations d’entreprises, ses pertes d’emplois et ses déficits commerciaux. Beaucoup des demandes américaines initiales seront inacceptables : la révocation du chapitre 19 sur le système de règlement des différends, créé en cas de litiges des tribunaux ad hoc au profit de recours devant le système de justice des États-Unis ; une clause crépusculaire de cinq ans, qui dans les faits, concentrerait l’activité économique sur le territoire américain ; ou encore des règles d’origine prohibitive dans le secteur de l’automobile (environ 85 % de compte tenu nord-américain et au moins 50 % provenant des États-Unis, contre 62,5 % de compte tenu nord-américain actuellement). Sur ce plan, c’était le Mexique qui était principalement visé, avec un surplus commercial avoisinant quelque 60 G$ et une industrie automobile florissante. C’est pourquoi le Mexique avait demandé et obtenu du Canada que la renégociation ne se fasse que sur une base trilatérale. C’était du moins la position du Mexique jusqu’au 27 août dernier, c’est-à-dire lorsque fut annoncée une entente bilatérale globale entre le Mexique et les États-Unis, et ce, au grand dam du Canada. Certains ont vu dans la manoeuvre mexicaine la volonté du président Peña Nieto de conclure un accord avant l’entrée en fonction de son successeur Andrés Manuel López Obrador, le 1er décembre prochain.
Au coeur de l’entente, le secteur automobile. Selon l’accord, les règles d’origine seraient dorénavant portées à 75 % à la condi-
tion que le salaire horaire sectoriel soit d’au moins $16 l’heure, ce qui dans les faits permet tout de même au Mexique de conserver un avantage salarial important. Par ailleurs, la clause crépusculaire serait portée à 16 ans, mais au bout de six années, les parties pourraient convenir de la reconduire de six autres années, ce qui dans les faits la rend largement caduque et inopérante. Le Mexique a par ailleurs renoncé au chapitre 19 sur les règlements des différents et a accepté la demande américaine de se soumettre au système judiciaire des États-Unis en cas de litiges. L’accord bilatéral avec le Mexique a été déposé fin août au Sénat américain, qui selon la formule dite de la voie accélérée ( fast track) a 90 jours pour accepter ou rejeter l’entente sans amendement. Le Canada aurait ainsi le loisir ou non de se joindre à l’accord : l’administration Trump ayant fixé au 1er octobre la date limite pour que le Canada puisse rejoindre l’accord, c’est-à-dire à temps pour que le vote se fasse avant les élections de mi-mandat. Ceci dit, des voix tant républicaines que démocrates se lèvent au Sénat, voire ailleurs aux ÉtatsUnis, pour affirmer qu’une entente sans le Canada ne respecte pas le mandat donné par le Sénat au représentant au Commerce, Robert Lighthizer, à savoir un accord tripartite. Il demeure que le président américain peut désormais crier victoire, et courtiser sa base électorale, quitte au passage à blâmer le Canada pour l’échec des négociations à trois.
Le Canada dans les câbles
Si l’accord sur l’automobile ( où les demandes canadiennes rejoignaient jusqu’à un certain point celles des ÉtatsUnis) et, dans une moindre mesure, l’atténuation de la clause crépusculaire peuvent être acceptables pour le Canada, nous sommes encore loin de la coupe aux lèvres, tant les divergences sont encore profondes, et cela, en dépit d’intenses négociations aux niveaux ministériels entre le Canada et les États-Unis. Parmi les principaux points de discorde ressortent notamment la demande américaine de l’abolition simple du système canadien de gestion de l’offre dans le domaine agricole, le maintien d’une clause d’exclusion du domaine de la culture, l’abolition du système de règlement des différends, la demande américaine de porter à $800 la franchise sur les achats transfrontaliers en ligne (actuellement de seulement $20 au Canada, le Mexique a accepté de la porter à $100), de porter à 75 ans les droits de propriété intellectuels sur les brevets pharmaceutiques et de restreindre l’article 232 de la loi américaine sur le commerce international, qui autorise le président américain à en appeler à la sécurité nationale pour imposer des tarifs. Selon des sources proches des négociateurs canadiens, ce serait en particulier ce dernier élément qui bloquerait actuellement tout accord. Il ne s’agirait pas tant d’abolir l’article, mais d’en circonscrire l’utilisation pour qu’il cesse d’être un « jouet » aux mains du président Trump (3). Dans la perspective canadienne, un accord commercial avec les États-Unis a toujours eu pour finalité de soustraire l’industrie canadienne à l’arbitraire et aux velléités protectionnistes américaines. C’était vrai lors de la négociation du premier accord canadoaméricain en 1989, lors de la ratification de l’ALÉNA en 1994, et encore maintenant. Quoi qu’il en soit, le Canada fut sur la défensive. En cas d’échec des négociations, Il pouvait espérer un changement d’orientation de la politique commerciale américaine après les élections de mi-mandat en cas de victoire démocrate. Il pouvait aussi espérer voir arriver un nouveau président dans deux ans, et entretemps, compter sur le maintien de l’ALÉNA, du moins durant les six prochains mois, période de notification prévue pour son abolition – voire dans ce cas, se rabattre sur les règles générales de l’OMC. Il s’agissait d’un pari extrêmement risqué, tant sur le plan économique que politique. Au plan économique, selon la Banque des règlements internationaux, la fin de l’ALÉNA signifierait une chute de l’ordre de 2,2 % du produit intérieur brut canadien et désorganiserait les chaînes productives durablement (le coût pour les États-Unis ne serait que de 0,22 %) (4). Au plan politique, à un an des élections fédérales canadiennes, le gouvernement Trudeau jouait son avenir politique sur sa capacité à renégocier un « bon » accord pour le Canada. Mais un accord ne pouvait être atteint qu’au prix d’importantes concessions. Il ne s’agissait plus tant d’espérer des gains que de limiter les pertes. Coup de théâtre : après une fin de semaine intense de négociation, à une demi-heure de la date butoir du 1er octobre fixée par les États-Unis, le Canada et les États-Unis ont annoncé une entente finale. Si, pour le président Trump, il s’agit d’un accord « historique » et bien que l’on ne connaisse pas encore le détail de l’Accord ÉtatsUnis-Mexique-Canada (le nouveau nom de l’ALÉNA), force est de constater que le Canada a su résister aux pressions américaines. Il conserve le système de règlement des différends, la clause sur la culture et a éloigné durablement la menace de tarifs punitifs de 25 % sur l’automobile. En contrepartie, il a dû céder sur l’agriculture et la gestion de l’offre, tandis que la question du bois d’oeuvre et celle des tarifs sur l’acier et l’aluminium restent en suspens. Il s’agit donc d’une demi-victoire pour le Canada, celui-ci ayant empêché le pire mais sans vraiment faire de gains appréciables. Avec le recul, le Mexique avec ses importantes concessions apparaît comme le grand perdant de ce nouvel accord.
L’art de négocier de Donald Trump fonctionne donc, du moins à court terme. Mais, à long terme, il mine la crédibilité des États-Unis auprès de ses alliés et partenaires, d’autant plus que les États-Unis ont entrepris de redéfinir unilatéralement à leur avantage les règles du commerce international.