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ANALYSE RCEP : vers une intégration économique régionale en Asie ?
Malgré sa masse démographique considérable et son potentiel économique encore en devenir, l’Asie est loin derrière l’Europe et le continent américain en matière d’intégration économique régionale. La négociation en cours du RCEP pourrait cependant changer la donne, dans une région où les intérêts sont souvent divergents.
L’Asie se pose comme le champion des accords commerciaux préférentiels bilatéraux. En 2018, la Banque asiatique de développement en dénombrait 155, d’ores et déjà signés ou en vigueur, pour l’ensemble de la région Asie (1). La prolifération de ces accords montre toutes les difficultés d’une négociation sur la libéralisation multilatérale du commerce au niveau régional. La principale faiblesse de l’Asie est l’absence de confiance politique mutuelle entre les grandes puissances, particulièrement entre la Chine et le Japon. Cette absence de confiance participe à l’affaiblissement du poids de chacun dans l’établissement des règles commerciales au sein de l’ordre régional et mondial. C’est dans ce contexte que le leadership de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) dans les projets d’intégration régionale est devenu une solution acceptable pour toutes les parties, comme l’illustre le Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP ou Partenariat économique régional global – PERG en français), un projet d’accord de libre-échange entre 16 pays autour de l’océan Pacifique, en cours de négociation depuis 2012. Le RCEP regroupe, en plus des dix pays membres de l’ASEAN (2), six autres pays, à savoir la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Il constituerait le premier accord commercial à l’extérieur de l’OMC réunissant les trois grands pays de l’Asie du Nord-Est. Rappelons que sept des onze pays du Partenariat transpacifique global et progressiste (CPTPP) sont également des participants du RCEP (3).
Le RCEP pour consolider les accords commerciaux actuels
Contrairement à ce qui est souvent avancé, le RCEP n’est pas un projet chinois destiné à répondre à l’initiative américaine de Partenariat transpacifique (CPTPP depuis janvier 2018), ou
à la concurrencer. Dès le départ, l’idée fondamentale du RCEP, promue par l’ASEAN (Indonésie en tête), est de consolider les accords de libre-échange bilatéraux du type ASEAN+1 (Australie, Chine, Corée du Sud, Inde, Japon, Nouvelle-Zélande). En effet, ces accords ont des contenus différents, ce qui crée ce que l’on a coutume d’appeler en Asie un « effet bol de nouilles ». Pour les entreprises et les administrations chargées de les mettre en oeuvre, cela signifie beaucoup de complexité et de confusion pour au final devenir ingérable (4). À la racine du problème se trouve le contrôle de l’origine et de la nationalité des produits. Pour pouvoir bénéficier des avantages du libre-échange, un produit malaisien exporté vers la Chine doit prouver qu’il a été produit en Malaisie avec une proportion significative de ressources naturelles et de composants malaisiens pour éviter que des produits ne soient maquillés en produits malaisiens. À l’heure où la fabrication de nombreux produits est fragmentée dans une chaîne globale de valeur (5) et localisée dans différents pays, l’origine nationale des produits devient difficile à déterminer. Plus encore, cela devient impossible quand l’empilement des accords de libre-échange multiplie les règles de définition de l’origine, au point que ces accords sont finalement peu utilisés (6). Pour y remédier, l’ASEAN a pris l’initiative de les fusionner dans un accord régional élargi de partenariat économique, le RCEP, dont les négociations ont débuté officiellement lors du « sommet de l’Asie de l’Est » (7) à Phnom Penh (Cambodge) le 20 novembre 2012, ce qui a donné lieu à la rédaction d’un guide de négociation, « The Guiding Principles and Objectives for Negotiating the RCEP », validé par les 16 pays concernés. Par conséquent, il s’agit de créer une zone de libre-échange commune à tous ces pays en éliminant les barrières tarifaires restantes, en libéralisant progressivement les services, et en facilitant les investissements directs étrangers (IDE) entre les pays partenaires.
De même, la composition du groupe ne reflète pas la volonté chinoise, mais plutôt la position japonaise [voir l’analyse d’E. Boulanger p. 66]. Plus précisément, alors que la Chine était favorable à un groupe plus restreint (celui de l’ASEAN+3, qui laisse de côté l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande), le Japon penchait pour une configuration plus large, celle préconisée avec le Comprehensive Economic Partnership for East Asia (CEPEA), projet évoqué par le Japon dès 2006. C’est donc bien sous la pression de Tokyo que l’Inde a finalement été incorporée dans le RCEP (8). Dans ce cas, les craintes, exprimées par de nombreux observateurs, de voir Pékin fixer les règles du jeu commercial en Asie-Pacifique sont largement infondées. Toutefois, il ne fait aucun doute que le projet du RCEP n’aurait pu démarrer sans l’appui de la Chine. A priori, l’ASEAN joue un rôle de leader dans la négociation du RCEP, mais compte tenu de l’importance de la Chine, elle n’est pas en mesure d’imposer ses conditions. Si le RCEP voit le jour, il aura une portée très large, depuis le commerce des biens et services jusqu’aux IDE, en passant par la coopération économique et technique, la propriété intellectuelle, la concurrence et le règlement des différends (9). Reste à savoir si les membres de l’ASEAN et les autres pays partenaires sont prêts à accepter les exigences de Pékin (10). En tout état de cause, les hésitations de l’Inde sur le contenu du RCEP, jugé par Delhi à l’avantage de la Chine, tendent à prouver qu’il existe bien des résistances aux demandes de Pékin. Souvent considéré comme une version adoucie du CPTPP [voir l’analyse de S. Zini p. 44], beaucoup s’attendent à ce que le RCEP soit plus favorable aux pays de
Dès le départ, l’idée fondamentale du RCEP, promue par l’ASEAN, est de consolider les accords de libre-échange bilatéraux du type ASEAN+1. En effet, ces accords ont des contenus différents, ce qui crée ce que l’on a coutume d’appeler en Asie un « effet bol de nouilles ».
