Les Grands Dossiers de Diplomatie
FOCUS L’enjeu monétaire : comment le dollar américain domine-t-il le commerce mondial ?
Selon les résultats de l’enquête triennale 2016 de la Banque des règlements internationaux (BRI), le dollar américain était utilisé dans 88 % des transactions commerciales mondiales, écrasant les autres monnaies. Pourtant, la place du dollar ne cesse d’être questionnée. On a suggéré à de maintes reprises la fin de cette hégémonie, comme lors de l’entrée en vigueur de la monnaie unique européenne par exemple. Or, force est de constater que, malgré cela, le dollar demeure la monnaie de référence du commerce mondial.
L’hégémonie américaine, héritage de la Seconde Guerre mondiale
Avant la Seconde Guerre mondiale, la livre britannique et le dollar américain étaient les deux principales monnaies du commerce international. Dans les années 1930, les gouvernements de Londres et Washington utilisaient d’ailleurs l’arme monétaire, en dévaluant leurs monnaies respectives afin d’encourager leurs exportations respectives. Or, cette guerre monétaire généra une instabilité mondiale qui fut considérée comme l’une des causes de la Seconde Guerre mondiale.
Voyant la victoire finale arriver, les alliés décidèrent d’entamer des négociations durant la guerre afin de préfigurer ce que serait le monde une fois que les puissances de l’Axe se seraient rendues. Ceci se traduisit par le développement d’organisations internationales comme l’ONU, et bien d’autres comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) ou encore le Fonds monétaire international (FMI), pour la monnaie.
Signés à Bretton Woods en 1944, les accords instaurant le FMI visaient à maintenir une stabilité monétaire mondiale basée sur des taux de change fixes. Toutes les monnaies avaient une parité fixe avec le dollar américain qui avait – en plus – une parité avec l’or. En pratique, n’importe qui pouvait changer ses dollars en or, car les États-Unis détenaient à l’époque environ
74 % des stocks d’or mondiaux. En effet, durant la guerre, les Américains avaient exigé que leurs alliés paient leurs achats d’armements en or, augmentant considérablement leurs ressources. Le fait que le dollar soit le pivot du marché des changes plaça le dollar dans une situation clé.
La reconstruction de l’Europe, initialement confiée à la Banque mondiale, qui devait offrir des prêts à taux préférentiels aux États, fut aussi une occasion de renforcer le rôle du dollar. En effet, l’émergence du bloc de l’Est inquiéta les Américains qui décidèrent, afin de maintenir l’Ouest dans leur giron, de donner (et non prêter) des dollars aux gouvernements occidentaux en échange de l’achat de matériaux américains (le Plan Marshall).
Les États-Unis, dont le territoire n’avait pas été touché par le conflit, s’imposèrent rapidement comme la puissance économique, tant sur le plan commercial que monétaire.
Le choc de 1971
La guerre froide lança les États-Unis dans une course à l’armement très couteuse. En outre, la conquête spatiale, la guerre de Corée ou celles du Vietnam nécessitèrent que l’Amérique augmente ses ressources. Pour cela, ils empruntèrent davantage et décidèrent de monétiser une bonne partie de leur dette en augmentant les dollars en circulation. Dès lors, la parité avec l’or annoncée en 1944 était devenue factice et ne correspondait plus à la réalité. En outre, les autres États décidèrent de profiter de la convertibilité du dollar en or pour reconstituer leur stock d’or. En 1971, les réserves d’or de la Banque centrale américaine (la FED) ne représentaient plus que 24 % du stock mondial.
Ainsi, le 15 août 1971, le président Nixon suspendit la convertibilité dollar-or et le marché de changes devint automatiquement flottant et guidé par la loi de l’offre et de la demande que nous connaissons aujourd’hui.
Le dollar, colosse aux pieds d’argile ?
Entre 1944 et 1971, le dollar s’était installé comme monnaie de référence du commerce international. Il servait notamment aux transactions internationales entre les pays de l’Ouest et à libeller le cours des matières premières. La fin de la convertibilité aurait pu amoindrir cette position. Or, ce ne fut pas le cas, puisque le marché continua de faire confiance à la monnaie américaine. La domination n’était plus assise sur la règle (les Statuts du FMI), mais sur une notion beaucoup plus subjective : la confiance. Contre toute attente, la chute du bloc de l’Est renforça la position du dollar.
