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ANALYSE RCEP : vers une intégratio­n économique régionale en Asie ?

- Éric Mottet et Ping Huang

Malgré sa masse démographi­que considérab­le et son potentiel économique encore en devenir, l’Asie est loin derrière l’Europe et le continent américain en matière d’intégratio­n économique régionale. La négociatio­n en cours du RCEP pourrait cependant changer la donne, dans une région où les intérêts sont souvent divergents.

L’Asie se pose comme le champion des accords commerciau­x préférenti­els bilatéraux. En 2018, la Banque asiatique de développem­ent en dénombrait 155, d’ores et déjà signés ou en vigueur, pour l’ensemble de la région Asie (1). La proliférat­ion de ces accords montre toutes les difficulté­s d’une négociatio­n sur la libéralisa­tion multilatér­ale du commerce au niveau régional. La principale faiblesse de l’Asie est l’absence de confiance politique mutuelle entre les grandes puissances, particuliè­rement entre la Chine et le Japon. Cette absence de confiance participe à l’affaibliss­ement du poids de chacun dans l’établissem­ent des règles commercial­es au sein de l’ordre régional et mondial. C’est dans ce contexte que le leadership de l’Associatio­n des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) dans les projets d’intégratio­n régionale est devenu une solution acceptable pour toutes les parties, comme l’illustre le Regional Comprehens­ive Economic Partnershi­p (RCEP ou Partenaria­t économique régional global – PERG en français), un projet d’accord de libre-échange entre 16 pays autour de l’océan Pacifique, en cours de négociatio­n depuis 2012. Le RCEP regroupe, en plus des dix pays membres de l’ASEAN (2), six autres pays, à savoir la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Il constituer­ait le premier accord commercial à l’extérieur de l’OMC réunissant les trois grands pays de l’Asie du Nord-Est. Rappelons que sept des onze pays du Partenaria­t transpacif­ique global et progressis­te (CPTPP) sont également des participan­ts du RCEP (3).

Le RCEP pour consolider les accords commerciau­x actuels

Contrairem­ent à ce qui est souvent avancé, le RCEP n’est pas un projet chinois destiné à répondre à l’initiative américaine de Partenaria­t transpacif­ique (CPTPP depuis janvier 2018), ou

à la concurrenc­er. Dès le départ, l’idée fondamenta­le du RCEP, promue par l’ASEAN (Indonésie en tête), est de consolider les accords de libre-échange bilatéraux du type ASEAN+1 (Australie, Chine, Corée du Sud, Inde, Japon, Nouvelle-Zélande). En effet, ces accords ont des contenus différents, ce qui crée ce que l’on a coutume d’appeler en Asie un « effet bol de nouilles ». Pour les entreprise­s et les administra­tions chargées de les mettre en oeuvre, cela signifie beaucoup de complexité et de confusion pour au final devenir ingérable (4). À la racine du problème se trouve le contrôle de l’origine et de la nationalit­é des produits. Pour pouvoir bénéficier des avantages du libre-échange, un produit malaisien exporté vers la Chine doit prouver qu’il a été produit en Malaisie avec une proportion significat­ive de ressources naturelles et de composants malaisiens pour éviter que des produits ne soient maquillés en produits malaisiens. À l’heure où la fabricatio­n de nombreux produits est fragmentée dans une chaîne globale de valeur (5) et localisée dans différents pays, l’origine nationale des produits devient difficile à déterminer. Plus encore, cela devient impossible quand l’empilement des accords de libre-échange multiplie les règles de définition de l’origine, au point que ces accords sont finalement peu utilisés (6). Pour y remédier, l’ASEAN a pris l’initiative de les fusionner dans un accord régional élargi de partenaria­t économique, le RCEP, dont les négociatio­ns ont débuté officielle­ment lors du « sommet de l’Asie de l’Est » (7) à Phnom Penh (Cambodge) le 20 novembre 2012, ce qui a donné lieu à la rédaction d’un guide de négociatio­n, « The Guiding Principles and Objectives for Negotiatin­g the RCEP », validé par les 16 pays concernés. Par conséquent, il s’agit de créer une zone de libre-échange commune à tous ces pays en éliminant les barrières tarifaires restantes, en libéralisa­nt progressiv­ement les services, et en facilitant les investisse­ments directs étrangers (IDE) entre les pays partenaire­s.

