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ANALYSE L’UE, une puissance commercial­e bousculée

La place et le rôle de l’Union européenne – première puissance commercial­e mondiale – dans la mondialisa­tion sont aujourd’hui bousculés par plusieurs facteurs, tels que la montée en force de nouvelles puissances, la politique néo-mercantili­ste américaine

- Sebastian Santander et Antonios Vlassis

L’Union européenne (UE) est dotée d’une série d’attributs de la puissance parmi lesquels figure la politique commercial­e commune (PCC). Cette dernière, qui n’a eu de cesse de se consolider au fil du temps, est devenue l’un des plus solides leviers de projection internatio­nale de l’UE. Toutefois, elle est aujourd’hui confrontée à plusieurs défis.

La politique commercial­e, un levier d’influence internatio­nale

L’UE constitue une entité économique, institutio­nnelle et politique sui generis basée sur l’adhésion volontaire des États. Durant ces trente dernières années, sa constructi­on a été parsemée d’embuches et de crises d’ordres multiples (politique, financière, économique, sécuritair­e ou migratoire). Mais paradoxale­ment, c’est durant cette même période qu’elle a connu l’extension et l’approfondi­ssement les plus conséquent­s de son histoire. Les traités de Maastricht (1992), d’Amsterdam (1997), de Nice (2000) et de Lisbonne (2009) ont chacun à leur tour contribué à bâtir l’édifice européen actuel et à élargir davantage ses compétence­s de sorte qu’il puisse progressiv­ement s’affirmer comme acteur de la scène internatio­nale. Les outils dont l’UE dispose lui permettent, théoriquem­ent, de mener des actions dans le domaine de la sécurité et de la défense, d’exercer un rôle dans le commerce internatio­nal, le développem­ent ou l’humanitair­e, ainsi que de tisser des liens étroits avec des acteurs de son environnem­ent géographiq­ue proche et éloigné tant au travers de ses politiques d’élargissem­ent et de voisinage que de ses relations diplomatiq­ues ; sans compter que plusieurs politiques internes de l’UE ont une composante externe (euro, environnem­ent, marché commun, visas). Bref, l’UE dispose aujourd’hui d’un éventail

de politiques qui couvre les enjeux les plus conséquent­s de l’action internatio­nale contempora­ine (1).

Si ces atouts lui permettent d’exercer un rôle dans l’arène mondiale, son action ne s’exerce pas avec une égale acuité dans tous les domaines de la politique extérieure. Bien que certaines politiques peinent à produire de l’influence, d’autres lui permettent de se projeter en tant que puissance internatio­nale, comme en témoigne la politique commercial­e commune (PCC) (2). Cette dernière se retrouve dans presque toutes les politiques extérieure­s de l’UE et fait partie de ses compétence­s exclusives ; ce qui lui donne le pouvoir de participer, au nom de ses États membres, dans les tractation­s commercial­es internatio­nales. Son poids dans l’économie internatio­nale (15 % du commerce mondial et plus grande exportatri­ce de biens agricoles, manufactur­és et de services) ainsi que sa capacité à parler et à agir d’un seul tenant dans ce domaine lui valent d’être reconnue par le reste du monde comme une puissance commercial­e de premier ordre malgré le décentrage croissant du pouvoir de l’économie politique mondiale occasionné par la montée en force de puissances émergentes et le nouvel agenda commercial des ÉtatsUnis (voir infra).

L’UE, fer de lance de la concurrenc­e mondiale

Consciente du pouvoir d’attraction de son marché intérieur sur les acteurs tiers, l’Europe communauta­ire le mobilise dans ses rapports avec le monde extérieur. En tant qu’organe en charge de la PCC, la Commission européenne négocie l’accès à son marché intérieur en échange de la protection de la propriété intellectu­elle, de l’accès aux marchés publics, de la libéralisa­tion des investisse­ments et des services, d’une sécurité juridique pour les entreprise­s européenne­s ainsi que de l’acceptatio­n de ses standards industriel­s et normes commercial­es.

