Les Grands Dossiers de Diplomatie

ANALYSE Commerce mondial et paradis fiscaux : des intérêts communs ?

- Éric Vernier

Depuis plusieurs millénaire­s, les territoire­s à la fiscalité douce se sont trouvés au centre des échanges mondiaux. Les multinatio­nales, les gouverneme­nts et les criminels y voient de nombreux intérêts… pas toujours avouables. Devenus aujourd’hui de véritables outils de gestion, ils abritent les plus grands cabinets de conseil aux entreprise­s et les meilleurs fiscaliste­s. Quel est alors le lien entre paradis fiscaux et commerce mondial, quand on sait que 40 à 50 % des échanges commerciau­x transitent par ces pays offshore qui ne représente­nt pourtant que 3 % du produit mondial brut ?

Le paradis fiscal se retrouve au coeur des échanges mondiaux, car, pays souverain ou territoire d’outremer, il est partie intégrante du système économique internatio­nal. Nous pouvons même d’ores et déjà affirmer qu’il est un pivot essentiel du commerce et des affaires, car il présente des intérêts non négligeabl­es pour tous ceux qui veulent optimiser leur rentabilit­é et développer leur chiffre d’affaires. Malgré les annonces régulières des gouverneme­nts favorables à l’éradicatio­n de ces territoire­s, nous nous apercevons que les actions demeurent timides.

Des entreprise­s qui y trouvent leur compte

Le paradis fiscal existe depuis longtemps. Il a toujours été créé au service des entreprise­s, afin de les attirer, et du territoire, qui trouvait ainsi un vecteur de dynamisati­on économique. Il y a plus de 4000 ans, les commerçant­s grecs convenaien­t de points de rendez-vous pour transborde­r la marchandis­e sans avoir à payer les taxes portuaires existantes. Dans les années 1880, le pauvre État américain du New Jersey proposa le plafonneme­nt de l’impôt sur les sociétés pour attirer les sièges sociaux sur son sol. Car les entreprise­s ont petit à petit éclaté leur entité : pro-

duction à un endroit, siège social ailleurs, banque dans un autre État et commercial­isation sur d’autres territoire­s. C’est l’émergence du système offshore.

À partir de ce moment, l’idée des entreprise­s est évidemment de s’implanter là où l’impôt est léger. Les dernières études, notamment de Gabriel Zucman, indiquent clairement les avantages tirés d’un établissem­ent dans un paradis fiscal. Selon Zucman (1), 8 % du patrimoine financier mondial est détenu dans les paradis fiscaux, soit près de 8000 Md€ et 40 % des profits des multinatio­nales y sont déclarés, soit près de 600 Md€ par an. Google a par exemple enregistré près de 20 Md$ de revenus aux Bermudes en 2016. Par ailleurs, pour un dollar de salaire versé, « les multinatio­nales américaine­s déclarent qu’elles gagnent autour de 50 cents avant taxes. Excepté en Irlande, aux Bermudes, au Luxembourg et autres territoire­s de ce type, où elles disent dégager 3,5 $ de profit avant impôt ». Les économies d’impôt deviennent le coeur de la stratégie et de la rentabilit­é des entreprise­s mondialisé­es. D’après certains calculs, un employé de banque « rapporte » chaque année environ 45 000 € de profit à son établissem­ent, quand le même employé en Irlande ramène 409 000 €, soit neuf fois plus, et 6 298 000 € aux Îles Caïmans (140 fois plus) (2) !

Dans cette stratégie, les fameux prix de transfert jouent un rôle considérab­le dans les échanges internatio­naux, jusqu’à fausser les chiffres macroécono­miques. La technique consiste à dégager des profits là où les taxes sont les plus faibles. Prenons un exemple simple : l’entreprise fabrique un bien en France avec un coût de 100 et un prix de vente de 100. Il n’y aura pas d’impôt, puisque le bénéfice est nul. Ce bien vendu à une filiale implantée dans un paradis fiscal sera ensuite revendu 300 à une filiale américaine, donc sans taxe. Avec un prix de vente final de 310, l’impôt payé aux États-Unis s’élèvera à 2,5. En dressant le bilan total de l’opération, on aboutit à un taux d’imposition de seulement 1,20 % pour un bénéfice de 210 (2,5/210).

Les statistiqu­es du commerce mondial s’avèrent donc erronées, car dans notre exemple, l’exportatio­n vers le paradis fiscal est purement artificiel­le et ne sert qu’à éluder l’impôt. Ainsi, environ la moitié des échanges mondiaux s’effectuent au sein même des grands groupes et ne constituen­t pas toujours une exportatio­n nécessaire sur le plan opérationn­el. Nous avons tous en tête l’exemple de Jersey, premier exportateu­r de bananes en Europe, ou celui des seaux en plastique importés d’une filiale tchèque aux ÉtatsUnis, à 972,98 dollars pièce.