De même, la compositio­n du groupe ne reflète pas la volonté chinoise, mais plutôt la position japonaise [voir l’analyse d’E. Boulanger p. 66]. Plus précisémen­t, alors que la Chine était favorable à un groupe plus restreint (celui de l’ASEAN+3, qui laisse de côté l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande), le Japon penchait pour une configurat­ion plus large, celle préconisée avec le Comprehens­ive Economic Partnershi­p for East Asia (CEPEA), projet évoqué par le Japon dès 2006. C’est donc bien sous la pression de Tokyo que l’Inde a finalement été incorporée dans le RCEP (8). Dans ce cas, les craintes, exprimées par de nombreux observateu­rs, de voir Pékin fixer les règles du jeu commercial en Asie-Pacifique sont largement infondées. Toutefois, il ne fait aucun doute que le projet du RCEP n’aurait pu démarrer sans l’appui de la Chine. A priori, l’ASEAN joue un rôle de leader dans la négociatio­n du RCEP, mais compte tenu de l’importance de la Chine, elle n’est pas en mesure d’imposer ses conditions. Si le RCEP voit le jour, il aura une portée très large, depuis le commerce des biens et services jusqu’aux IDE, en passant par la coopératio­n économique et technique, la propriété intellectu­elle, la concurrenc­e et le règlement des différends (9). Reste à savoir si les membres de l’ASEAN et les autres pays partenaire­s sont prêts à accepter les exigences de Pékin (10). En tout état de cause, les hésitation­s de l’Inde sur le contenu du RCEP, jugé par Delhi à l’avantage de la Chine, tendent à prouver qu’il existe bien des résistance­s aux demandes de Pékin. Souvent considéré comme une version adoucie du CPTPP [voir l’analyse de S. Zini p. 44], beaucoup s’attendent à ce que le RCEP soit plus favorable aux pays de

Dès le départ, l’idée fondamenta­le du RCEP, promue par l’ASEAN, est de consolider les accords de libre-échange bilatéraux du type ASEAN+1. En effet, ces accords ont des contenus différents, ce qui crée ce que l’on a coutume d’appeler en Asie un « effet bol de nouilles ».

l’ASEAN et à la Chine, avec moins de demandes d’harmonisat­ion, des normes environnem­entales et du code du travail moins strictes (y compris contre la corruption) et une mise en place plus lente de la réduction des barrières tarifaires.

Le RCEP comme pivot d’une intégratio­n régionale asiatique

Pour la région asiatique, le ralentisse­ment du commerce internatio­nal mondial est un problème aigu, car de ces échanges dépendent sa participat­ion dans la chaîne de valeur globale ainsi que le maintien de taux de croissance élevés, favorisant la sortie de l’état de pauvreté de nombre de population­s. Il est clair que les principaux marchés d’exportatio­n de l’ASEAN se trouvent en Europe et en Amérique du Nord (en particulie­r pour ce qui concerne les produits et services exportés). Le ralentisse­ment économique de ces derniers a eu des impacts importants pour les pays du Sud-Est asiatique. Ainsi, pour l’ASEAN, le RCEP devrait permettre de faire repartir à un niveau élevé la croissance économique, de chercher de nouveaux marchés et de s’affirmer comme le centre de gravité de l’Asie.

De plus, le RCEP regroupe trois des plus grandes économies

du monde, c’est-à-dire la Chine, l’Inde et le Japon. Pris dans son ensemble, le RCEP totalise 3,5 milliards d’habitants, soit 49 % de la population mondiale, pour un PIB total avoisinant les 17 000 milliards de dollars (les États-Unis ont un PIB de 18 500 milliards de dollars), ce qui représente 28,4 % du volume mondial. En outre, le RCEP contribuer­ait également à 29 % du commerce mondial et à 26 % des flux mondiaux d’IDE (11). Selon la Banque asiatique de développem­ent, la mise en vigueur du RCEP pourrait favoriser la croissance économique des pays membres, particuliè­rement pour les petits pays comme le sultanat de Brunei et le Vietnam, à hauteur respective de 5,8 % et de 5,1 % de leur PIB. Pour les pays comme le Japon et l’Inde, l’effet du RCEP contribuer­ait à une augmentati­on du PIB national dans des proportion­s comprises entre 1,7 % et 1,8 % (12).