l’ASEAN et à la Chine, avec moins de demandes d’harmonisation, des normes environnementales et du code du travail moins strictes (y compris contre la corruption) et une mise en place plus lente de la réduction des barrières tarifaires.
Le RCEP comme pivot d’une intégration régionale asiatique
Pour la région asiatique, le ralentissement du commerce international mondial est un problème aigu, car de ces échanges dépendent sa participation dans la chaîne de valeur globale ainsi que le maintien de taux de croissance élevés, favorisant la sortie de l’état de pauvreté de nombre de populations. Il est clair que les principaux marchés d’exportation de l’ASEAN se trouvent en Europe et en Amérique du Nord (en particulier pour ce qui concerne les produits et services exportés). Le ralentissement économique de ces derniers a eu des impacts importants pour les pays du Sud-Est asiatique. Ainsi, pour l’ASEAN, le RCEP devrait permettre de faire repartir à un niveau élevé la croissance économique, de chercher de nouveaux marchés et de s’affirmer comme le centre de gravité de l’Asie.
De plus, le RCEP regroupe trois des plus grandes économies
du monde, c’est-à-dire la Chine, l’Inde et le Japon. Pris dans son ensemble, le RCEP totalise 3,5 milliards d’habitants, soit 49 % de la population mondiale, pour un PIB total avoisinant les 17 000 milliards de dollars (les États-Unis ont un PIB de 18 500 milliards de dollars), ce qui représente 28,4 % du volume mondial. En outre, le RCEP contribuerait également à 29 % du commerce mondial et à 26 % des flux mondiaux d’IDE (11). Selon la Banque asiatique de développement, la mise en vigueur du RCEP pourrait favoriser la croissance économique des pays membres, particulièrement pour les petits pays comme le sultanat de Brunei et le Vietnam, à hauteur respective de 5,8 % et de 5,1 % de leur PIB. Pour les pays comme le Japon et l’Inde, l’effet du RCEP contribuerait à une augmentation du PIB national dans des proportions comprises entre 1,7 % et 1,8 % (12).
À n’en pas douter, l’Asie peut s’appuyer aujourd’hui sur la demande interne de milliards de consommateurs et la croissance continue des classes moyennes, donc s’orienter vers le développement de ses échanges intrarégionaux. C’est dans le cadre de ce contexte qu’on peut considérer l’intérêt du RCEP et son modèle d’intégration économique.
Il n’en demeure pas moins que le RCEP soulève la question de l’intérêt d’un accord multilatéral à l’échelle de plusieurs pays dans une région qui compte d’ores et déjà une somme impressionnante d’accords commerciaux bilatéraux. On constate que la perspective de la mise en place du RCEP à plus moins ou moins brève échéance n’empêche pas l’Union européenne et les États-Unis de continuer à signer des accords bilatéraux avec les pays de la région, ni des accords bilatéraux existants entre pays de la région de faire actuellement l’objet de renégociations en vue d’améliorations. Enfin, et surtout, des questions légitimes peuvent être posées sur l’influence et les avantages que la Chine souhaite en retirer, de par son poids relatif, et bien qu’elle s’en défende. Est-il raisonnable d’attendre des résultats sur un bloc qui comprend des pays avec des intérêts aussi différents que l’Inde et la Chine ?
Des cycles de négociations qui mettent en lumière des intérêts divergents
À n’en pas douter, le retrait des États-Unis de l’accord du TPP, puis la signature du CPTPP, ont impacté le RCEP dont les « rounds » (cycles) de négociation se sont accélérés avec pas moins de 8 cycles (sur 23) depuis l’élection de Donald Trump (novembre 2016), le 23e « round » s’étant tenu à Bangkok du 17 au 27 juillet 2018, alors que le 24e aura lieu du 17 au 24 octobre 2018 à Auckland (Nouvelle-Zélande), cycle dont le but affiché est de conclure les négociations. Mais force est de constater qu’il semble peu probable que certains textes puissent être signés avant la fin de 2018, du fait de la lourdeur administrative des négociations. Les cycles de négociations ont commencé en mai 2013 à Brunei avec 60 personnes ; on trouve désormais plus de 1000 personnes, réparties autour dans plus d’une vingtaine de tables de négociations. C’est sans compter les réunions intermédiaires. Le processus devient donc lent et coûteux. D’ailleurs, de l’aveu même de certains négociateurs, les « rounds » pour finaliser le RCEP pourraient prendre encore deux ans, faisant fi du même coup d’un accord d’ici la fin de l’année 2018. Par exemple, les différences en termes de libéralisation du commerce, particulièrement de l’élimination des droits de douane et la liste des produits exclus, ont forcé les pays à repousser par deux fois l’échéancier d’une conclusion finale. De plus, la Chine utilisant sa force économique comme vecteur politique, rien n’indique que Pékin pèse de tout son poids dans les négociations pour mettre rapidement en place le RCEP : sa masse et sa capacité d’attraction économique en Asie-Pacifique la dispensent de tels efforts.
