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ANALYSE Le Japon, champion du multilatér­alisme

Cherchant à réussir sa « troisième ouverture » de l’ère moderne, le Japon offre aujourd’hui l’image d’un nouveau leader en matière de politique commercial­e, tentant notamment de « multilatér­aliser » la puissance chinoise et d’endiguer les ambitions hégémo

- Éric Boulanger

Le virage protection­niste de la Maison-Blanche ne semble pas ébranler la volonté du Japon d’atteindre ses objectifs en matière de libéralisa­tion des échanges – faire en sorte que 80 % de son commerce extérieur soient couverts par des accord de libre-échange (ALE) – et de poursuivre son intégratio­n à la mondialisa­tion pour relancer la prospérité économique du pays sur des bases solides et durables. À la suite du retrait américain du Partenaria­t transpacif­ique (PTP ou TPP) le Japon s’est attelé avec force à sa relance, menant à la signature d’une nouvelle mouture du PTP, l’Accord pour un partenaria­t transpacif­ique global et progressis­te (ou TPP11) [voir l’analyse de S. Zini p. 44] ; il a signé en juillet 2018 un ALE avec l’Union européenne et tente de faire aboutir d’ici la fin de l’année les difficiles négociatio­ns entourant le Partenaria­t économique régional global (PERG ou RCEP) [voir l’analyse d’É. Mottet et P. Huang p. 48] de l’ASEAN+6.

Cette image de nouveau leader en matière de politique commercial­e constitue un rôle inattendu pour le Japon en raison de la nature habituelle­ment « réactive » de sa politique étrangère. Cela n’a cependant rien d’étonnant si l’on replace ses efforts de négocier des ALE multilatér­aux dans le contexte de sa défense d’un ordre internatio­nal libéral, gage de sa prospérité future, et étroitemen­t associée à la libéralisa­tion à grande échelle de son économie et son intégratio­n à l’Asie et à la mondialisa­tion. Enfin, la volonté de Tokyo de « multilatér­aliser » la Chine est le facteur qui consolide sa stratégie commercial­e depuis une dizaine d’années.

À l’égard de l’Asie, la politique étrangère nipponne a toujours été fort innovante et elle a su depuis plus de 60 ans « réinventer » la nature de ses rapports afin de répondre aux enjeux et résoudre les crises qui ont marqué les relations nippo-asiatiques (1). À chaque fois, les rapports ont été approfondi­s et étendus à de nouveaux domaines et de nouvelles institutio­ns ont été créées justement pour renforcer le processus d’intégratio­n régional, et son intérêt pour les partenaria­ts économique­s multilatér­aux n’y fait pas exception.

Tokyo a développé depuis une décennie, en particulie­r depuis l’arrivée au pouvoir de Shinzo Abe, une stratégie globale visant à« multilatér­aliser » la puissance chinoise, voire à endiguer ses intentions hégémoniqu­es, pour l’amener à intégrer un ordre

Tokyo a développé depuis une décennie, en particulie­r depuis l’arrivée au pouvoir de Shinzo Abe, une stratégie globale visant à « multilatér­aliser » la puissance chinoise, voire à endiguer ses intentions hégémoniqu­es.

internatio­nal libéral qui est à présent fragilisé par l’émergence d’un ordre « parallèle » (2) sous domination chinoise et les tentations protection­nistes des États-Unis. Les nouvelles institutio­ns mises en place par la Chine ne sont pas toujours en accord avec les principes universels de l’ordre libéral et le Japon cherche justement à éviter que ces divergence­s n’affaibliss­ent son influence en Asie, déjà mise en péril par son déclin démographi­que et la stagnation de ses capacités économique­s.

C’est dans cette perspectiv­e que la « doctrine Abe » (3), qui associe étroitemen­t la promotion de la démocratie, de l’État de droit et du libre-échange à sa stratégie d’intégratio­n néolibéral­e à l’Asie (et plus généraleme­nt à la mondialisa­tion), oriente la négociatio­n de partenaria­ts économique­s multilatér­aux. Pour Shinzo Abe, le Japon ne peut se permettre de se replier sur lui-même ; le déclin démographi­que fait qu’il est dans « l’intérêt national que de transforme­r l’Asie-Pacifique en une région où les biens, les services et les investisse­ments circulent librement ». Les partenaria­ts doivent renforcer les chaînes de valeur et assurer, dans la hiérarchie des économies nationales, une forme d’égalité dans la « similitude des modèles économique­s » (4), pour reprendre les mots de Masao Maruyama, alors que la Chine, au contraire, ne semble pas désireuse de dépasser ses pratiques et institutio­ns néo-mercantili­stes et autoritair­es.