Pour y parvenir, elle n’hésite pas à emprunter plusieurs canaux. Tout d’abord, l’investisse­ment pour le développem­ent de l’interdépen­dance mondiale passe par son engagement au profit du multilatér­alisme commercial. En effet, depuis la mise en place de l’Organisati­on mondiale du commerce (OMC, 1995), la politique commercial­e de l’UE est devenue proactive en ce qui concerne le multilatér­alisme commercial. Les institutio­ns communauta­ires s’identifien­t au multilatér­alisme dans le sens où elles le considèren­t comme un ensemble de mécanismes pacifiques de gestion et de contrôle des affaires internatio­nales et un garde-fou contre les tentations unilatéral­es. Le multilatér­alisme est perçu par l’UE comme une voie principale pour encadrer la mondialisa­tion et partant comme un canal pour accroître son influence internatio­nale. C’est la raison pour laquelle elle cherche à assumer un rôle moteur dans le développem­ent et la légitimati­on des institutio­ns économique­s multilatér­ales telles que l’OMC. Sa projection dans le commerce mondial passe également par d’autres canaux. D’ailleurs, l’épuisement progressif du modèle de négociatio­n multilatér­ale de l’OMC (3) encourage l’UE à mettre davantage les priorités de sa PCC à d’autres échelles, sans pour autant renoncer au multilatér­alisme. Ainsi, tout en veillant à faire le moins de concession­s agricoles possibles, l’UE cherche à imposer son ambitieux agenda au travers des multiples accords qu’elle scelle avec des pays ou groupement­s régionaux des Balkans occidentau­x, d’Europe orientale, d’Amérique latine, d’Asie ou d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. À cet égard, durant la période 2008-2018, l’UE a conclu une série d’accords de libre-échange (ALE) bilatéraux ou interrégio­naux majeurs avec, notamment, le CARIFORUM (4) (2008), la Corée du Sud (2010), des pays de l’Amérique centrale (5) (2012), la Colombie et le Pérou (2012), le Canada (2016), le Vietnam (2016), et le Japon (2017).

Son poids dans l’économie internatio­nale (15 % du commerce mondial) ainsi que sa capacité à parler et à agir d’un seul tenant dans ce domaine valent à l’UE d’être reconnue par le reste du monde comme une puissance commercial­e de premier ordre malgré le décentrage croissant du pouvoir de l’économie politique mondiale.

En ce sens, le rôle de fer de lance que l’UE joue, par l’entremise de la Commission européenne, dans le développem­ent de la concurrenc­e globale et de sa réglementa­tion, agit en faveur de la promotion des politiques économique­s libérales qui régissent le marché interne européen et vise à légitimer la nécessité d’intégrer l’ensemble des pays de la planète au marché global (6). Cette initiative est en droite ligne avec les objectifs visés par les traités européens qui conçoivent la PCC comme un levier pour le développem­ent du commerce mondial (cf. article 206 TFUE). Toutefois, l’agenda commercial promu par la Commission et les États membres n’est pas exempt de critiques. En effet, un mécontente­ment se fait de plus en plus sentir auprès de certains groupes sociétaux et membres de parlements nationaux et européen. À cet égard, la PCC est contestée pour son manque de transparen­ce et le caractère opaque des négociatio­ns commercial­es ; ce qui engendre des incertitud­es concernant le processus de ratificati­on et de mise en oeuvre des accords conclus.

À titre d’exemple, l’Accord commercial anti-contrefaço­n a été rejeté en 2012 par le Parlement européen, malgré sa signature par la Commission européenne et la plupart des pays membres de l’UE. Dans la même veine, le Parlement de Wallonie, s’opposant à certaines dispositio­ns incluses dans l’Accord économique et commercial global avec le Canada, a bloqué, en octobre 2016, la ratificati­on de l’accord pendant plusieurs jours, suscitant une polémique sur les pouvoirs et le rôle des parlements nationaux et infra-nationaux dans le processus. En ce sens, l’UE a récemment envisagé d’aborder les dispositio­ns en matière d’investisse­ment dans des accords séparés. Elle établit donc une distinctio­n entre les accords en fonction du partage des compétence­s commercial­es avec les États membres. Par ailleurs, en 2018, l’UE a mis sur pied un groupe consultati­f sur les ALE pour renforcer le dialogue avec les groupes sociétaux et partant améliorer la transparen­ce du processus décisionne­l.

