Les Grands Dossiers de Diplomatie
ENTRETIEN La puissance commerciale chinoise : prête au face-à-face avec les États-Unis ?
En janvier 2014, la Chine revendiquait pour la première fois la place de première puissance commerciale au monde, détrônant ainsi les États-Unis (1). Comment la Chine a-t-elle réussi à dépasser les États-Unis ? Qu’est-ce qui fait la force de la politique commerciale chinoise ?
J.-F. Di Meglio : Plusieurs facteurs sont entrés en jeu. Il y a d’abord la conversion de la Chine dès 1978 à la pratique de financer son développement par les exportations et donc de favoriser l’investissement dans des usines uniquement dédiées à la fabrication de produits destinés aux marchés extérieurs. Cette pratique était d’ailleurs déjà répandue en Asie du Sud-Est, dans les années 1970, au temps des « tigres » et des « dragons » émergeant de la pauvreté. La réussite de cette conversion a en grande partie déterminé la suite.
La force de la Chine réside également dans la croissance qu’elle a accumulée de façon générale depuis quarante ans. Pour dépasser les États-Unis, il faut déjà que les bases économiques soient comparables. Sans avoir totalement rattrapé le PIB américain, la Chine s’en rapproche désormais et il suffit donc qu’elle exporte marginalement plus que les États-Unis pour les dépasser en valeur. Il faut aussi prendre en compte l’augmentation nominale du prix des produits fabriqués en Chine. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement des produits à bas prix, mais toute la gamme qui est représentée. La Chine peut aussi compter sur les délocalisations continues et l’investissement étranger, qui reste massif vers la Chine (près de 100 milliards de dollars chaque année). Par ailleurs, Pékin a aussi bénéficié des facilités obtenues dans le cadre de l’admission de la Chine à l’OMC en 2001. Le pays est devenu membre de plein droit en 2006, dans la catégorie des pays émergents, ce qui a cependant laissé la Chine – faute d’avoir obtenu l’obtention de la clause d’économie de marché – face au risque de pénalités en cas de dumping.
Enfin, il faut souligner que la politique commerciale des entreprises chinoises fait aussi preuve de souplesse, d’adaptation permanente au marché et a su éviter le risque d’être cantonnée dans un rôle de pur sous-traitant en bout de chaîne. Il y a une interaction entre l’exportateur et les marchés vers lesquels il exporte.
En janvier 2017, le président chinois Xi Jinping défendait la mondialisation lors d’un discours à Davos. Face au protectionnisme affiché par Donald Trump, qui devenait alors le
nouveau président américain, le président chinois se veut-il le nouveau porte-étendard du libre-échange ? Quelle est la position de Pékin sur la mondialisation ?
En façade, Pékin est un partisan du multilatéralisme et défend les accords les plus globaux possible. Par ailleurs, Pékin a toujours déclaré qu’il jouait le jeu de la mondialisation, comme il le montre à l’OMC où il soutient à la lettre le règlement. Cependant, si Pékin affirme être pour la libre circulation des biens et des personnes, il est évident que les règles actuelles de la mondialisation sont considérées en Chine comme ne fonctionnant pas très bien. Il faut donc bien prendre en compte le fait que les Chinois ne nous ont pas encore dit ce qu’ils entendaient par mondialisation et multilatéralisme. Ils ont sûrement en tête de réformer cela, car ils considèrent qu’elle est avant tout au service des Occidentaux. La meilleure preuve de cela, c’est qu’en parallèle des institutions internationales dont la Chine est membre, ils ont créé d’autres institution comme l’Organisation de Shanghaï ou la Banque asiatique d’investissement. Si Pékin était réellement satisfait du système de mondialisation actuelle, il ne ferait pas ça.
Pékin a longtemps été accusé de sous-évaluer sa monnaie – le yuan – afin de favoriser ses exportations. Dans quelle mesure le yuan a-t-il été un atout dans la politique commerciale de la Chine ?