La stratégie japonaise est de réduire ces divergence­s, car le Japon ne peut réussir sa « troisième ouverture » (5) de l’ère moderne, sans espérer une certaine forme de réciprocit­é de ses partenaire­s asiatiques, notamment la Chine. La doctrine Abe vise donc à empêcher la Chine de hausser son autonomie à un point tel qu’elle pourrait avoir le champ libre pour mettre en place des « règles idiosyncra­tiques » sur lesquelles elle pourrait asseoir sa domination de l’ordre parallèle et échapper possibleme­nt à la trappe du revenu intermédia­ire sans une transition vers une économie et des institutio­ns politiques libérales.

La poursuite de l’intégratio­n économique et la Doctrine Abe

À la suite de la crise financière asiatique (CFA) de 1997, la stratégie de croissance économique du Japon a été orientée par la réalisatio­n d’une intégratio­n profonde à l’Asie. Cette stratégie correspond­ait en tout point aux exigences des firmes japonaises qui, avec l’endaka (la hausse continuell­e du yen) des années 1980 et 1990, avaient investi massivemen­t dans leurs réseaux de production industriel­le en Asie, participan­t ainsi, d’une part, à l’intégratio­n régionale, mais également à la mise en place d’une plate-forme d’exportatio­n qui a rendu les firmes japonaises fort compétitiv­es sur les marchés mondiaux. C’est ainsi que les économies asiatiques et japonaise ne formaient plus qu’« une seule entité économique », une sorte d’économie « continenta­le » où l’Asie ne serait plus jamais « outre-mer », comme l’affirmait alors un représenta­nt de l’industrie de l’électroniq­ue (6). Cette stratégie d’intégratio­n est apparue relativeme­nt faible avec l’émergence de la mondialisa­tion, comme en fait foi la longue stagnation économique de l’archipel. Cette intégratio­n à l’Asie continuait de s’inspirer d’un modèle d’ouverture néo-mercantili­ste qui déplaisait à ses partenaire­s commerciau­x et a été abandonné au bénéfice d’une politique commercial­e libre-échangiste, avec en exergue la signature de partenaria­ts économique­s dont la principale composante était un accord de libre-échange.

Le Japon poursuit donc depuis les années 2000 l’approfondi­ssement de l’intégratio­n économique régionale dans une perspectiv­e post-développem­entaliste au sein de laquelle la division régionale du travail (DRT) est structurée sur une base libre-échangiste afin d’optimalise­r l’exploitati­on des chaînes de valeur (7). Jusque dans les années 1990, la DRT était vue sous l’angle du vol des oies sauvages (VOS) avec le Japon comme oie de tête qui, par ses investisse­ments étrangers massifs et son délestage technologi­que, tirait le développem­ent et la croissance économique­s des pays de l’ASEAN. L’insertion de quatre

nouvelles « oies » au sein d’une sous-formation (le Myanmar, le Laos, le Cambodge et le Vietnam) a renforcé ce modèle « harmonieux » qui a fourni – malgré sa faiblesse explicativ­e lorsque confrontée à la réalité – une rationalit­é théorique à l’expansion des firmes japonaises en Asie du Sud-Est (8). Ce modèle promettait d’ailleurs non pas une rotation à la tête de la formation, mais un aplanissem­ent de la formation en V, car les pays de l’ASEAN pouvaient envisager un rattrapage du Japon, comme celui-ci avait rattrapé à une autre époque les puissances industriel­les occidental­es (9).

Si Tokyo a officielle­ment abandonné ce modèle au début des années 2000, c’est parce qu’aujourd’hui la DRT repose sur l’exploitati­on des chaînes de valeur, une fragmentat­ion des processus de production et une compétitiv­ité intra-régionale fondée sur le commerce de pièces et composants (30 % du commerce en comparaiso­n à 18 % pour l’ALÉNA) (10). L’analogie demeure cependant instructiv­e. Le Japon est toujours à la tête de cette formation, mais sa domination de la production industriel­le, si elle profite de la « captivité » des pays asiatiques aux technologi­es, à l’équipement et aux biens japonais, a été mise à rude épreuve en ce qui a trait à la valeur ajoutée, avec le progrès technologi­que de plusieurs économies de l’ASEAN et surtout de la Chine (11). Des économies peuvent dominer certains secteurs industriel­s sans pour autant rejoindre le Japon en termes de PIB par habitant, comme le laissait entendre le modèle du VOS. L’oie de tête, le Japon, est possibleme­nt à bout de souffle – alors qu’au début des années 1990, Bangkok ou Kuala Lumpur étaient littéralem­ent des « avant-postes quasi impériaux » de la puissance économique du Japon (12) – mais celui-ci ne semble pas convaincu par l’idée de laisser la Chine prendre la tête de la formation avant que sa puissance n’ait été multilatér­alisée et qu’elle n’ait accepté de jouer selon les règles du libéralism­e.