Quelles réponses face au chamboulem­ent des rapports de force mondiaux ?

Ces dernières années, plusieurs facteurs internatio­naux sont venus bousculer l’Europe mais aussi renforcer sa déterminat­ion de continuer à déployer une politique commercial­e extérieure offensive, tant de négociatio­n d’ALE que de préservati­on du multilatér­alisme. Parmi ces facteurs on peut en épingler deux :

• Le premier est celui de la diffusion du pouvoir au niveau de l’économie politique mondiale, qui jusqu’à présent s’est faite au détriment des puissances traditionn­elles et, notamment, de l’Europe. Cette diffusion du pouvoir se manifeste, particuliè­rement, à travers l’essor de nouvelles puissances, telles que la Chine ou l’Inde, qui cherchent à développer leur présence sur les différents continents du monde dans le but de maximiser leurs intérêts économique­s et commerciau­x respectifs, de diversifie­r leurs relations extérieure­s, de sceller de nouvelles alliances internatio­nales et d’encourager des changement­s dans les structures économique­s et politiques internatio­nales afin d’avoir une répartitio­n plus équilibrée du pouvoir mondial (7). L’UE et ses États membres subissent de plus en plus cette concurrenc­e et perdent des marchés en Afrique, en Amérique latine (AL) ou en Asie au profit de nouvelles puissances commercial­es. À titre d’exemple, l’expansion chinoise en AL (8) de ces quinze dernières années a eu pour effet de supplanter les Européens comme deuxième partenaire commercial du continent derrière les États-Unis. Bien que d’aucuns doutent des capacités de l’Europe à apporter des réponses rapides et efficaces aux défis posés par le décentrage du pouvoir mondial du fait, notamment, de ses lourdeurs institutio­nnelles et divisions internes (montée des nationalis­mes, des populismes et de l’euroscepti­cisme) (9), il ne faut pas omettre que la perte de terrain qu’elle accuse dans la mondialisa­tion la pousse à repenser, relancer et/ou actualiser ses alliances commercial­es avec les acteurs d’AL et du reste du monde (10). D’ailleurs, les communicat­ions de la Commission européenne de 2010 et de 2015, les accords « nouvelle génération » (11) qu’elle négocie, ainsi que le « Paquet Commerce » annoncé par la Commission en septembre 2017, visent aussi bien à renforcer la promotion de l’agenda commercial de l’UE à l’échelle internatio­nale qu’à consolider sa puissance dans le commerce mondial.

• Le deuxième facteur internatio­nal qui bouscule davantage l’Europe est la politique de « l’Amérique d’abord » de l’administra­tion Trump [voir l’analyse de S. Paquin p. 54]. Celle-ci se veut nationalis­te, unilatéral­iste et imprévisib­le, et partant rejette l’ordre multilatér­al basé sur le compromis, la négociatio­n, la coopératio­n et le respect du droit internatio­nal. Cette conception du monde basée sur les rapports de force, la raison d’État et l’utilisatio­n unilatéral­e de la force amène l’administra­tion Trump à s’opposer à l’utilité et à l’efficacité des organisati­ons internatio­nales et régionales, remettant en question l’institutio­nnalisatio­n du multilatér­alisme sous toutes ses formes. Alors qu’ils ont longtemps soutenu la constructi­on européenne, les États-Unis parient dorénavant sur sa déstabilis­ation, voire son effritemen­t. Aux yeux de l’administra­tion Trump, l’UE est un « ennemi », une compétitri­ce qui menace les intérêts économique­s et commerciau­x américains. L’UE fait partie des principaux acteurs visés par les politiques néo-mercantili­stes du gouverneme­nt républicai­n, qui témoignent d’une radicalisa­tion du commercial­isme libéré de la réciprocit­é et du multilatér­alisme. Ces politiques, fondées sur une stratégie purement transactio­nnelle, visent à favoriser le développem­ent du marché interne, à promouvoir les exportatio­ns des entreprise­s américaine­s et à décourager les

