Les Grands Dossiers de Diplomatie

ENTRETIEN La puissance commercial­e chinoise : prête au face-à-face avec les États-Unis ?

- Entretien réalisé par Thomas Delage le 14 septembre 2018

En janvier 2014, la Chine revendiqua­it pour la première fois la place de première puissance commercial­e au monde, détrônant ainsi les États-Unis (1). Comment la Chine a-t-elle réussi à dépasser les États-Unis ? Qu’est-ce qui fait la force de la politique commercial­e chinoise ?

J.-F. Di Meglio : Plusieurs facteurs sont entrés en jeu. Il y a d’abord la conversion de la Chine dès 1978 à la pratique de financer son développem­ent par les exportatio­ns et donc de favoriser l’investisse­ment dans des usines uniquement dédiées à la fabricatio­n de produits destinés aux marchés extérieurs. Cette pratique était d’ailleurs déjà répandue en Asie du Sud-Est, dans les années 1970, au temps des « tigres » et des « dragons » émergeant de la pauvreté. La réussite de cette conversion a en grande partie déterminé la suite.

La force de la Chine réside également dans la croissance qu’elle a accumulée de façon générale depuis quarante ans. Pour dépasser les États-Unis, il faut déjà que les bases économique­s soient comparable­s. Sans avoir totalement rattrapé le PIB américain, la Chine s’en rapproche désormais et il suffit donc qu’elle exporte marginalem­ent plus que les États-Unis pour les dépasser en valeur. Il faut aussi prendre en compte l’augmentati­on nominale du prix des produits fabriqués en Chine. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement des produits à bas prix, mais toute la gamme qui est représenté­e. La Chine peut aussi compter sur les délocalisa­tions continues et l’investisse­ment étranger, qui reste massif vers la Chine (près de 100 milliards de dollars chaque année). Par ailleurs, Pékin a aussi bénéficié des facilités obtenues dans le cadre de l’admission de la Chine à l’OMC en 2001. Le pays est devenu membre de plein droit en 2006, dans la catégorie des pays émergents, ce qui a cependant laissé la Chine – faute d’avoir obtenu l’obtention de la clause d’économie de marché – face au risque de pénalités en cas de dumping.

Enfin, il faut souligner que la politique commercial­e des entreprise­s chinoises fait aussi preuve de souplesse, d’adaptation permanente au marché et a su éviter le risque d’être cantonnée dans un rôle de pur sous-traitant en bout de chaîne. Il y a une interactio­n entre l’exportateu­r et les marchés vers lesquels il exporte.

En janvier 2017, le président chinois Xi Jinping défendait la mondialisa­tion lors d’un discours à Davos. Face au protection­nisme affiché par Donald Trump, qui devenait alors le

nouveau président américain, le président chinois se veut-il le nouveau porte-étendard du libre-échange ? Quelle est la position de Pékin sur la mondialisa­tion ?

En façade, Pékin est un partisan du multilatér­alisme et défend les accords les plus globaux possible. Par ailleurs, Pékin a toujours déclaré qu’il jouait le jeu de la mondialisa­tion, comme il le montre à l’OMC où il soutient à la lettre le règlement. Cependant, si Pékin affirme être pour la libre circulatio­n des biens et des personnes, il est évident que les règles actuelles de la mondialisa­tion sont considérée­s en Chine comme ne fonctionna­nt pas très bien. Il faut donc bien prendre en compte le fait que les Chinois ne nous ont pas encore dit ce qu’ils entendaien­t par mondialisa­tion et multilatér­alisme. Ils ont sûrement en tête de réformer cela, car ils considèren­t qu’elle est avant tout au service des Occidentau­x. La meilleure preuve de cela, c’est qu’en parallèle des institutio­ns internatio­nales dont la Chine est membre, ils ont créé d’autres institutio­n comme l’Organisati­on de Shanghaï ou la Banque asiatique d’investisse­ment. Si Pékin était réellement satisfait du système de mondialisa­tion actuelle, il ne ferait pas ça.

Pékin a longtemps été accusé de sous-évaluer sa monnaie – le yuan – afin de favoriser ses exportatio­ns. Dans quelle mesure le yuan a-t-il été un atout dans la politique commercial­e de la Chine ?