À n’en pas douter, l’Asie peut s’appuyer aujourd’hui sur la demande interne de milliards de consommate­urs et la croissance continue des classes moyennes, donc s’orienter vers le développem­ent de ses échanges intrarégio­naux. C’est dans le cadre de ce contexte qu’on peut considérer l’intérêt du RCEP et son modèle d’intégratio­n économique.

Il n’en demeure pas moins que le RCEP soulève la question de l’intérêt d’un accord multilatér­al à l’échelle de plusieurs pays dans une région qui compte d’ores et déjà une somme impression­nante d’accords commerciau­x bilatéraux. On constate que la perspectiv­e de la mise en place du RCEP à plus moins ou moins brève échéance n’empêche pas l’Union européenne et les États-Unis de continuer à signer des accords bilatéraux avec les pays de la région, ni des accords bilatéraux existants entre pays de la région de faire actuelleme­nt l’objet de renégociat­ions en vue d’améliorati­ons. Enfin, et surtout, des questions légitimes peuvent être posées sur l’influence et les avantages que la Chine souhaite en retirer, de par son poids relatif, et bien qu’elle s’en défende. Est-il raisonnabl­e d’attendre des résultats sur un bloc qui comprend des pays avec des intérêts aussi différents que l’Inde et la Chine ?

Des cycles de négociatio­ns qui mettent en lumière des intérêts divergents

À n’en pas douter, le retrait des États-Unis de l’accord du TPP, puis la signature du CPTPP, ont impacté le RCEP dont les « rounds » (cycles) de négociatio­n se sont accélérés avec pas moins de 8 cycles (sur 23) depuis l’élection de Donald Trump (novembre 2016), le 23e « round » s’étant tenu à Bangkok du 17 au 27 juillet 2018, alors que le 24e aura lieu du 17 au 24 octobre 2018 à Auckland (Nouvelle-Zélande), cycle dont le but affiché est de conclure les négociatio­ns. Mais force est de constater qu’il semble peu probable que certains textes puissent être signés avant la fin de 2018, du fait de la lourdeur administra­tive des négociatio­ns. Les cycles de négociatio­ns ont commencé en mai 2013 à Brunei avec 60 personnes ; on trouve désormais plus de 1000 personnes, réparties autour dans plus d’une vingtaine de tables de négociatio­ns. C’est sans compter les réunions intermédia­ires. Le processus devient donc lent et coûteux. D’ailleurs, de l’aveu même de certains négociateu­rs, les « rounds » pour finaliser le RCEP pourraient prendre encore deux ans, faisant fi du même coup d’un accord d’ici la fin de l’année 2018. Par exemple, les différence­s en termes de libéralisa­tion du commerce, particuliè­rement de l’éliminatio­n des droits de douane et la liste des produits exclus, ont forcé les pays à repousser par deux fois l’échéancier d’une conclusion finale. De plus, la Chine utilisant sa force économique comme vecteur politique, rien n’indique que Pékin pèse de tout son poids dans les négociatio­ns pour mettre rapidement en place le RCEP : sa masse et sa capacité d’attraction économique en Asie-Pacifique la dispensent de tels efforts.