Cependant, au cours des vingt dernières années, plusieurs éléments purent laisser penser à la fin de l’hégémonie américaine. Ainsi, le 1er janvier 1999, l’entrée en vigueur de la monnaie unique européenne laissa penser à l’arrivée d’une concurrence renouvelée et sérieuse au dollar. Entre juin 2017 et février 2018, la Banque centrale européenne décida de diversifier ses réserves de changes en y incluant le yuan chinois. Deuxième puissance économique mondiale en termes de PIB, la Chine semble offrir aussi une alternative. D’ailleurs, le FMI ne s’y est pas trompé, puisqu’il a intégré récemment le yuan dans le panier de droits de tirages spéciaux avec le dollar, la livre, l’euro et le yen. Or, la place d’une monnaie dans l’échange se fonde sur plusieurs variables. Évidemment le produit intérieur brut est une variable importante, car plus un État
produit, plus ses marchandises se vendent, et plus sa monnaie est utilisée. Ensuite, la confiance – dont nous avons déjà parlé – est aussi un élément fondamental, et les États-Unis bénéficient d’une surcote puisque les marchés l’utilisent pour le cours des matières premières. Enfin, la dernière variable importante est le marché des obligations étatiques, c’est-à-dire de leurs emprunts. À l’heure actuelle, les États-Unis sont le plus gros emprunteur mondial, les 19 États de la zone euro empruntent de manière désordonnée et le marché chinois peine à s’ouvrir. Dès lors, le dollar n’a pas été vraiment concurrencé par l’euro, et le yuan semble loin d’y arriver.
D’ailleurs, le dollar constitue la principale réserve de change au monde. Selon le FMI, il représente 63,5 % des réserves de change mondiales, l’euro 20 %, la livre sterling et le yen japonais environ entre 4 et 5 %, le yuan à peine un peu plus de 2 %. Ceci atteste de la confiance et de l’importance du dollar, mais constitue aussi une menace sur celui-ci. Évidemment, cette dernière reste très hypothétique, mais si les États détenteurs de réserves de dollars décident de s’en débarrasser, celui-ci risquerait de voir son cours fortement attaqué.
Le dollar, outil insoupçonné de la puissance américaine ?
Afin d’asseoir leur puissance, les États-Unis ont imposé ces dernières années des sanctions économiques à l’égard d’États considérés comme voyous tels la Russie, la Syrie, l’Iran, Cuba ou encore le Vénézuéla. Au-delà de la légalité contestable de ces sanctions, elles produisent des effets inconsidérés. À l’automne 2017, le Vénézuéla s’est retrouvé en défaut de paiement car certains de ses créanciers craignant de possibles sanctions de la part de Washington ont refusé les paiements faits par Caracas en dollars. Ainsi, alors qu’il avait les moyens d’honorer ses dettes, le Vénézuéla a connu une crise à cause des sanctions économiques américaines. Dans un autre ordre d’idées, la banque française BNP Paribas a dû verser à l’administration américaine des indemnités de 8,9 milliards de dollars, car elle n’avait pas respecté les sanctions unilatérales à l’égard du Soudan, de Cuba, de l’Iran ou de la Libye. Dernièrement, l’Iran a annoncé sa volonté de ne plus commercer en dollars afin de ne pas mettre ses partenaires sous le coup des sanctions américaines. Si la stratégie est intelligente, elle demeure isolée, car en tant que producteur et exportateur de pétrole, Téhéran peut notamment pratiquer le troc de son or noir.
La dévaluation, arme commerciale ?
Ces derniers mois, le président Trump n’a eu de cesse d’accuser certains de ses partenaires commerciaux – dont l’Union européenne et la Chine – de dévaluer leur monnaie afin de favoriser leurs exportations. En marge de l’accord de libreéchange États-Unis–Corée du Sud (KORUS), une entente parallèle a été conclue au printemps dernier dans laquelle Séoul s’engageait à ne pas dévaluer sa monnaie. Les dévaluations ayant pour but de favoriser les exportations sont dites compétitives et interdites par le FMI. Or, le FMI est largement démuni pour lutter contre de telles pratiques et il paraît bien difficile de distinguer une dévaluation licite d’une interdite (qui tendrait à favoriser intentionnellement les exportations) puisque – par nature – une dépréciation facilite nécessairement le commerce avec les autres États. En ce sens, la rhétorique de l’administration Trump est davantage une posture politique, visant à infuencer des négociations en cours qu’autre chose. Par ailleurs, les États-Unis sont les spécialistes de mesures monétaires compétitives, mais le marché, en raison du rôle stratégique du dollar, surévalue la valeur réelle du dollar.
Demain, les cryptomonnaies ?
Les tendances actuelles du commerce international laissent penser que le dollar a encore de beaux jours devant lui comme monnaie de l’échange mondial. Ces dernières années, de nouvelles monnaies électroniques et a-nationales comme le bitcoin ont fait leur apparition. Mais elles ne constituent pour l’heure qu’une part infime des échanges mondiaux. Si ces monnaies arrivaient à s’imposer dans les années à venir, le dollar pourrait, cette fois, être sérieusement concurrencé. En attendant, il demeure l’incontournable monnaie du commerce international.