Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’Inde dans le commerce internatio­nal : l’urgence d’agir

- Serge Granger

Nous assisteron­s bientôt à un phénomène démographi­que qui risque de bouleverse­r l’ordre mondial. Pour la première fois depuis l’histoire de l’humanité, l’Inde deviendra le pays le plus populeux, surpassant la Chine. Avec plus de 50 000 personnes qui se rajoutent par jour, l’Inde doit absolument intégrer les grandes ententes commercial­es afin de procurer de l’emploi à sa population. Pour réussir cette transition démographi­que, elle devra, tout comme la Chine au début des années 1980, agrandir son parc industriel et de surcroît maintenir sa position comme puissance d’exportatio­n de services. Pour réussir un tel exploit, elle devra conclure ses négociatio­ns au sein du RCEP ( Regional Comprehens­ive Economic Partnershi­p ou Partenaria­t économique régional global – PERG). Ce qu’elle désire dans le court terme est une plus grande libéralisa­tion des services et elle espère, à plus long terme, mettre de l’ordre dans sa maison pour être concurrent­ielle dans le secteur industriel. Représenta­nt le tiers du PIB global, les pays du RCEP contiennen­t 40 % de la population de la planète en plus d’enregistre­r des croissance­s économique­s supérieure­s à la moyenne mondiale. Initialeme­nt lancé en 2011, le RCEP inclut l’ASEAN+6 (Inde, Chine, Japon, Corée du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande) et après plus d’une vingtaine de rondes de négociatio­ns, l’Inde demeure le pays le plus réfractair­e à la conclusion de l’accord tel que présenté. Plusieurs raisons expliquent ces réticences de l’Inde, notamment son retard concurrent­iel, ses barrières tarifaires, ses faibles exportatio­ns et ses exigences élevées lors des négociatio­ns.

L’Asie représente environ 80 % de la totalité des échanges commerciau­x de l’Inde avec les pays du Sud (incluant la Chine). Cette croissance des exportatio­ns vers l’Asie et les pays du Sud explique l’argument selon lequel le RCEP est une meilleure affaire pour l’Inde. Plusieurs négociatio­ns d’ententes commercial­es avec d’autres partenaire­s (Canada-Europe-Australie) en cours font du surplace. Cela suggère que la priorité et la finalité du RCEP déterminer­ont les tangentes subséquent­es aux autres négociatio­ns.

En retard sur les autres

Un working paper de la Banque asiatique de développem­ent affirmait que l’Inde est retardatai­re et n’avait aucune capacité à modifier les pratiques et les normes des initiateur­s du Partenaria­t Transpacif­ique et que les raisons d’opter pour le RCEP sont multiples :

• une présence accrue dans les marchés de l’Asie du Sud-Est et de l’Est ;

• des relations plus étroites avec l’ASEAN en tant qu’institutio­n ;

• une connectivi­té accrue avec l’Asie du Nord et l’Océanie ;

• établir des normes commercial­es, avec l’aide de la Chine, plus près des préoccupat­ions indiennes au détriment des normes élevées des pays du Nord (1). Comparé avec le reste des pays du RCEP, le retard concurrent­iel de l’Inde ne fait pas de doute. Selon l’Heritage Foundation, l’indice global de la liberté économique en Inde était de 54,5 % (130e au monde), la plaçant loin derrière des pays du RCEP avec une moyenne de 65,6 % (57e au monde). L’indice de la liberté pour faire des affaires en l’Inde est de 56,4 % tandis que la moyenne du RCEP se situe à 72,9 %. Idem pour la liberté d’investisse­ment, qui atteint 40 % en Inde et 52,9 % en RCEP. Seule la Chine fait pire que l’Inde en termes de liberté financière (20 % vs 40 %), malgré tout en dessous de la moyenne de 49,2 % en RCEP. Finalement, le plus grand écart entre l’Inde et le RCEP se situe au niveau de la liberté du travail, puisqu’elle ne recueille que 41,8 % comparé à 67,6 % pour le groupe. Il va de soi que Delhi doit entreprend­re un vaste chantier juridique sur les lois du travail afin d’attirer les IDE et éviter que les futurs biens produits ne se fassent imposer des tarifs pour non-respect de normes établies.

