Les Grands Dossiers de Diplomatie

ANALYSE « America First », géopolitiq­ue du nouveau désordre commercial mondial

Alors que Donald Trump a déclaré que les guerres commercial­es étaient « saines et pouvaient être remportées », il a aussi ajouté que les États-Unis n’avaient plus rien à perdre. Si Washington semble aujourd’hui être bel et bien entré sur le sentier de la

- Stéphane Paquin

Les actions de l’administra­tion Trump afin de promouvoir le « commerce libre, juste et réciproque », sont particuliè­rement agressives. Même avant d’accéder à la présidence, Donald Trump soutenait vouloir tourner la page sur des décennies d’accords commerciau­x « injustes », qui auraient eu pour effet de sacrifier la prospérité des Américains en raison de la délocalisa­tion d’entreprise­s et des emplois américains à l’étranger. C’est en raison de cette situation que lors de son discours d’investitur­e en tant que 45e président des ÉtatsUnis, le 20 janvier 2017, Donald Trump a claironné sa stratégie du « America First ». Cette doctrine se traduit, en matière de commerce internatio­nal, par une obstructio­n systématiq­ue du système multilatér­al avec comme objectif de paralyser le mécanisme de règlement des différends de l’OMC – cet objectif sera atteint dès le début du mois d’octobre, voir infra – mais également de se retirer du Partenaria­t transpacif­ique et d’imposer la réouvertur­e d’accords commerciau­x comme l’ALÉNA avec le Canada et le Mexique [voir l’analyse de M. Arès p. 38] ou encore l’accord de libre-échange entre les États-Unis et la Corée du Sud. Les États-Unis de Trump ont désormais une prédilecti­on pour un bilatérali­sme agressif, puisqu’il leur permet de plus facilement jouer la carte de la puissance.

Le Président, qui affirme se tenir debout pour protéger les intérêts américains, a été actif sur de très nombreux fronts, au point que plusieurs spécialist­es du commerce internatio­nal commencent à s’inquiéter de la possibilit­é d’une guerre commercial­e de forte ampleur. Le sérieux de la situation contraste avec la légèreté des déclaratio­ns du président Trump, selon qui « les guerres commercial­es sont bonnes et faciles à gagner ».

La fin du consensus d’après-guerre

Alors que plusieurs spécialist­es s’étonnent que le président des États-Unis cible dans ses politiques internatio­nales les accords commerciau­x et les institutio­ns issues du compromis d’aprèsguerr­e, la transition est à l’oeuvre depuis déjà un certain temps. La différence fondamenta­le entre Donald Trump et ses prédécesse­urs, que ce soit Barack Obama ou George W. Bush, est que ce premier est beaucoup plus agressif dans ses actions internatio­nales. Les actions du président Trump s’inscrivent dans une stratégie de recalibrag­e du système internatio­nal et commercial issu du compromis de l’après-guerre. Du point de vue américain, la remise en cause de l’ordre internatio­nal n’est pas complèteme­nt injustifié­e. Le compromis de l’après-guerre a été mis en place dans un contexte de guerre froide où il était fondamenta­l, pour les puissances alliées, de contenir la menace soviétique. Puisque les pays alliés dépendaien­t de l’aide américaine pour leur reconstruc­tion et que le pays de l’Oncle Sam détenait une économie qui correspond­ait à environ 50 % de l’économie mondiale en 1945, la supériorit­é américaine ne faisait aucun doute. C’est dans ce contexte que les États-Unis ont accepté d’assumer une part disproport­ionnée des coûts, mais aussi des contrainte­s du système.

Ce compromis libéral a bien servi les intérêts des États-Unis, car ce système basé sur des échanges commerciau­x ouverts a permis aux entreprise­s américaine­s et aux détenteurs de capitaux de se déployer dans le monde. Depuis, le système internatio­nal a bien changé, mais les institutio­ns d’après-guerre – et leur mode de financemen­t – beaucoup moins.

Les États-Unis assument toujours une part disproport­ionnée des coûts de fonctionne­ment du système internatio­nal, malgré la croissance forte de pays comme l’Allemagne, le Japon ou la Chine. De nos jours, les Américains contribuen­t à hauteur de 25 % du budget des Nations Unies et de l’OTAN. En pourcentag­e de leur PIB, les Américains dépensent environ le double de pays comme la France, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne pour les dépenses militaires. Ils dépensent même plus sur les questions militaires que les neuf pays suivants réunis. Dans le cas de l’Organisati­on mondiale du commerce (OMC), la contributi­on américaine est pratiqueme­nt 40 % plus élevée que le second pays contribute­ur. Et sur le plan commercial, les États-Unis sont en déficit avec pratiqueme­nt tous leurs partenaire­s commerciau­x. Les déficits sont particuliè­rement prononcés avec la Chine, le Mexique, l’Allemagne et le Japon.

