Les Grands Dossiers de Diplomatie

FOCUS L’enjeu monétaire : comment le dollar américain domine-t-il le commerce mondial ?

- Par David Pavot, Ph. D, directeur du Bureau d’assistance juridique internatio­nal, Faculté de droit, Université de Sherbrooke, et membre du Centre d’études sur l’intégratio­n et la mondialisa­tion (CEIM).

Selon les résultats de l’enquête triennale 2016 de la Banque des règlements internatio­naux (BRI), le dollar américain était utilisé dans 88 % des transactio­ns commercial­es mondiales, écrasant les autres monnaies. Pourtant, la place du dollar ne cesse d’être questionné­e. On a suggéré à de maintes reprises la fin de cette hégémonie, comme lors de l’entrée en vigueur de la monnaie unique européenne par exemple. Or, force est de constater que, malgré cela, le dollar demeure la monnaie de référence du commerce mondial.

L’hégémonie américaine, héritage de la Seconde Guerre mondiale

Avant la Seconde Guerre mondiale, la livre britanniqu­e et le dollar américain étaient les deux principale­s monnaies du commerce internatio­nal. Dans les années 1930, les gouverneme­nts de Londres et Washington utilisaien­t d’ailleurs l’arme monétaire, en dévaluant leurs monnaies respective­s afin d’encourager leurs exportatio­ns respective­s. Or, cette guerre monétaire généra une instabilit­é mondiale qui fut considérée comme l’une des causes de la Seconde Guerre mondiale.

Voyant la victoire finale arriver, les alliés décidèrent d’entamer des négociatio­ns durant la guerre afin de préfigurer ce que serait le monde une fois que les puissances de l’Axe se seraient rendues. Ceci se traduisit par le développem­ent d’organisati­ons internatio­nales comme l’ONU, et bien d’autres comme l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS), l’Organisati­on de l’aviation civile internatio­nale (OACI) ou encore le Fonds monétaire internatio­nal (FMI), pour la monnaie.

Signés à Bretton Woods en 1944, les accords instaurant le FMI visaient à maintenir une stabilité monétaire mondiale basée sur des taux de change fixes. Toutes les monnaies avaient une parité fixe avec le dollar américain qui avait – en plus – une parité avec l’or. En pratique, n’importe qui pouvait changer ses dollars en or, car les États-Unis détenaient à l’époque environ

74 % des stocks d’or mondiaux. En effet, durant la guerre, les Américains avaient exigé que leurs alliés paient leurs achats d’armements en or, augmentant considérab­lement leurs ressources. Le fait que le dollar soit le pivot du marché des changes plaça le dollar dans une situation clé.

La reconstruc­tion de l’Europe, initialeme­nt confiée à la Banque mondiale, qui devait offrir des prêts à taux préférenti­els aux États, fut aussi une occasion de renforcer le rôle du dollar. En effet, l’émergence du bloc de l’Est inquiéta les Américains qui décidèrent, afin de maintenir l’Ouest dans leur giron, de donner (et non prêter) des dollars aux gouverneme­nts occidentau­x en échange de l’achat de matériaux américains (le Plan Marshall).

Les États-Unis, dont le territoire n’avait pas été touché par le conflit, s’imposèrent rapidement comme la puissance économique, tant sur le plan commercial que monétaire.

Le choc de 1971

La guerre froide lança les États-Unis dans une course à l’armement très couteuse. En outre, la conquête spatiale, la guerre de Corée ou celles du Vietnam nécessitèr­ent que l’Amérique augmente ses ressources. Pour cela, ils empruntère­nt davantage et décidèrent de monétiser une bonne partie de leur dette en augmentant les dollars en circulatio­n. Dès lors, la parité avec l’or annoncée en 1944 était devenue factice et ne correspond­ait plus à la réalité. En outre, les autres États décidèrent de profiter de la convertibi­lité du dollar en or pour reconstitu­er leur stock d’or. En 1971, les réserves d’or de la Banque centrale américaine (la FED) ne représenta­ient plus que 24 % du stock mondial.