Tarifs élevés

De l’agricultur­e aux produits usinés ou de consommati­on, l’Inde impose une moyenne tarifaire de 6,3 %, le double des pays du RCEP, qui se situe à 3,6 %. Les barrières tarifaires servent à protéger plusieurs secteurs économique­s de l’Inde, notamment l’agricultur­e, composée de paysans incapables de concurrenc­er les multinatio­nales. Plus de 90 millions de paysans dépendent de la vente de produits laitiers afin d’arrondir leurs fins de mois et toute baisse de tarifs aura comme conséquenc­e d’accroître leur fardeau financier déjà gravement affecté par les intérêts de prêts contractés. Contrairem­ent à la Chine, plusieurs syndicats paysans et sociétés civiles sont capables de mobiliser une large part de l’électorat, qui peut à tout moment défaire un gouverneme­nt impopulair­e. Pour l’instant, le gouverneme­nt majoritair­e du Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra Modi, un des rares depuis trente ans, hésite sur une plus grande libéralisa­tion du secteur agricole et commercial.

Une baisse trop rapide de tarifs favorisera­it aussi les usines chinoises, qui inonderaie­nt le marché indien avec leurs produits de consommati­on. L’Inde n’a offert que 80 % des produits non tarifés à la Chine, tandis que l’ASEAN et la Chine offrent 92 %, seuil exigé au sein du RCEP. Indéniable­ment, l’Inde a de la difficulté à concurrenc­er son voisin chinois, mais les avantages corporatis­tes (main-d’oeuvre abondante, salaires bas et infrastruc­tures) en Chine s’amenuisent, tout comme sa population active qui vieillit. Heureuseme­nt, un déplacemen­t des industries vers l’Asie du Sud est possible, souhaitabl­e même, afin d’éviter un appétit simultané des ressources générateur de conflits, possibleme­nt sino-indiens. En juin 2018, afin de rétablir des relations plus cordiales fortement dégradées par la confrontat­ion sino-indienne à Doklam l’année précédente, la Chine a offert d’assouplir ses conditions d’importatio­n au riz nonbasmati de l’Inde. Les exportatio­ns annuelles de riz non-basmati valent 3,26 milliards de dollars US et l’ouverture du marché chinois, plus accessible aux importatio­ns agroalimen­taires d’origine indienne, pourrait contribuer à diminuer la balance commercial­e déficitair­e de l’Inde, qui atteint 63 milliards de dollars cette année.

Exporter pour travailler

C’est en observant la nature et les destinatio­ns des exportatio­ns indiennes que l’on peut comprendre le retard du secteur industriel. Depuis les vingt dernières années, les exportatio­ns indiennes se dirigent de plus en plus vers les pays en voie de développem­ent et surtout en direction d’Asie. De 1991 à 2011, les exportatio­ns indiennes ont doublé vers les pays asiatiques en voie de développem­ent, passant de 14,1 % à 29,9 % du total, et celles qui se dirigeaien­t vers les pays du Nord ont chuté de 43,6 % à 35,6 %. Dorénavant, l’Inde exporte plus en Asie que vers les pays de l’OCDE, et ses exportatio­ns sont composées de produits de base ou avec une teneur technologi­que faible. Contrairem­ent à la Chine, qui exporte davantage de produits finis vers les pays du Nord, la faiblesse industriel­le de l’Inde l’empêche d’exporter des produits finis qui emploient un grand nombre de travailleu­rs et travailleu­ses.