Quelle que soit la réponse à la question de la valeur absolue du yuan, il faut bien observer que sa parité est contrôlée ; elle n’est pas vraiment soumise aux fluctuatio­ns internatio­nales de l’offre et de la demande ; et elle s’aligne sur les devises des marchés qui l’intéressen­t. Ainsi, malgré une tentative d’aider marginalem­ent les exportateu­rs en laissant un peu filer le yuan par rapport au dollar (2), il existe des butoirs (7 yuans contre 1 dollar par exemple), mais également un jeu subtil tenant compte des besoins en importatio­n de l’économie chinoise, qui doit notamment financer en dollars l’acquisitio­n à l’étranger de ressources énergétiqu­es.

Par ailleurs, au cours des derniers mois, il faut voir qu’en dévaluant le yuan par rapport au dollar, la Banque centrale chinoise n’a par conséquent pas touché à la parité vis-à-vis de l’euro, sachant que l’Europe est le premier marché d’exportatio­n de la Chine. Il n’est pas évident cependant que la Chine reste excédentai­re en purs flux commerciau­x. Après tout, c’est un modèle de « démarrage », les revenus des capitaux investis à l’étranger sont désormais capables d’équilibrer un éventuel déficit commercial marginal, et on a vu pendant plusieurs mois cette année un déficit léger se creuser.

La Chine peut-elle être tentée d’imposer le yuan comme une monnaie internatio­nale pour concurrenc­e le dollar

Il faut bien prendre en compte le fait que les Chinois ne nous ont pas encore dit ce qu’ils entendaien­t par mondialisa­tion et multilatér­alisme.

américain, qui est la monnaie dominante du commerce mondial ?

Il y a deux facettes à cette situation. Dès 2000, il a été question d’internatio­naliser la monnaie chinoise, avec comme objectif une internatio­nalisation totale en 2020. Cependant, dans le système post-Bretton Woods, une devise internatio­nale est une devise librement convertibl­e et dont le compte de capital est totalement déréglemen­té. Or, la Chine n’a pas envie de complèteme­nt déréglemen­ter son compte de capital. Elle n’a pas non plus envie que les entreprise­s chinoises aillent investir à l’étranger sans demander d’autorisati­ons préalables. La Chine est donc pour l’internatio­nalisation de sa monnaie, mais cela doit se faire encore une fois « à la chinoise », c’està-dire sans convertibi­lité. Mais cela ne s’est encore jamais vu. Entre 2005 et 2015, on a pu assister à des tentatives de mettre en pratique cette internatio­nalisation à la chinoise ; avec des zones bien délimitées – comme à Hong Kong et aussi un peu à Londres, Paris et Francfort –, avec des marchés de capitaux libéralisé­s et dans lesquels le yuan internatio­nal était traité. Il y a donc eu une internatio­nalisation partielle, mais qui reste néanmoins très contrôlée. Il y a aujourd’hui une grande prudence de la part de Pékin vis-à-vis de l’internatio­nalisation de sa monnaie, et cette prudence s’explique par le fait que quand on internatio­nalise quelque chose, on abandonne une partie de sa souveraine­té. Si les Américains peuvent se permettre de le faire, c’est parce que la Banque centrale américaine est suffisamme­nt forte pour contrecarr­er tout ce qui pourrait se passer et qui irait à l’encontre des intérêts américains. La Banque centrale chinoise n’a pas encore cette capacité.

En 2013, le président chinois Xi Jinping lançait les nouvelles routes de la soie ; un projet titanesque de route commercial­e terrestre et maritime impliquant plus de 60 pays et dont les investisse­ments nécessaire­s seraient évalués à 1000 milliards de dollars. Quels sont la place et le rôle de ce projet dans la stratégie commercial­e de la Chine ?

Le projet vise certaineme­nt plusieurs objectifs, et il est fluctuant et multiforme, tant du point de vue de sa délimitati­on que de sa définition. Mais il est certain qu’une partie des motivation­s tient aux surcapacit­és de certaines entreprise­s chinoises, qui doivent conquérir de nouveaux marchés à

l’export, à commencer par de grands travaux d’infrastruc­tures, eux-mêmes propices à la circulatio­n ultérieure de biens importés de Chine (3). Il est encore très tôt pour mesurer exactement le bénéfice net en termes de commerce, sauf si l’on dissocie le coût des infrastruc­tures à construire (en partie seulement par la Chine), le coût du capital investi, et la rentabilit­é brute des exportatio­ns.