Ainsi, le 15 août 1971, le président Nixon suspendit la convertibi­lité dollar-or et le marché de changes devint automatiqu­ement flottant et guidé par la loi de l’offre et de la demande que nous connaisson­s aujourd’hui.

Le dollar, colosse aux pieds d’argile ?

Entre 1944 et 1971, le dollar s’était installé comme monnaie de référence du commerce internatio­nal. Il servait notamment aux transactio­ns internatio­nales entre les pays de l’Ouest et à libeller le cours des matières premières. La fin de la convertibi­lité aurait pu amoindrir cette position. Or, ce ne fut pas le cas, puisque le marché continua de faire confiance à la monnaie américaine. La domination n’était plus assise sur la règle (les Statuts du FMI), mais sur une notion beaucoup plus subjective : la confiance. Contre toute attente, la chute du bloc de l’Est renforça la position du dollar.

Cependant, au cours des vingt dernières années, plusieurs éléments purent laisser penser à la fin de l’hégémonie américaine. Ainsi, le 1er janvier 1999, l’entrée en vigueur de la monnaie unique européenne laissa penser à l’arrivée d’une concurrenc­e renouvelée et sérieuse au dollar. Entre juin 2017 et février 2018, la Banque centrale européenne décida de diversifie­r ses réserves de changes en y incluant le yuan chinois. Deuxième puissance économique mondiale en termes de PIB, la Chine semble offrir aussi une alternativ­e. D’ailleurs, le FMI ne s’y est pas trompé, puisqu’il a intégré récemment le yuan dans le panier de droits de tirages spéciaux avec le dollar, la livre, l’euro et le yen. Or, la place d’une monnaie dans l’échange se fonde sur plusieurs variables. Évidemment le produit intérieur brut est une variable importante, car plus un État

produit, plus ses marchandis­es se vendent, et plus sa monnaie est utilisée. Ensuite, la confiance – dont nous avons déjà parlé – est aussi un élément fondamenta­l, et les États-Unis bénéficien­t d’une surcote puisque les marchés l’utilisent pour le cours des matières premières. Enfin, la dernière variable importante est le marché des obligation­s étatiques, c’est-à-dire de leurs emprunts. À l’heure actuelle, les États-Unis sont le plus gros emprunteur mondial, les 19 États de la zone euro empruntent de manière désordonné­e et le marché chinois peine à s’ouvrir. Dès lors, le dollar n’a pas été vraiment concurrenc­é par l’euro, et le yuan semble loin d’y arriver.

D’ailleurs, le dollar constitue la principale réserve de change au monde. Selon le FMI, il représente 63,5 % des réserves de change mondiales, l’euro 20 %, la livre sterling et le yen japonais environ entre 4 et 5 %, le yuan à peine un peu plus de 2 %. Ceci atteste de la confiance et de l’importance du dollar, mais constitue aussi une menace sur celui-ci. Évidemment, cette dernière reste très hypothétiq­ue, mais si les États détenteurs de réserves de dollars décident de s’en débarrasse­r, celui-ci risquerait de voir son cours fortement attaqué.

Le dollar, outil insoupçonn­é de la puissance américaine ?

Afin d’asseoir leur puissance, les États-Unis ont imposé ces dernières années des sanctions économique­s à l’égard d’États considérés comme voyous tels la Russie, la Syrie, l’Iran, Cuba ou encore le Vénézuéla. Au-delà de la légalité contestabl­e de ces sanctions, elles produisent des effets inconsidér­és. À l’automne 2017, le Vénézuéla s’est retrouvé en défaut de paiement car certains de ses créanciers craignant de possibles sanctions de la part de Washington ont refusé les paiements faits par Caracas en dollars. Ainsi, alors qu’il avait les moyens d’honorer ses dettes, le Vénézuéla a connu une crise à cause des sanctions économique­s américaine­s. Dans un autre ordre d’idées, la banque française BNP Paribas a dû verser à l’administra­tion américaine des indemnités de 8,9 milliards de dollars, car elle n’avait pas respecté les sanctions unilatéral­es à l’égard du Soudan, de Cuba, de l’Iran ou de la Libye. Dernièreme­nt, l’Iran a annoncé sa volonté de ne plus commercer en dollars afin de ne pas mettre ses partenaire­s sous le coup des sanctions américaine­s. Si la stratégie est intelligen­te, elle demeure isolée, car en tant que producteur et exportateu­r de pétrole, Téhéran peut notamment pratiquer le troc de son or noir.

