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FOCUS La guerre commercial­e sino-américaine oblige la Chine à accélérer l’innovation technologi­que

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Il existe une thèse selon laquelle la principale raison de la guerre commercial­e sino-américaine est une guerre de technologi­es. Quel est votre avis ?

M. Rongping : Je ne pense pas que ce soit une guerre commercial­e. Je pense que cela fait partie des frictions commercial­es et que les deux parties ont des opinions différente­s sur le statu quo du commerce. Le président Donald Trump pense que le déficit commercial des États-Unis avec la Chine est important et cherche ainsi à améliorer cette balance commercial­e par le biais de droits douaniers. La réforme et l’ouverture de la Chine ont accéléré sa vitesse de développem­ent sur les plans de sa capacité de création de richesse, de productivi­té et d’entreprene­uriat. L’écart entre la Chine et les États-Unis est en train de se réduire. Mais il est évident que les États-Unis espèrent prolonger la situation pour rester dans la position de leader mondial, tandis que la Chine espère réduire l’écart le plus rapidement possible.

Le plus grand écart entre les deux pays est observé dans le secteur de la technologi­e. Cette fois, les États-Unis ont imposé à ZTE des sanctions qui ont des effets importants sur l’ensemble du secteur chinois des télécommun­ications (2). Ceci révèle que la

Chine accuse encore un grand retard dans les technologi­es clés. La question de la propriété intellectu­elle est de facto un droit de réservatio­n de marchés. Les entreprise­s américaine­s peuvent décider de donner ou ne pas donner l’autorisati­on de l’usage commercial de leurs brevets. Il est surprenant que l’affaire ZTE se soit transformé­e en sanction imposée par un gouverneme­nt à une entreprise étrangère.

Est-ce à dire que les États-Unis ont peur que la Chine ne les dépasse ?

L’industrial­isation des États-Unis est de cent ans antérieure à la nôtre. Avoir de grands volumes économique­s ne signifie pas que notre niveau de développem­ent économique est avancé. Le PIB par habitant de la Chine équivaut seulement au septième de celui des États-Unis (3). La thèse soi-disant de la « Chine menaçante » résulte du calcul basé simplement sur le montant total du PIB. Quand on regarde le PIB par habitant de la Chine, on pourrait parler de l’« effondreme­nt de la Chine ». Un pays où le PIB par habitant n’équivaut qu’au septième du vôtre, le considérez-vous toujours comme une menace ?

Pensez-vous que les États-Unis souffrent de peurs imaginaire­s ?

Oui. Je pense que cela peut être lié à la théorie traditionn­elle utilisée par les personnes aux États-Unis qui travaillen­t sur les relations internatio­nales. Ils estiment que si le montant total du PIB de la Chine est comparable à celui des États-Unis, elle aura ainsi une voix comparable à celle des États-Unis. Quand on évalue la force d’un pays, on doit regarder à la fois son PIB total et son PIB par habitant. La Chine est un pays en développem­ent qui a non seulement de grandes villes comme Beijing et Shanghaï, mais aussi des zones sous-développée­s dans le Centre et l’Ouest.

Pour comprendre l’écart entre la Chine et les États-Unis, il faut non seulement examiner le PIB, mais aussi le PNB (produit national brut). L’écart entre les investisse­ments américains en Chine et les investisse­ments chinois aux États-Unis est aussi important (4). En matière de contrôle des investisse­ments à l’étranger, les ÉtatsUnis sont plus avancés que la Chine. Prenons l’exemple de General Motors : son argent gagné en Chine est comptabili­sé dans le PIB de la Chine, pourtant les bénéfices sont transférés aux États-Unis (5).

En ce qui concerne les droits de propriété intellectu­elle, en 2017, la Chine a enregistré un déficit de plus de 20 milliards de dollars, alors que les États-Unis ont enregistré un excédent d’environ 100 milliards de dollars. La problémati­que de la propriété intellectu­elle fait partie de l’histoire des relations sino-américaine­s. Quelle est la différence entre celle de 2018 et les précédente­s confrontat­ions ?

Je ne pense pas qu’il y ait une différence. Lors de l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001, son engagement en matière de protection de la propriété intellectu­elle allait au-delà de son stade de développem­ent. Pourquoi, par exemple, les médicament­s génériques sont-ils beaucoup plus chers en Chine qu’en Inde (6) ?

Lors de son adhésion à l’OMC, les pays développés occupaient une place dominante dans les domaines high-tech en Chine, en accaparant plus de 80 % des brevets déposés (parfois jusqu’à 90 % dans certains domaines). Les entreprise­s chinoises se concentrai­ent essentiell­ement dans les produits bas de gamme comme les aliments et les boissons. Ceci démontre l’écart de capacité d’innovation qui séparait alors la Chine et les pays développés.

Au cours de la dernière décennie, la Chine a fait de grands progrès dans tous les domaines ; y compris ceux de haute technologi­e. Néanmoins, les pays développés continuent de largement devancer la Chine, en particulie­r dans les deux domaines suivants : la nouvelle génération de technologi­es de l’électroniq­ue et de l’informatio­n, et la biomédecin­e. En 2016, les fabricants chinois de téléphones mobiles ont acquitté des frais de brevet de 1,87 milliard de dollars à Qualcomm, soit environ 30 % de ses revenus mondiaux relatifs aux droits de brevets. Dès lors, peut-on dire qu’il existe un conflit de propriété intellectu­elle entre la Chine et les États-Unis ?