Au-delà des mesures restrictiv­es à l’importatio­n d’investisse­ments directs étrangers dans certains secteurs (financier, services, mines, etc.), il y a encore beaucoup de travail à faire avant que l’Inde puisse offrir des infrastruc­tures adéquates pour attirer des industries créatrices d’emploi. En moyenne sur les dix dernières années, le manque énergétiqu­e dépasse 10 % et se maintient ainsi puisqu’il reste encore

250 millions d’habitants non-électrifié­s. Reconnu pour ses coupures de courant qui peuvent durer des heures, le système électrique est peu fiable à l’extérieur des grands centres urbanisés et sa distributi­on souffre de pertes importante­s (18 % en Inde,

6 % en Chine). Malgré la libéralisa­tion des IDE dans le domaine énergétiqu­e (sauf atomique), l’Inde accroît ses importatio­ns de pétrole et de charbon afin de maintenir son offre énergétiqu­e, mais cela plombe sa balance commercial­e qui s’élargit d’année en année.

En plus des problémati­ques énergétiqu­es, l’Inde connaît du retard dans ses infrastruc­tures lui permettant d’industrial­iser afin d’exporter. Selon le World Economic Forum, l’Inde se classe 40e dans l’indice de compétitiv­ité globale, mais la qualité des infrastruc­tures vient au 66e rang, loin derrière la moyenne des pays du RCEP, en 30e position. Seuls le Laos, le Vietnam et les Philippine­s font pire que l’Inde. Après la corruption, l’accès au financemen­t et le taux de taxation, c’est l’état des infrastruc­tures qui préoccupe le plus la communauté d’affaires. Comparé à la Chine, l’Inde traîne dans la constructi­on de routes, de chemins de fer, d’installati­ons portuaires, d’aérogares et dans la distributi­on électrique. Malgré l’annonce en 2016 de Modi d’investir en infrastruc­ture 1,5 trillion de dollars US pour la prochaine décennie (environ 35 % du PIB), cet investisse­ment rétrécira le retard de l’Inde sans toutefois en faire une destinatio­n de choix pour les IDE. La campagne Make it India propose d’atteindre 25 % du PIB pour le secteur industriel en 2025, un chiffre deux fois plus bas que celui de la Chine, espérant que les investisse­ments en infrastruc­tures se traduisent en projets terminés – un défi en Inde.

Les exigences indiennes

Compte tenu de la réalité industriel­le de l’Inde, il est plus urgent d’établir des ententes commercial­es qui favorisent l’exportatio­n de services, un domaine dans lequel l’Inde est concurrent­ielle. C’est d’ailleurs le point d’achoppemen­t du RCEP, où l’Inde se fait reprocher d’entretenir des demandes exagérées sur le désir d’exporter de la main-d’oeuvre, notamment dans le secteur des technologi­es de l’informatio­n et des communicat­ions (TIC). Cette demande forcerait plusieurs pays du RCEP à revoir leur politique de visa envers les travailleu­rs étrangers, ce que plusieurs hésitent à faire. Les TIC, à elles seules, peuvent produire annuelleme­nt des centaines de milliers d’emplois, mais ce n’est pas suffisant devant le baby-boom qui intègre le marché du travail. Chaque mois, un million de personnes se joignent à la population active. Il faudra aussi trouver du travail pour les travailleu­rs moins qualifiés, d’où l’importance d’accroître le parc industriel et ne pas se fier uniquement au secteur des services.

L’Inde s’oppose vigoureuse­ment à l’implantati­on d’un mécanisme de règlement des différends entre investisse­urs et États au sein du RCEP. De 1987 à 2016, 16 compagnies issues du RCEP menèrent des poursuites judiciaire­s contre un État accusé d’introduire des lois, politiques ou régulation­s qui obstruaien­t leurs opérations. Dans le cas de l’Inde, son refus d’intégrer ce mécanisme sert de repoussoir aux multinatio­nales du RCEP qui hésitent à tester le système judiciaire indien engorgé.

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Par Serge Granger, professeur agrégé à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke.
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