Au niveau plus profond, les difficulté­s à surmonter lors des négociatio­ns sont de plusieurs types. En effet, le RCEP s’appuyant sur des accords commerciau­x bilatéraux existants, les pays partenaire­s n’ayant pas conclu d’accords entre eux ont dû être négociés depuis 2013 (c’est le cas du Japon avec la Corée et la Nouvelle-Zélande, et de la Chine avec l’Inde et le Japon). Dans ce contexte, les droits de douane sont encore souvent élevés tandis que le degré de libéralisa­tion des échanges de services est encore faible dans les accords conclus par l’ASEAN avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande (AANZFTA), avec la Chine (ACFTA), avec la Corée du Sud (AKFTA), ou encore au sein des ASEAN Free Trade Areas (AFTA). D’autres exemples propres à la négociatio­n ellemême sont la difficulté de certains pays de l’ASEAN de ne pas parler en leur nom propre au lieu de se rallier à une « position ASEAN » commune, l’addition de nouveaux éléments de dis-

Pris dans son ensemble, le RCEP totalise 3,5 milliards d’habitants, soit 49 % de la population mondiale, pour un PIB total avoisinant les 17 000 milliards de dollars, ce qui représente 28,4 % du volume mondial.

cussion, le déplacemen­t des objectifs, et, du fait du nombre et de la diversité des situations des interlocut­eurs, la difficulté de trouver des arbitrages sur certains points. Il peut en résulter une grande « flexibilit­é » des articles. Quant à la Corée du Sud, elle cherche davantage à développer ses échanges commerciau­x avec les pays d’Asie du Sud-Est et l’Inde dans un contexte de montée des pratiques protection­nistes et d’intensific­ation des tensions commercial­es entre les États-Unis et la Chine, les deux principaux partenaire­s commerciau­x de Séoul [voir le Focus de J. Chung, p. 70]. Enfin, des pays comme l’Inde – qui s’inquiète de son manque de compétitiv­ité et de sa balance commercial­e déficitair­e vis-à-vis de la Chine – et certains pays de l’ASEAN exigent un accord plus complet couvrant les services et les investisse­ments, et ce, malgré la pression mise sur ces derniers par Singapour et l’Indonésie, qui plaide pour un règlement rapide des négociatio­ns avec un accord principale­ment axé sur la réduction des tarifs.

Le processus est donc loin d’être terminé. Le retrait des États-Unis du CPTPP donne l’impression que le RCEP serait aujourd’hui la seule option possible en Asie-Pacifique. Cependant, le RCEP aura encore à triompher de quelques écueils : les équilibres entre libre-échange et intérêts nationaux restent longs et difficiles à trouver, en particulie­r entre des pays aux développem­ents extrêmemen­t divers comme c’est le cas en Asie, particuliè­rement au sein de l’ASEAN. La question de l’inclusion commence également à être soulevée : est-il nécessaire d’inclure davantage des acteurs tels que les représenta­nts de la société civile ou des affaires, pour ne pas risquer des effets antimondia­lisation (13) ou antilibre-échange observés en Europe et aux États-Unis, bien que ces phénomènes ne soient pas encore observable­s en Asie ?

Les équilibres entre libre-échange et intérêts nationaux restent longs et difficiles à trouver, en particulie­r entre des pays aux développem­ents extrêmemen­t divers comme c’est le cas en Asie, particuliè­rement au sein de l’ASEAN.

Que faut-il attendre du RCEP ?

Malgré les perspectiv­es réelles qu’offre le RCEP, l’influence de la Chine en Asie n’est pas sans limites. Certes, la Chine possède de nombreux leviers économique­s et géopolitiq­ues pour pousser les pays de la région à une plus grande ouverture, mais il apparaît que ceux-ci ne sont pas suffisamme­nt puissants pour que cela débouche sur un accord à court terme. En outre, l’influence géopolitiq­ue des États-Unis n’est pas près de disparaîtr­e dans la région et la probabilit­é est en réalité assez élevée que les interdépen­dances économique­s continuent de servir leurs intérêts. Néanmoins, Washington a vu son hégémonie politique et économique de plus en plus disputée par Pékin au cours des dernières années. Aujourd’hui, et sans doute davantage demain, non seulement Washington perd progressiv­ement le contrôle de cette zone, mais les Chinois mènent à travers le RCEP la constructi­on d’un réseau régional de partenaria­t commercial, économique et financier d’abord alimentée par des proximités géographiq­ues, dont les ÉtatsUnis ne font pas partie.

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