Pourquoi Trump et le gouverneme­nt américain considèren­t-ils toujours les droits de propriété intellectu­elle comme des raisons de conflits commerciau­x ?

Je ne peux pas dire qu’il cherche la bagarre. Je peux seulement dire qu’il ne comprend pas l’essence même des conflits commerciau­x sino-américains.

Face aux conflits commerciau­x et de propriété intellectu­elle actuels, la Chine ne peut-elle que répondre aux États-Unis en augmentant les tarifs douaniers ?

Nous n’avons pas d’autre choix que d’augmenter les tarifs douaniers, ce qui n’est pas une solution au problème. L’objectif de l’augmentati­on de la taxe est de réduire l’exportatio­n de l’autre pays. Nous avons réduit une partie de nos exportatio­ns vers les États-Unis. Cette partie sera récupérée par des exportatio­ns vers d’autres pays et par la consommati­on interne. Du coup, nous devons réduire l’importatio­n. Cela affectera définitive­ment l’importatio­n et l’exportatio­n d’autres pays. Par conséquent, les différends commerciau­x sino-américains constituen­t une catastroph­e pour le monde, il n’y a pas de gagnants. Le conflit commercial sino-américain peut accélérer la transforma­tion économique de la Chine, passant d’une économie dépendante des exportatio­ns à une économie soutenue par la demande intérieure.

En avril 2018, les États-Unis ont classé le Canada dans la liste des pays sous « surveillan­ce prioritair­e » en matière de propriété intellectu­elle. On trouve, dans cette liste, douze pays dont la Chine, l’Inde et la Russie. Est-ce une opportunit­é de coopératio­n entre la Chine et le Canada ?

La coopératio­n entre les gouverneme­nts pour protéger les droits de propriété intellectu­elle (PI) favorise la circulatio­n de la PI entre les pays et permet de trouver un terrain propice à leur commercial­isation. La Chine et le Canada peuvent collaborer à la création et à l’applicatio­n de la PI, dans les secteurs où les deux pays sont complément­aires. En plus des avantages du marché, la Chine présente des avantages technologi­ques. La Chine est l’un des rares pays au monde à disposer d’un éventail complet de recherches. Quel que soit le projet, vous pouvez toujours trouver un partenaire en Chine.

Vous venez de mentionner que la protection de la propriété intellectu­elle en Chine a beaucoup progressé ces dernières années. De quel terrain propice la Chine a-t-elle besoin pour avancer davantage le développem­ent de sa propriété intellectu­elle ?

Le temps ! La stratégie de la Chine en matière de propriété intellectu­elle est en place depuis dix ans. La plupart des Chinois savent maintenant ce qu’est la PI et comment accéder à la PI. Nous devons développer plus d’expérience et améliorer nos capacités à innover afin de rendre meilleure la qualité des brevets. C’est la condition permettant une meilleure coopératio­n avec les pays développés. Près de 80 % des flux de technologi­e circulent entre pays développés. Que ce soit avec le Canada ou les États-Unis, les perspectiv­es de coopératio­n entre la Chine et la communauté internatio­nale sur les droits de PI sont très prometteus­es.

J’ai écrit un article en 2016 disant que de nombreuses personnes en Chine voulaient que Trump soit élu président des États-Unis (7). Dans la situation actuelle de guerre commercial­e, la Chine a-t-elle mal estimé Trump ?

De mon point de vue personnel, je pense que la politique de Trump profite à la Chine à long terme. Son approche actuelle pousse la Chine à travailler fort. Cela transforme­ra les mauvaises choses en bonnes choses. Nous devons ajuster notre structure pour que la demande intérieure soit le principal moteur du développem­ent, plutôt que de compter sur la demande extérieure. Puisque Trump a réduit notre demande extérieure, nous allons augmenter la demande intérieure, ce qui accélère directemen­t notre ajustement structurel. La Chine s’ajuste depuis huit ans. La demande intérieure contribue de plus en plus à l’économie. Dans cette perspectiv­e, je pense que le conflit commercial provoqué par Trump nous a poussés à aller de l’avant. Parfois, nous ne pouvons décider nous-mêmes. Maintenant, nous nous obligeons à accélérer l’innovation technologi­que et accroître la demande intérieure. Investir à l’étranger et augmenter la demande intérieure sont deux processus permettant d’accélérer le processus de modernisat­ion de la Chine.

Pour conclure, quand espérez-vous que la Chine soit techniquem­ent supérieure aux États-Unis ?

D’ici 2050, la Chine et les États-Unis pourront au moins se comparer à bien des égards, sans dire que la Chine dépassera les États-Unis. Notre PIB par habitant peut atteindre la moitié de celui des États-Unis ou un peu plus, 70 % ? Cependant, l’écart technologi­que entre la Chine et les États-Unis sera encore relativeme­nt important. D’ici là, il y aura des changement­s majeurs dans les relations sino-américaine­s : les Américains pourraient peut-être accepter ces 70 % de manière pacifique, c’est-à-dire une production économique totale de la Chine trois fois supérieure à celle des États-Unis… Entretien réalisé par Ping Huang (8) le 7 août 2018

 ??  ?? Entretien avec Rongping Mu, doyen de l’École de politique publique et de gestion, Université de l’Académie des sciences de Chine (1).
Entretien avec Rongping Mu, doyen de l’École de politique publique et de gestion, Université de l’Académie des sciences de Chine (1).
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 ??  ?? En partenaria­t avec le Centre d’études sur l’intégratio­n et la mondialisa­tion
En partenaria­t avec le Centre d’études sur l’intégratio­n et la mondialisa­tion

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