Quelle que soit la réponse à la question de la valeur absolue du yuan, il faut bien observer que sa parité est contrôlée ; elle n’est pas vraiment soumise aux fluctuations internationales de l’offre et de la demande ; et elle s’aligne sur les devises des marchés qui l’intéressent. Ainsi, malgré une tentative d’aider marginalement les exportateurs en laissant un peu filer le yuan par rapport au dollar (2), il existe des butoirs (7 yuans contre 1 dollar par exemple), mais également un jeu subtil tenant compte des besoins en importation de l’économie chinoise, qui doit notamment financer en dollars l’acquisition à l’étranger de ressources énergétiques.
Par ailleurs, au cours des derniers mois, il faut voir qu’en dévaluant le yuan par rapport au dollar, la Banque centrale chinoise n’a par conséquent pas touché à la parité vis-à-vis de l’euro, sachant que l’Europe est le premier marché d’exportation de la Chine. Il n’est pas évident cependant que la Chine reste excédentaire en purs flux commerciaux. Après tout, c’est un modèle de « démarrage », les revenus des capitaux investis à l’étranger sont désormais capables d’équilibrer un éventuel déficit commercial marginal, et on a vu pendant plusieurs mois cette année un déficit léger se creuser.
La Chine peut-elle être tentée d’imposer le yuan comme une monnaie internationale pour concurrence le dollar
Il faut bien prendre en compte le fait que les Chinois ne nous ont pas encore dit ce qu’ils entendaient par mondialisation et multilatéralisme.
américain, qui est la monnaie dominante du commerce mondial ?
Il y a deux facettes à cette situation. Dès 2000, il a été question d’internationaliser la monnaie chinoise, avec comme objectif une internationalisation totale en 2020. Cependant, dans le système post-Bretton Woods, une devise internationale est une devise librement convertible et dont le compte de capital est totalement déréglementé. Or, la Chine n’a pas envie de complètement déréglementer son compte de capital. Elle n’a pas non plus envie que les entreprises chinoises aillent investir à l’étranger sans demander d’autorisations préalables. La Chine est donc pour l’internationalisation de sa monnaie, mais cela doit se faire encore une fois « à la chinoise », c’està-dire sans convertibilité. Mais cela ne s’est encore jamais vu. Entre 2005 et 2015, on a pu assister à des tentatives de mettre en pratique cette internationalisation à la chinoise ; avec des zones bien délimitées – comme à Hong Kong et aussi un peu à Londres, Paris et Francfort –, avec des marchés de capitaux libéralisés et dans lesquels le yuan international était traité. Il y a donc eu une internationalisation partielle, mais qui reste néanmoins très contrôlée. Il y a aujourd’hui une grande prudence de la part de Pékin vis-à-vis de l’internationalisation de sa monnaie, et cette prudence s’explique par le fait que quand on internationalise quelque chose, on abandonne une partie de sa souveraineté. Si les Américains peuvent se permettre de le faire, c’est parce que la Banque centrale américaine est suffisamment forte pour contrecarrer tout ce qui pourrait se passer et qui irait à l’encontre des intérêts américains. La Banque centrale chinoise n’a pas encore cette capacité.
En 2013, le président chinois Xi Jinping lançait les nouvelles routes de la soie ; un projet titanesque de route commerciale terrestre et maritime impliquant plus de 60 pays et dont les investissements nécessaires seraient évalués à 1000 milliards de dollars. Quels sont la place et le rôle de ce projet dans la stratégie commerciale de la Chine ?
Le projet vise certainement plusieurs objectifs, et il est fluctuant et multiforme, tant du point de vue de sa délimitation que de sa définition. Mais il est certain qu’une partie des motivations tient aux surcapacités de certaines entreprises chinoises, qui doivent conquérir de nouveaux marchés à
l’export, à commencer par de grands travaux d’infrastructures, eux-mêmes propices à la circulation ultérieure de biens importés de Chine (3). Il est encore très tôt pour mesurer exactement le bénéfice net en termes de commerce, sauf si l’on dissocie le coût des infrastructures à construire (en partie seulement par la Chine), le coût du capital investi, et la rentabilité brute des exportations.