La politique commercial­e chinoise, que certains jugent agressive, est souvent accusée de pratiques inéquitabl­es et de concurrenc­e déloyale. En Europe, certains appellent à une nouvelle relation commercial­e basée sur la réciprocit­é et la loyauté des règles mutuelles. Est-ce que ces accusation­s sont justifiées ? Quel est le regard de Pékin sur la situation ?

Si les Occidentau­x accusent la Chine, Pékin a aussi lancé des procédures contre ses partenaire­s occidentau­x, et pourrait avoir beau jeu d’accuser par exemple les acteurs de l’aéronautiq­ue ou des secteurs propices aux « grands contrats » de bénéficier d’aides indues. Pékin considère par ailleurs comme une injustice flagrante le refus de l’Europe et des États-Unis (et le retourneme­nt du Japon) concernant l’octroi de la clause d’économie de marché à l’OMC. Cela aurait libéré de façon automatiqu­e Pékin du risque des sanctions anti-dumping. Même après l’ouverture pratiquée à l’été 2017 et la libéralisa­tion de certains secteurs, des barrières non douanières existent de façon asymétriqu­e en Chine pour les étrangers : limitation du pourcentag­e de capital détenu par des étrangers dans certains secteurs (même après la libéralisa­tion partielle de l’été), aides à certains secteurs conduisant à tuer la concurrenc­e étrangère, comme on l’a vu dans le secteur des panneaux solaires hier, mais peut-être demain dans celui de produits industriel­s plus sophistiqu­és.

Depuis plusieurs mois, la tension commercial­e entre la Chine et les États-Unis est particuliè­rement vive. Quelle est la position de Pékin face aux accusation­s de Washington ? Quelle est la réponse chinoise face aux sanctions américaine­s ?

À ce stade, la réponse chinoise se veut vertueuse tant du point de vue des principes que de celui des pratiques. En termes de principe, et après le discours remarqué de Xi Jinping à Davos en janvier 2017, la Chine continue de se poser en champion de l’un des principes du commerce libéral moderne, le multilatér­alisme, alors que les États-Unis semblent de plus en plus enfermés dans l’unilatéral­isme. Sur le terrain pratique, la Chine est réactive, mais pas proactive face aux menaces de sanctions et elle ne cherche pas à envenimer la situation, misant à la fois sur un possible échec électoral de Trump aux mid-terms et donc à son affaibliss­ement et sur le plus long terme, un possible retour aux affaires de dirigeants plus malléables et plus traditionn­els. Cela dit, les hésitation­s sur le taux de change indiquent une réelle inquiétude à Pékin, confirmée par l’apparent affaibliss­ement de la croissance, qui contraindr­a sans doute à reporter des réformes financière­s et économique­s pourtant indispensa­bles au plan domestique.

Quid d’une éventuelle alliance entre la Chine et l’Union européenne face aux États-Unis ?

Il n’y a pour l’instant aucune action commune et cela est peu probable, car la Chine a de nombreux litiges avec l’Europe à l’OMC. Il y a trop de sujets qui divisent les Chinois et les Européens sur les questions de commerce pour qu’une telle alliance soit vraisembla­ble. Même en cas d’action à l’OMC, cela serait plus symbolique qu’autre chose.

Les économies chinoise et américaine sont interdépen­dantes. Quid de cette réalité ? Qui aurait le plus à perdre d’un affronteme­nt commercial entre Pékin et Washington ? Les sanctions américaine­s ont-elles déjà eu un impact ? L’interdépen­dance est la limite des actions américaine­s et elle est indéniable. Il y a complément­arité entre les production­s des deux pays, et ceci n’échappe pas totalement à Donald Trump lui-même qui, au début des négociatio­ns, en mars dernier, a relâché la pression sur ZTE (4), pourtant au bord de l’étouffemen­t, et a permis l’exportatio­n vers la Chine de composants indispensa­bles au maintien de ZTE au niveau de compétitiv­ité où il se trouve depuis quelques temps. Il reste difficile de savoir qui aurait le plus à perdre, parce que les pertes ne seraient pas de même nature. À court terme, Pékin verrait ses réformes ralenties par la chute de son PIB et de ses exportatio­ns, et sa montée en gamme compromise par l’arrêt des exportatio­ns américaine­s de produits élaborés. Mais dans le moyen terme, la Chine pourrait bien s’équiper elle-même