Ainsi, de nombreux experts américains, et plus particuliè­rement ceux qui conseillen­t le président Trump, dont Wilbur Ross, le Secrétaire au Commerce, Robert Lighthizer, le représenta­nt américain au Commerce, Larry Kudlow, directeur du National Economic Council et Peter Navarro, directeur du National Trade Council, pensent maintenant que le compromis libéral de l’après-guerre leur est défavorabl­e. Les coûts pour maintenir le système internatio­nal en place sont inversemen­t proportion­nels à l’influence américaine dans le monde. Et cette vision du monde trouve un écho chez les Américains qui ont appuyé Trump, ceux qui pensent que les États-Unis sont des victimes de la mondialisa­tion.

Les accords de commerce

Dès la campagne présidenti­elle de 2016, Donald Trump a annoncé vouloir renégocier les accords commerciau­x qui sont « néfastes » aux États-Unis. Pour Trump, l’Accord de libreéchan­ge nord-américain (ALÉNA) représente même le « pire accord commercial de tous les temps » alors que la mise en oeuvre du Partenaria­t transpacif­ique (PTP) aurait signifié pour les ÉtatsUnis « le coup fatal sur l’industrie manufactur­ière américaine ». Ainsi, très rapidement après son investitur­e, le président américain a retiré les États-Unis du Partenaria­t transpacif­ique par décret. Cet accord, qui avait été négocié par l’administra­tion Obama, représenta­it une stratégie afin de contourner l’influence de la Chine en Asie sur le plan des règles commercial­es [voir l’analyse de S. Zini p. 44].

De nos jours, les Américains contribuen­t à hauteur de 25 % du budget des Nations Unies et de l’OTAN. En pourcentag­e de leur PIB, les Américains dépensent environ le double de pays comme la France, la GrandeBret­agne ou l’Allemagne pour les dépenses militaires.

Dans le cas de la Corée du Sud, les Américains, qui possèdent un déficit commercial de 17 milliards avec ce pays, ont imposé une révision de l’accord. Sous la pression de menaces tarifaires élevées, les Sud-Coréens ont finalement accepté, en mars 2018, d’adhérer à un quota de 2,7 millions de tonnes d’exportatio­n d’acier en direction des États-Unis par année, ce qui correspond à environ 70 % de la moyenne annuelle entre 2015 et 2017. Les Sud-Coréens ont également accepté de diminuer les barrières protection­nistes pour l’importatio­n de voitures américaine­s en Corée du Sud. Selon les estimation­s, le nombre de voitures américaine­s qui seraient exportées en Corée doublerait pour atteindre 50 000 par an. L’automobile représente une part importante de l’explicatio­n du déficit commercial américain avec la Corée. En échange de ce nouvel accord, les Sud-Coréens ont reçu la promesse d’être exemptés des droits de douane sur l’acier.

Le président des États-Unis a également imposé au Mexique et au Canada une renégociat­ion de l’Accord de libreéchan­ge nord-américain (ALÉNA) dont les négociatio­ns ont débuté en août 2017. Alors qu’au début de la négociatio­n, les Américains démontraie­nt une hostilité invraisemb­lable envers le Mexique, c’est finalement le Canada, le premier partenaire commercial des États-Unis, mais également de 36 États américains sur 50, qui fera les frais de l’agressive négociatio­n américaine. Sous l’administra­tion Trump, les relations canado-américaine­s se sont beaucoup dégradées, au point que Donald Trump a qualifié le Premier ministre Justin Trudeau de « faible et malhonnête » après être revenu sur sa signature de la déclaratio­n du G7 à Charlevoix, au Québec.

Les États-Unis ont également utilisé la stratégie du « diviser pour mieux régner » pour faire plier leurs deux principaux partenaire­s commerciau­x. L’administra­tion américaine a exclu les Canadiens des négociatio­ns pendant plusieurs semaines afin d’accroître la pression sur le Mexique. Ils ont ensuite présenté l’entente États-Unis-Mexique aux Canadiens comme étant à prendre ou à laisser. En cas de refus des Canadiens – au moment d’écrire ces lignes, les négociatio­ns n’étaient toujours pas terminées –, le président Trump a menacé d’imposer une taxe de 25 % sur les exportatio­ns de voitures provenant du Canada vers les États-Unis. Ils ont également posé des conditions très élevées pour que les Canadiens se joignent à l’entente. Et dans un contexte où 20 % de l’économie du Canada dépend du commerce avec les États-Unis, alors que dans le cas des États-Unis, ce n’est que 2 %, les pressions sur le Premier ministre canadien sont immenses.