La politique commerciale chinoise, que certains jugent agressive, est souvent accusée de pratiques inéquitables et de concurrence déloyale. En Europe, certains appellent à une nouvelle relation commerciale basée sur la réciprocité et la loyauté des règles mutuelles. Est-ce que ces accusations sont justifiées ? Quel est le regard de Pékin sur la situation ?
Si les Occidentaux accusent la Chine, Pékin a aussi lancé des procédures contre ses partenaires occidentaux, et pourrait avoir beau jeu d’accuser par exemple les acteurs de l’aéronautique ou des secteurs propices aux « grands contrats » de bénéficier d’aides indues. Pékin considère par ailleurs comme une injustice flagrante le refus de l’Europe et des États-Unis (et le retournement du Japon) concernant l’octroi de la clause d’économie de marché à l’OMC. Cela aurait libéré de façon automatique Pékin du risque des sanctions anti-dumping. Même après l’ouverture pratiquée à l’été 2017 et la libéralisation de certains secteurs, des barrières non douanières existent de façon asymétrique en Chine pour les étrangers : limitation du pourcentage de capital détenu par des étrangers dans certains secteurs (même après la libéralisation partielle de l’été), aides à certains secteurs conduisant à tuer la concurrence étrangère, comme on l’a vu dans le secteur des panneaux solaires hier, mais peut-être demain dans celui de produits industriels plus sophistiqués.
Depuis plusieurs mois, la tension commerciale entre la Chine et les États-Unis est particulièrement vive. Quelle est la position de Pékin face aux accusations de Washington ? Quelle est la réponse chinoise face aux sanctions américaines ?
À ce stade, la réponse chinoise se veut vertueuse tant du point de vue des principes que de celui des pratiques. En termes de principe, et après le discours remarqué de Xi Jinping à Davos en janvier 2017, la Chine continue de se poser en champion de l’un des principes du commerce libéral moderne, le multilatéralisme, alors que les États-Unis semblent de plus en plus enfermés dans l’unilatéralisme. Sur le terrain pratique, la Chine est réactive, mais pas proactive face aux menaces de sanctions et elle ne cherche pas à envenimer la situation, misant à la fois sur un possible échec électoral de Trump aux mid-terms et donc à son affaiblissement et sur le plus long terme, un possible retour aux affaires de dirigeants plus malléables et plus traditionnels. Cela dit, les hésitations sur le taux de change indiquent une réelle inquiétude à Pékin, confirmée par l’apparent affaiblissement de la croissance, qui contraindra sans doute à reporter des réformes financières et économiques pourtant indispensables au plan domestique.
Quid d’une éventuelle alliance entre la Chine et l’Union européenne face aux États-Unis ?
Il n’y a pour l’instant aucune action commune et cela est peu probable, car la Chine a de nombreux litiges avec l’Europe à l’OMC. Il y a trop de sujets qui divisent les Chinois et les Européens sur les questions de commerce pour qu’une telle alliance soit vraisemblable. Même en cas d’action à l’OMC, cela serait plus symbolique qu’autre chose.
Les économies chinoise et américaine sont interdépendantes. Quid de cette réalité ? Qui aurait le plus à perdre d’un affrontement commercial entre Pékin et Washington ? Les sanctions américaines ont-elles déjà eu un impact ? L’interdépendance est la limite des actions américaines et elle est indéniable. Il y a complémentarité entre les productions des deux pays, et ceci n’échappe pas totalement à Donald Trump lui-même qui, au début des négociations, en mars dernier, a relâché la pression sur ZTE (4), pourtant au bord de l’étouffement, et a permis l’exportation vers la Chine de composants indispensables au maintien de ZTE au niveau de compétitivité où il se trouve depuis quelques temps. Il reste difficile de savoir qui aurait le plus à perdre, parce que les pertes ne seraient pas de même nature. À court terme, Pékin verrait ses réformes ralenties par la chute de son PIB et de ses exportations, et sa montée en gamme compromise par l’arrêt des exportations américaines de produits élaborés. Mais dans le moyen terme, la Chine pourrait bien s’équiper elle-même
L’interdépendance est la limite des actions américaines et elle est indéniable. Il y a complémentarité entre les productions des deux pays, et ceci n’échappe pas totalement à Donald Trump lui-même.