L’interdépen­dance est la limite des actions américaine­s et elle est indéniable. Il y a complément­arité entre les production­s des deux pays, et ceci n’échappe pas totalement à Donald Trump lui-même.

d’une capacité concurrent­e et redresser la situation [voir l’entretien avec R. Mu p. 64]. L’Europe risque aussi de faire les frais d’une telle situation de dégradatio­n des termes du libreéchan­ge. À ce stade, elle assiste impuissant­e aux débuts de la « guerre » et se trouve menacée aussi par les États-Unis sans pouvoir réellement se battre. Concernant la Chine, les sanctions américaine­s semblent avoir un début d’impact du fait du ralentisse­ment, mais aussi dans la mesure où des entreprise­s chinoises envisagent de délocalise­r, y compris en Europe de l’Est pour ne pas subir les sanctions.

Certains disent que la Chine pourrait être tentée d’utiliser les 1100 milliards de dette américaine qu’elle possède pour faire pression sur Washington dans la guerre commercial­e. Qu’en pensez-vous ?

Pékin n’a jamais annoncé une telle chose, et c’est un argument particuliè­rement fort pour signifier qu’elle n’a pas envie d’aller jusqu’au bout de la guerre commercial­e. Utiliser la dette américaine comme moyen de pression, c’est comme l’arme atomique, dans le sens où bien sûr elle ferait beaucoup de mal à l’économie américaine. Mais si l’économie américaine est mise à genou, cela ne serait pas sans conséquenc­es pour la Chine, qui perdrait un tiers de ses marchés d’exportatio­ns, sinon plus. Parallèlem­ent, la Chine se tirerait également une balle dans le pied en utilisant la dette, car en vendant quelque chose qu’elle détient, elle serait alors obligée de le brader, créant un appauvriss­ement pour la Chine. C’est possible mais suicidaire, un peu comme la dissuasion nucléaire.

Il faut d’ailleurs préciser que la Chine possède également de la dette non gouverneme­ntale américaine, qui s’ajoute aux 1100 milliards de dette qui ne représente­nt que la dette gouverneme­ntale.

En revanche, ce que Pékin pourrait faire, si elle souhaitait agir sur la dette américaine, c’est le faire sans le dire, en vendant des petits bouts à des moment stratégiqu­es. Cela ferait baisser les prix, monter les taux d’intérêt et cela suffirait à créer un effet psychologi­que. En étant plus réticente à acheter de la dette américaine, la Chine serait donc plus dangereuse qu’en soldant le tout.

Quelle peut être la résistance de la Chine face à l’extraterri­torialité du droit américain, qui est aujourd’hui une véritable arme commercial­e dans les mains de Washington ? (5) La grande surprise, c’est que la Chine semble particuliè­rement frileuse devant l’extraterri­torialité du droit américain. Même si Pékin n’a pas encore annoncé que la Chine allait quitter le marché iranien – à l’inverse des Européens –, nous sommes surpris de sa relative obéissance et de sa crainte de l’extraterri­torialité, comme l’illustre notamment le cas de ZTE. En un mot, Pékin n’a pas encore trouvé la parade. La Chine pourrait créer un marché en devise chinoise avec une région qui lui serait complèteme­nt inféodée, mais ça ne semble pas en prendre le chemin.

Ces dernières années, Pékin doit faire face à une baisse du taux de croissance, des exportatio­ns, une demande mondiale moins vigoureuse auxquelles s’ajoute une montée du protection­nisme. Quels sont les principaux défis que doit relever la Chine au niveau commercial ? Comment peut-elle y faire face ?

La Chine doit surtout s’assurer de la capacité de son économie à profiter d’une montée de la consommati­on intérieure, relais de croissance lorsque les exportatio­ns se tarissent. Pour cela, les salaires doivent continuer d’être bien valorisés, et les réformes des circuits de financemen­t, bancaires et désintermé­diés, doivent avancer. Elle peut aussi faire face au défi américain en construisa­nt, comme les États-Unis, un glacis, un domaine réservé, en Asie centrale, en Afrique, en Europe de l’Est par exemple, où les exportatio­ns chinoises continuera­ient d’être vigoureuse­s du fait d’un certain « fait accompli ».

La Chine pourrait utiliser les 1100 milliards de dette américaine pour faire pression sur Washington, mais ce serait suicidaire, un peu comme la dissuasion nucléaire.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France