Au niveau plus profond, les difficultés à surmonter lors des négociations sont de plusieurs types. En effet, le RCEP s’appuyant sur des accords commerciaux bilatéraux existants, les pays partenaires n’ayant pas conclu d’accords entre eux ont dû être négociés depuis 2013 (c’est le cas du Japon avec la Corée et la Nouvelle-Zélande, et de la Chine avec l’Inde et le Japon). Dans ce contexte, les droits de douane sont encore souvent élevés tandis que le degré de libéralisation des échanges de services est encore faible dans les accords conclus par l’ASEAN avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande (AANZFTA), avec la Chine (ACFTA), avec la Corée du Sud (AKFTA), ou encore au sein des ASEAN Free Trade Areas (AFTA). D’autres exemples propres à la négociation ellemême sont la difficulté de certains pays de l’ASEAN de ne pas parler en leur nom propre au lieu de se rallier à une « position ASEAN » commune, l’addition de nouveaux éléments de dis-
Pris dans son ensemble, le RCEP totalise 3,5 milliards d’habitants, soit 49 % de la population mondiale, pour un PIB total avoisinant les 17 000 milliards de dollars, ce qui représente 28,4 % du volume mondial.
cussion, le déplacement des objectifs, et, du fait du nombre et de la diversité des situations des interlocuteurs, la difficulté de trouver des arbitrages sur certains points. Il peut en résulter une grande « flexibilité » des articles. Quant à la Corée du Sud, elle cherche davantage à développer ses échanges commerciaux avec les pays d’Asie du Sud-Est et l’Inde dans un contexte de montée des pratiques protectionnistes et d’intensification des tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine, les deux principaux partenaires commerciaux de Séoul [voir le Focus de J. Chung, p. 70]. Enfin, des pays comme l’Inde – qui s’inquiète de son manque de compétitivité et de sa balance commerciale déficitaire vis-à-vis de la Chine – et certains pays de l’ASEAN exigent un accord plus complet couvrant les services et les investissements, et ce, malgré la pression mise sur ces derniers par Singapour et l’Indonésie, qui plaide pour un règlement rapide des négociations avec un accord principalement axé sur la réduction des tarifs.
Le processus est donc loin d’être terminé. Le retrait des États-Unis du CPTPP donne l’impression que le RCEP serait aujourd’hui la seule option possible en Asie-Pacifique. Cependant, le RCEP aura encore à triompher de quelques écueils : les équilibres entre libre-échange et intérêts nationaux restent longs et difficiles à trouver, en particulier entre des pays aux développements extrêmement divers comme c’est le cas en Asie, particulièrement au sein de l’ASEAN. La question de l’inclusion commence également à être soulevée : est-il nécessaire d’inclure davantage des acteurs tels que les représentants de la société civile ou des affaires, pour ne pas risquer des effets antimondialisation (13) ou antilibre-échange observés en Europe et aux États-Unis, bien que ces phénomènes ne soient pas encore observables en Asie ?
Les équilibres entre libre-échange et intérêts nationaux restent longs et difficiles à trouver, en particulier entre des pays aux développements extrêmement divers comme c’est le cas en Asie, particulièrement au sein de l’ASEAN.
Que faut-il attendre du RCEP ?
Malgré les perspectives réelles qu’offre le RCEP, l’influence de la Chine en Asie n’est pas sans limites. Certes, la Chine possède de nombreux leviers économiques et géopolitiques pour pousser les pays de la région à une plus grande ouverture, mais il apparaît que ceux-ci ne sont pas suffisamment puissants pour que cela débouche sur un accord à court terme. En outre, l’influence géopolitique des États-Unis n’est pas près de disparaître dans la région et la probabilité est en réalité assez élevée que les interdépendances économiques continuent de servir leurs intérêts. Néanmoins, Washington a vu son hégémonie politique et économique de plus en plus disputée par Pékin au cours des dernières années. Aujourd’hui, et sans doute davantage demain, non seulement Washington perd progressivement le contrôle de cette zone, mais les Chinois mènent à travers le RCEP la construction d’un réseau régional de partenariat commercial, économique et financier d’abord alimentée par des proximités géographiques, dont les ÉtatsUnis ne font pas partie.