d’une capacité concurrente et redresser la situation [voir l’entretien avec R. Mu p. 64]. L’Europe risque aussi de faire les frais d’une telle situation de dégradation des termes du libreéchange. À ce stade, elle assiste impuissante aux débuts de la « guerre » et se trouve menacée aussi par les États-Unis sans pouvoir réellement se battre. Concernant la Chine, les sanctions américaines semblent avoir un début d’impact du fait du ralentissement, mais aussi dans la mesure où des entreprises chinoises envisagent de délocaliser, y compris en Europe de l’Est pour ne pas subir les sanctions.
Certains disent que la Chine pourrait être tentée d’utiliser les 1100 milliards de dette américaine qu’elle possède pour faire pression sur Washington dans la guerre commerciale. Qu’en pensez-vous ?
Pékin n’a jamais annoncé une telle chose, et c’est un argument particulièrement fort pour signifier qu’elle n’a pas envie d’aller jusqu’au bout de la guerre commerciale. Utiliser la dette américaine comme moyen de pression, c’est comme l’arme atomique, dans le sens où bien sûr elle ferait beaucoup de mal à l’économie américaine. Mais si l’économie américaine est mise à genou, cela ne serait pas sans conséquences pour la Chine, qui perdrait un tiers de ses marchés d’exportations, sinon plus. Parallèlement, la Chine se tirerait également une balle dans le pied en utilisant la dette, car en vendant quelque chose qu’elle détient, elle serait alors obligée de le brader, créant un appauvrissement pour la Chine. C’est possible mais suicidaire, un peu comme la dissuasion nucléaire.
Il faut d’ailleurs préciser que la Chine possède également de la dette non gouvernementale américaine, qui s’ajoute aux 1100 milliards de dette qui ne représentent que la dette gouvernementale.
En revanche, ce que Pékin pourrait faire, si elle souhaitait agir sur la dette américaine, c’est le faire sans le dire, en vendant des petits bouts à des moment stratégiques. Cela ferait baisser les prix, monter les taux d’intérêt et cela suffirait à créer un effet psychologique. En étant plus réticente à acheter de la dette américaine, la Chine serait donc plus dangereuse qu’en soldant le tout.
Quelle peut être la résistance de la Chine face à l’extraterritorialité du droit américain, qui est aujourd’hui une véritable arme commerciale dans les mains de Washington ? (5) La grande surprise, c’est que la Chine semble particulièrement frileuse devant l’extraterritorialité du droit américain. Même si Pékin n’a pas encore annoncé que la Chine allait quitter le marché iranien – à l’inverse des Européens –, nous sommes surpris de sa relative obéissance et de sa crainte de l’extraterritorialité, comme l’illustre notamment le cas de ZTE. En un mot, Pékin n’a pas encore trouvé la parade. La Chine pourrait créer un marché en devise chinoise avec une région qui lui serait complètement inféodée, mais ça ne semble pas en prendre le chemin.
Ces dernières années, Pékin doit faire face à une baisse du taux de croissance, des exportations, une demande mondiale moins vigoureuse auxquelles s’ajoute une montée du protectionnisme. Quels sont les principaux défis que doit relever la Chine au niveau commercial ? Comment peut-elle y faire face ?
La Chine doit surtout s’assurer de la capacité de son économie à profiter d’une montée de la consommation intérieure, relais de croissance lorsque les exportations se tarissent. Pour cela, les salaires doivent continuer d’être bien valorisés, et les réformes des circuits de financement, bancaires et désintermédiés, doivent avancer. Elle peut aussi faire face au défi américain en construisant, comme les États-Unis, un glacis, un domaine réservé, en Asie centrale, en Afrique, en Europe de l’Est par exemple, où les exportations chinoises continueraient d’être vigoureuses du fait d’un certain « fait accompli ».
La Chine pourrait utiliser les 1100 milliards de dette américaine pour faire pression sur Washington, mais ce serait suicidaire, un peu comme la dissuasion nucléaire.