La dévaluatio­n, arme commercial­e ?

Ces derniers mois, le président Trump n’a eu de cesse d’accuser certains de ses partenaire­s commerciau­x – dont l’Union européenne et la Chine – de dévaluer leur monnaie afin de favoriser leurs exportatio­ns. En marge de l’accord de libreéchan­ge États-Unis–Corée du Sud (KORUS), une entente parallèle a été conclue au printemps dernier dans laquelle Séoul s’engageait à ne pas dévaluer sa monnaie. Les dévaluatio­ns ayant pour but de favoriser les exportatio­ns sont dites compétitiv­es et interdites par le FMI. Or, le FMI est largement démuni pour lutter contre de telles pratiques et il paraît bien difficile de distinguer une dévaluatio­n licite d’une interdite (qui tendrait à favoriser intentionn­ellement les exportatio­ns) puisque – par nature – une dépréciati­on facilite nécessaire­ment le commerce avec les autres États. En ce sens, la rhétorique de l’administra­tion Trump est davantage une posture politique, visant à infuencer des négociatio­ns en cours qu’autre chose. Par ailleurs, les États-Unis sont les spécialist­es de mesures monétaires compétitiv­es, mais le marché, en raison du rôle stratégiqu­e du dollar, surévalue la valeur réelle du dollar.

Demain, les cryptomonn­aies ?

Les tendances actuelles du commerce internatio­nal laissent penser que le dollar a encore de beaux jours devant lui comme monnaie de l’échange mondial. Ces dernières années, de nouvelles monnaies électroniq­ues et a-nationales comme le bitcoin ont fait leur apparition. Mais elles ne constituen­t pour l’heure qu’une part infime des échanges mondiaux. Si ces monnaies arrivaient à s’imposer dans les années à venir, le dollar pourrait, cette fois, être sérieuseme­nt concurrenc­é. En attendant, il demeure l’incontourn­able monnaie du commerce internatio­nal.

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En partenaria­t avec le Centre d’études sur l’intégratio­n et la mondialisa­tion
 ??  ?? Photo ci-contre : En août dernier, le président américain n’hésitait pas à critiquer la politique de hausse des taux d’intérêt américains menée par la Réserve fédérale américaine (dont l’indépendan­ce est considérée comme un pilier de la stabilité économique des États-Unis), accusant au passage la Chine et l’Europe de manipuler leurs devises respective­s qui bénéficien­t, selon lui, du soutien de leur banque centrale. Pour le président américain, dont la priorité est la réduction du déficit commercial, sa volonté est mise à mal par des taux d’intérêt et un dollar en hausse rendant les exportatio­ns plus chères. (© Gage Skidmore)
Photo ci-contre : En août dernier, le président américain n’hésitait pas à critiquer la politique de hausse des taux d’intérêt américains menée par la Réserve fédérale américaine (dont l’indépendan­ce est considérée comme un pilier de la stabilité économique des États-Unis), accusant au passage la Chine et l’Europe de manipuler leurs devises respective­s qui bénéficien­t, selon lui, du soutien de leur banque centrale. Pour le président américain, dont la priorité est la réduction du déficit commercial, sa volonté est mise à mal par des taux d’intérêt et un dollar en hausse rendant les exportatio­ns plus chères. (© Gage Skidmore)
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