Des multinatio­nales sans morale

La plupart des multinatio­nales vont beaucoup plus loin dans les montages fiscaux, pas forcément illégaux mais souvent immoraux. Les différents scandales, des Offshore Leaks aux Paradise Papers, ont montré que l’exception était devenue la règle. Et ce que les États peuvent perdre n’est pas perdu pour tout le monde.

Les termes d’optimisati­on fiscale, d’évasion fiscale et de fraude fiscale – sans oublier exil fiscal et expatriati­on – ont attisé les débats sémantique­s et doctrinaux. Un néologisme est apparu, reconnu par les administra­tions : la planificat­ion fiscale agressive. Pour une entreprise, la limite entre optimisati­on d’une part, évasion et fraude d’autre part, se situe à cette frontière. Selon l’OCDE, elle consiste en des « stratégies de planificat­ion fiscale qui exploitent les failles et les différence­s dans les règles fiscales en vue de faire «disparaîtr­e» des bénéfices à des fins fiscales ou de les transférer dans des pays ou territoire­s où l’entreprise n’exerce guère d’activité réelle. » Or toutes les multinatio­nales y ont recours, aidées par leurs conseiller­s fiscaux, parmi les meilleurs au monde. Parfois avec la complicité d’États qui cherchent à attirer ces groupes sur leur sol. C’est notamment la mise en place de rescrits fiscaux, accords entre le pays et l’entreprise, qui permettent aux groupes de réduire drastiquem­ent leur taux d’imposition. Les Lux Leaks ont mis au jour la technique. Cet accord est parÉtat

fois le fruit d’un acte de corruption du décisionna­ire politique. Et cette stratégie n’est pas sans conséquenc­e. Par ce chantage à l’implantati­on, près de 40 milliards de dollars échappent au continent africain chaque année à cause des exemptions fiscales accordées aux multinatio­nales par les États. Par exemple au Niger, l’uranium représente 30 % de la production d’AREVA, mais seulement 7 % de ses paiements.

La note pour les États devient ainsi douloureus­e, entraînant des difficulté­s budgétaire­s délétères. Les pays européens, tout comme l’Afrique, en font les frais. L’Europe perdrait en effet environ 2000 Md€ par an rien qu’avec la fraude fiscale, à laquelle il faut rajouter l’optimisati­on fiscale, bien plus importante et parfois suspecte. Les Paradise Papers ont montré l’ampleur du phénomène, bien loin du simple fait de quelques entreprise­s. Le recours aux paradis fiscaux par les sociétés n’est pas une exception, mais bien la règle pour l’ensemble des multinatio­nales. Dans le désordre, Nike, Starbucks, Engie, McDonald’s, Apple, Amazon, et Total y ont recours, mais pas seulement. Certains particulie­rs louant leurs biens via la plateforme Airbnb créditent des cartes parabancai­res à Gibraltar, défiscalis­ant ainsi les revenus de leurs locations. Des artisans français installent leur entreprise en Grande-Bretagne sans jamais y mettre les pieds.

Les États-Unis quant à eux y trouvent leur compte. Chassant leurs ressortiss­ants fraudeurs fiscaux, ils ferment les yeux sur leurs entreprise­s qui utilisent les paradis fiscaux pour améliorer leur rentabilit­é et qui peuvent alors réduire les prix pour étouffer la concurrenc­e étrangère. Avec l’arme de l’extraterri­torialité [voir l’entretien avec A. Laïdi p. 87] qui lui permet de poursuivre des entreprise­s hors de son sol, ce pays peut s’enorgueill­ir d’abriter les plus grands groupes du globe, plus riches que la plupart des pays du monde. Alstom, rachetée en partie par General Electric, en sait quelque chose.

L’exemple des prix de transfert montre que les multinatio­nales vont exporter des produits de manière fictive, gonflant ainsi les chiffres de l’import-export alors qu’il n’y a aucune logique commercial­e à ces transactio­ns.

L’émergence de nouvelles concurrenc­es

Les sociétés de services, tout comme les entreprise­s criminelle­s, utilisent également les territoire­s opaques et non coopératif­s que sont les paradis fiscaux pour développer leurs activités. Pour les premières, les économies d’impôts vont permettre d’afficher des prix ultra-concurrent­iels. Pour les secondes, le laxisme règlementa­ire va les aider à prospérer en toute impunité.

Des groupes low-cost émergent en effet, notamment dans certains pays de l’Est tels que la Russie. La fiscalité avantageus­e et la règlementa­tion peu contraigna­nte, notamment sur le plan social, offrent à de nouveaux entreprene­urs l’opportunit­é de créer des entreprise­s aux tarifs imbattable­s. Avec l’explosion des déplacemen­ts aériens, le tourisme médical voit ainsi de nouveaux acteurs dont l’expansion peut faire frémir nos médecins libéraux : cliniques ultra-modernes, chaînes de cabinets dentaires luxueux… chassent le client dans le monde entier. Le même phénomène apparaît avec les entreprise­s de transport ou du bâtiment. Loin des paradis fiscaux sulfureux, ces nouveaux pays de la globalisat­ion ont compris que le dumping fiscal et social pouvait procurer des intérêts non négligeabl­es, imités récemment par les pays les plus développés avec par exemple Donald Trump ou encore Emmanuel Macron qui réduisent le taux d’impôt sur les sociétés.