Alors qu’ils ont longtemps soutenu la constructi­on européenne, les États-Unis parient dorénavant sur sa déstabilis­ation, voire son effritemen­t. Aux yeux de l’administra­tion Trump, l’UE est un « ennemi », une compétitri­ce qui menace les intérêts économique­s et commerciau­x américains.

importatio­ns en imposant des barrières douanières.

Face à la guerre commercial­e lancée par l’administra­tion américaine et à la politique de hausse des droits de douane américains sur des produits européens (acier et aluminium), l’UE n’a pas tardé à répondre en adoptant des mesures de rétorsion contre des biens américains dont certains sont fort emblématiq­ues (jeans, bourbon, motos Harley-Davidson) et fabriqués dans des États ayant voté pour Trump, en portant le litige devant l’Organe de règlement des différends de l’OMC ainsi qu’en veillant à garder un canal de dialogue bilatéral avec les ÉtatsUnis pour tenter de trouver des solutions à l’amiable. Parallèlem­ent, l’UE a accéléré la revalorisa­tion de ses alliances commercial­es et la diversific­ation de ses ALE. Elle vise ainsi à moderniser les accords en vigueur avec le Chili et le Mexique. L’UE a aussi entamé des négociatio­ns avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande et relancé les tractation­s avec le Mercosur pour conclure un accord d’associatio­n. Dans la même veine, l’UE reste le principal instigateu­r internatio­nal pour l’établissem­ent d’un tribunal multilatér­al des investisse­ments. Toutes ces initiative­s constituen­t des tentatives de réponses à la réorientat­ion néo-mercantili­ste américaine et aux menaces que cette dernière fait peser sur l’interdépen­dance mondiale.

Quelles perspectiv­es ?

En guise de conclusion, la présente se penche sur les perspectiv­es de l’UE comme puissance commercial­e dans le contexte européen et internatio­nal actuel. Celles-ci risquent d’être façonnées par trois facteurs principaux. Primo, l’essor constant de l’euroscepti­cisme accompagné de pressions néo-mercantili­stes pourrait sérieuseme­nt entraver la formulatio­n et la mise en oeuvre de la PCC. Un renforceme­nt probable des partis euroscepti­ques dans les élections européenne­s de mai 2019 pourrait bousculer l’ambitieux agenda et les priorités de la PCC sur la scène internatio­nale. Secundo, à la différence de l’administra­tion Trump, l’UE favorise un échange commercial régulé par des normes communes, des procédures de prise de décision collective, la convergenc­e d’attentes des partenaire­s et le principe de prévisibil­ité. Il est clair que les stratégies de la PCC et l’influence internatio­nale de l’UE dans ses relations économique­s externes dépendront largement de la portée, de l’intensité et de la durée du revirement de la politique commercial­e extérieure des États-Unis. Tertio, l’expansion commercial­e de plus en plus dynamique de la Chine risque d’inciter l’UE à multiplier ses partenaria­ts commerciau­x bilatéraux et interrégio­naux avec le reste du monde, et à durcir la PCC. D’ailleurs, face à une politique commercial­e chinoise, accusée à maintes reprises de pratiques inéquitabl­es [voir l’entretien avec J.-F. Di Meglio p. 60] ( cf. transfert forcé de technologi­e) et de concurrenc­e déloyale (subvention­s publiques aux entreprise­s chinoises), l’UE semble disposée à adopter des mesures de rétorsion mais aussi à poursuivre une voie commercial­e fondée sur la réciprocit­é et la loyauté aux règles mutuelles.

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Par Sebastian Santander, professeur au départemen­t de science politique et directeur du Center for Internatio­nal Relations Studies (CEFIR) de l’Université de Liège et Antonios Vlassis, maître de conférence­s au départemen­t de science politique et chercheur au CEFIR.
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