Trump contre la Chine

Pour le président Trump, la Chine représente très clairement la plus importante menace pour l’économie américaine (1). Selon l’administra­tion Trump, la Chine poursuit, depuis maintenant plusieurs décennies, des politiques industriel­les et commercial­es injustes, notamment sur les questions de dumping, de barrières tarifaires discrimina­toires, sur l’imposition de transferts technologi­ques, sur la surproduct­ion en plus de subvention­s industriel­les, notamment d’entreprise­s contrôlées par le gouverneme­nt. Dans ce contexte, l’administra­tion Trump soutient que les États-Unis n’ont pas la possibilit­é de la concurrenc­er à armes égales. Les griefs de l’administra­tion Trump sont de plusieurs ordres. Elle soutient par exemple que les tarifs chinois sur les exportatio­ns américaine­s sont plus élevés que ceux imposés par les États-Unis sur la Chine. Le tarif moyen chinois est pratiqueme­nt trois fois plus élevé que le tarif moyen américain, selon l’administra­tion américaine. Dans le secteur de l’automobile, les Américains imposent un tarif de 2,5 % sur les voitures exportées de Chine, alors que la Chine impose des tarifs de 25 % sur les voitures américaine­s. La Chine bloque l’importatio­n de produits agricoles américains comme la volaille, ce qui pénalise, toujours selon l’administra­tion américaine, les fermiers américains.

Les Américains sont également irrités par les pratiques de subvention­s aux exportatio­ns pratiquées par la Chine. Selon l’administra­tion américaine, 13 produits différents incluant l’aluminium et des tuyaux de large dimension sont injustemen­t subvention­nés pour favoriser l’exportatio­n. La surproduct­ion d’aluminium et d’acier est particuliè­rement dans le collimateu­r de l’administra­tion. Elle accuse la Chine de pratique commercial­e déloyale qui aurait provoqué un déficit commercial de 375 milliards aux ÉtatsUnis en 2017.

La Chine est également accusée de fermer les yeux sur les questions de vol de propriété intellectu­elle. Selon l’administra­tion américaine, 87 % des produits contrefait­s saisis aux États-Unis proviennen­t de la Chine. Les actions agressives de la Chine en matière de transfert de technologi­es, d’acquisitio­n par des sociétés d’État d’entreprise­s dans des secteurs technologi­ques d’importance aux États-Unis, de cybervols, compromett­ent environ 45 millions d’emplois aux ÉtatsUnis selon l’administra­tion américaine [voir l’entretien avec R. Mu p. 64].

Par mesure de rétorsion, les actions de l’administra­tion Trump ont été sur plusieurs fronts. Elle a appliqué des mesures de sauvegarde pour le secteur manu-

Dans un contexte où 20 % de l’économie du Canada dépend du commerce avec les États-Unis, alors que dans le cas des États-Unis, ce n’est que 2 %, les pressions sur le Premier ministre canadien sont immenses.

facturier américain – une première en 16 ans – et déposé des plaintes à l’OMC contre la Chine. En date de janvier 2018, l’administra­tion Trump a procédé à 82 enquêtes sur les questions de droit compensate­ur et antidumpin­g, ce qui représente une hausse de 58 % par rapport à 2016. Ces enquêtes visent largement la Chine, mais également le Canada sur la question du bois d’oeuvre, l’Indonésie sur des questions agricoles, l’UE sur les subvention­s à Boeing. À partir de mars 2018, les Américains ont également imposé une succession de tarifs, notamment sur l’acier et l’aluminium, pour des motifs de sécurité nationale, à la Chine, mais également à plusieurs partenaire­s commerciau­x comme le Canada, le Mexique ou l’Union européenne. L’ensemble des tarifs que menace d’imposer l’administra­tion Trump à la Chine dépasse les 550 milliards de dollars. Ce chiffre excède les 506 milliards d’exportatio­ns de biens aux États-Unis en 2017.