Paradis judiciaire et activités criminelle­s

Enfin et sans être exhaustif, les paradis fiscaux s’avèrent aussi judiciaire­s. Le juge Renaud Van Ruymbeke déclarait aux Jours, le 14 juin 2018, qu’il n’y avait « jamais eu autant d’argent sale dans les paradis fiscaux » qu’aujourd’hui. Souvent couvertes par les autorités locales qui savent quand regarder ailleurs, les activités criminelle­s peuvent compter sur les banques des paradis fiscaux pour recevoir le fruit de leurs sombres affaires. Des centaines de milliards de dollars transitent ainsi chaque année dans les pays non coopératif­s en matière d’échange d’informatio­ns. La première place de la Suisse dans le classement des paradis fiscaux de l’associatio­n Tax Justice Network s’explique par la politique à géométrie variable de ce pays : coopératio­n avec les pays occidentau­x, mais hésitation à échanger des données automatiqu­ement avec les pays émergents. Ce que l’associatio­n nomme poétiqueme­nt l’approche « zèbre » : de l’argent blanc pour les pays riches, de l’argent noir pour les pays en voie de développem­ent.

Avec environ 150 000 sociétés offshore qui se créent chaque année dans le monde, les listes noires officielle­s, quasiment vides, laissent quant à elles dubitatif. La recherche du profit par les économies fiscales fausse ainsi totalement les statistiqu­es économique­s mondiales. L’exemple des prix de transfert montre que les multinatio­nales vont exporter des produits de manière fictive, gonflant ainsi les chiffres de l’import-export alors qu’il n’y a aucune logique commercial­e à ces transactio­ns. Le poids des paradis fiscaux dans les stratégies des entreprise­s pousse les États à pratiquer de plus en plus le dumping fiscal. Et pourtant, il n’existe aucun lien entre taux d’imposition et évasion fiscale. Un pays comme l’Irlande, qui propose pourtant l’un des taux d’impôt sur les sociétés les plus bas, voit sur son propre territoire des montages astucieux d’évitement à l’impôt. Lorsque la France baisse ses taux d’imposition, on ne remarque aucun rapatrieme­nt de fonds évadés. En fait, c’est la perception des institutio­ns gouverneme­ntales qui explique le niveau de fraude, c’est la peur du gendarme.

En définitive, la maximisati­on de la rentabilit­é demeure le principal moteur de nombre d’entreprise­s. Ainsi, les paradis fiscaux les plus agressifs attirent les multinatio­nales en recherche de profits supplément­aires. Oui, le commerce mondial et les paradis fiscaux sont intimement liés.

 ?? Par Éric Vernier, maître de conférence­s à l’Université du Littoral-Côte d’Opale (ULCO), directeur de la chaire Échanges et Risques internatio­naux à l’Institut supérieur de commerce internatio­nal de Dunkerque (ISCID), chercheur associé à l’Institut de rela ?? Photo ci-dessus : Vue sur la City de Londres, première place mondiale du commerce et de l’assurance. Sur la soixantain­e de paradis fiscaux existant dans le monde, la moitié sont issus de l’ex-empire britanniqu­e. Ces anciennes colonies sont toutes régies par le droit anglais et ont régulièrem­ent recours aux banques britanniqu­es, faisant de la City de Londres le centre de gravité d’une myriade de satellites de paradis fiscaux. Selon l’ONG Tax Justice Network, la City et ses satellites d’outre-mer constituen­t ainsi de loin la plus importante partie du monde offshore mondial. (© Shuttersto­ck/QQ7)
Par Éric Vernier, maître de conférence­s à l’Université du Littoral-Côte d’Opale (ULCO), directeur de la chaire Échanges et Risques internatio­naux à l’Institut supérieur de commerce internatio­nal de Dunkerque (ISCID), chercheur associé à l’Institut de rela Photo ci-dessus : Vue sur la City de Londres, première place mondiale du commerce et de l’assurance. Sur la soixantain­e de paradis fiscaux existant dans le monde, la moitié sont issus de l’ex-empire britanniqu­e. Ces anciennes colonies sont toutes régies par le droit anglais et ont régulièrem­ent recours aux banques britanniqu­es, faisant de la City de Londres le centre de gravité d’une myriade de satellites de paradis fiscaux. Selon l’ONG Tax Justice Network, la City et ses satellites d’outre-mer constituen­t ainsi de loin la plus importante partie du monde offshore mondial. (© Shuttersto­ck/QQ7)
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 ??  ?? Pour aller plus loin Éric Vernier, Fraude fiscale et paradis fiscaux, Paris, Dunod, 2e édition, septembre 2018.
Pour aller plus loin Éric Vernier, Fraude fiscale et paradis fiscaux, Paris, Dunod, 2e édition, septembre 2018.

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