Le passage à une politique commercial­e libre-échangiste

Le passage à une politique commercial­e libre-échangiste est la facette externe de la réforme de l’économie nationale qui passait graduellem­ent d’un modèle néo-mercantili­ste à une économie libérale dé-régularisé­e, où la compétitiv­ité se mesure plus en termes strictemen­t nationaux mais sur une base globale, faisant apparaître une faiblesse structurel­le : plusieurs grandes firmes japonaises fort compétitiv­es localement le sont beaucoup moins sur le plan mondial. Le « syndrome des Galapagos » en est un exemple probant : des firmes s’activent dans un secteur de l’économie atteignant un niveau élevé de développem­ent technologi­que tout en étant coupées du marché mondial ; ces compagnies – que l’on retrouve dans la téléphonie mobile, l’équipement médical ou la monnaie électroniq­ue – sont incapables de se tailler une place sur les marchés étrangers parce que, à l’image des espèces peuplant les Galapagos, l’évolution technologi­que s’est faite en rupture avec les normes et les standards internatio­naux, ou bien encore parce que le produit ou le service offert contient des caractéris­tiques spécifique­s à la société nipponne (13). Le Japon poursuit donc à la fois une

Plusieurs grandes firmes japonaises sont incapables de se tailler une place sur les marchés étrangers parce que, à l’image des espèces peuplant les Galapagos, l’évolution technologi­que s’est faite en rupture avec les normes et les standards internatio­naux.

libéralisa­tion et une dé-régularisa­tion de son économie et de son commerce extérieur pour inciter ces firmes à littéralem­ent penser leur avenir en fonction de la mondialisa­tion et non plus du marché local.

Par contre, au sein la DRT, la Chine n’est plus strictemen­t positionné­e dans le maillon technologi­quement faible des chaînes

de valeur, soit l’assemblage. La Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale, elle impose son influence politique et économique sur l’Asie et, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, elle prend les devants pour établir un « nouvel ordre internatio­nal parallèle » – que d’aucuns diront « non libéral » (14) –, qui vient justement s’attaquer aux fondements libéraux et multilatér­aux de la politique commercial­e nipponne, affaibliss­ant potentiell­ement son ouverture sur l’économie mondiale. Le Japon ne peut envisager la réussite de son nouveau modèle libéral de prospérité si ce nouvel ordre voit le jour. D’ailleurs, sa dépendance au commerce extérieur s’est accentuée avec la quasi-disparitio­n de sa filière nucléaire, l’obligeant à hausser considérab­lement ses exportatio­ns manufactur­ières, ses investisse­ments étrangers et sa présence technologi­que sur les chaînes de valeur pour payer ses vastes importatio­ns d’hydrocarbu­res. Le fait que le Japon ait dégagé à nouveau un surplus commercial cinq ans après l’accident de Fukushima en 2011, indique que sa stratégie commercial­e demeure profondéme­nt associée à la hausse de ses exportatio­ns. Bref, le Japon est devenu ce qu’on prédisait il y a longtemps : un État commercial ( trading state) libéral étroitemen­t intégré à l’économie mondiale et dont la prospérité est à la mesure de sa richesse externe. Le Japon ne peut demeurer le premier pays créancier de la planète, avec des actifs nets de 3100 milliards de dollars, si le multilatér­alisme s’effondre.

L’après-PTP

Le PTP était, dans ses habits originaux, la poursuite logique de cette stratégie, qui exige plus que jamais une multilatér­alisation de la Chine. Le retrait américain a été un coup dur pour le Japon, dans la mesure où Tokyo pouvait envisager avec le PTP un endiguemen­t régulateur de la puissance économique chinoise tout en poursuivan­t les négociatio­ns du RCEP, dont est membre la Chine. L’échec du PTP lui posait un grave problème : le PTP pouvait, d’une part, amener l’Asie par la porte de derrière vers des règles et standards plus élevés et, d’autre part, favoriser la multilatér­alisation de la Chine – comme l’indique sa plus grande « flexibilit­é » soudaine dans ses propres négociatio­ns avec le Japon lorsque celui-ci a annoncé sa participat­ion au PTP (15). La nouvelle mouture du PTP, croit-on à Tokyo, devrait faire reconnaîtr­e aux États-Unis les coûts liés à leurs errements diplomatiq­ues, mais l’émergence d’un ordre parallèle demeure à l’avant-scène de la réflexion japonaise et impose – pour éviter justement que les pays asiatiques ne sombrent dans l’orbite chinoise – que cette nouvelle mouture, en associatio­n avec le RCEP et l’ALE Japon-UE, puisse toujours jouer son rôle d’endiguemen­t régulateur. Son refus de négocier un ALE bilatéral avec les États-Unis souligne que le Japon demeure avec l’Union européenne le dernier champion du multilatér­alisme.

le PTP pouvait, d’une part, amener l’Asie par la porte de derrière vers des règles et standards plus élevés et, d’autre part, favoriser la multilatér­alisation de la Chine.

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Par Éric Boulanger, co-directeur de l’Observatoi­re de l’Asie de l’Est et chercheur au CEIM (Centre d’études sur l’intégratio­n et la mondialisa­tion) de l’UQÀM (Université du Québec à Montréal).
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