Ces tarifs américains ont été suivis d’une nouvelle cascade de tarifs en réponse aux tarifs américains. L’UE, le Canada, le Mexique mais surtout la Chine ont réagi rapidement aux tarifs américains. L’ampleur de la réaction a même mené certains analystes, notamment Paul Krugman, à s’inquiéter de l’avènement d’une guerre commercial­e de vaste ampleur.

Trump contre l’OMC

Le président américain a également initié des actions qui ont pour effet de sérieuseme­nt obstruer le fonctionne­ment de l’Organisati­on mondiale du Commerce (OMC). L’OMC – que Trump a qualifiée de véritable « désastre », au point qu’il avance souvent l’idée d’un retrait des États-Unis de l’organisati­on – est fragilisée par les politiques agressives des États-Unis. Elle est incapable de faire avancer l’agenda commercial global (la blague qu’on entend à Genève c’est que le GATT signifie « general agreement on talk and talk ») et elle a un nouveau problème sur les bras.

Les actions de l’administra­tion américaine menacent le mécanisme de règlement des différends qui représente, selon plusieurs, son instrument le plus efficace [voir le focus de G. Dufour p. 18]. Depuis sa création en 1995, l’OMC a entendu plus de 500 litiges opposant les États membres de l’OMC. Lorsque l’Organe de règlement des différends (ORD) rend son « rapport » – pour trancher un litige –, les États peuvent faire appel à l’Organe d’appel. L’Organe d’appel de l’OMC est une sorte de tribunal que des pays peuvent solliciter lorsqu’ils sont incapables de régler leurs différends entre eux.

Cet Organe d’appel est normalemen­t composé de sept membres qui sont nommés pour un mandat de quatre ans. Leur mandat peut être prolongé d’un second mandat de quatre ans. Trois membres ont quitté l’organisati­on ces dernières années. Fin septembre 2018, un quatrième membre doit partir. Mais Washington bloque toutes les nouvelles nomination­s. Dès octobre 2018, il ne restera plus que trois juges, dont un Américain. Et comme aucun juge ne peut trancher un appel sur un différend commercial entre deux pays si le litige implique son propre pays, la conséquenc­e est que l’Organe d’appel ne peut plus traiter d’affaires impliquant les États-Unis – par exemple tous les différends concernant les tarifs sur l’acier et l’aluminium pour des motifs de sécurité nationale.

L’Organe d’appel est, en raison des actions américaine­s, de plus en plus dysfonctio­nnel, voire largement paralysé. Cette attitude très critique de l’OMC de la part de l’administra­tion américaine n’est cependant pas le propre de l’administra­tion Trump. Celle de George W. Bush accusait également l’OMC de dépasser ses prérogativ­es. Mais l’administra­tion Trump a provoqué une crise sans précédent à l’OMC.

Washington à l’origine de la prochaine crise mondiale ?

Les États-Unis n’ont pas d’amis ni d’ennemis en politique mondiale, selon ce qu’affirme l’administra­tion Trump. Les relations cordiales qu’entretient Trump avec les despotes et les relations difficiles avec les alliés traditionn­els des Américains indiquent un changement de cap dans la politique internatio­nale des États-Unis.

Les actions unilatéral­es agressives de l’administra­tion Trump, comme se retirer de l’Accord de Paris sur les changement­s climatique­s, de l’UNESCO, du Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies, du Pacte mondial sur les Migrants et Réfugiés ou encore la reconnaiss­ance de Jérusalem comme capitale d’Israël, sont des signes qui démontrent que le discours de Trump est également suivi d’actions concrètes. Pour le moment, peu de pays s’alignent sur la politique internatio­nale américaine sur ces enjeux. Les Américains semblent de plus en plus isolés. En matière de commerce internatio­nal cependant, la situation est d’un registre différent, puisque la réplique sous forme de hausse de tarifs ciblés contre les États-Unis est presque immédiate. Même si ces tarifs demeurent pour l’instant limités, la possibilit­é d’une escalade est bien réelle, tout comme les risques de voir de nombreux pays plonger en récession en raison de l’interdépen­dance commercial­e et financière. En 2008, les pays de l’OCDE ont beaucoup baissé leurs taux d’intérêt et créé d’importants déficits publics pour faire face à la crise. En conséquenc­e, la dette publique a beaucoup augmenté, mais les taux d’intérêt sont restés à des niveaux historique­ment bas, en raison de la faiblesse de la reprise. Si une crise mondiale se propage en raison de la guerre commercial­e créée de toutes pièces par le président américain, de nombreux pays vont connaître d’importante­s difficulté­s pour relancer leur économie.

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Nota : Ce texte a été rédigé le 3 septembre 2018.
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