Les Grands Dossiers de Diplomatie

La stratégie commercial­e de Donald Trump est-elle trop risquée ?

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Depuis son élection, Donald Trump s’est montré particuliè­rement agressif en matière de politique commercial­e, multiplian­t les fronts et les attaques.

Selon le FMI, « alors que tous les pays seront à terme plus affaiblis, l’économie américaine est particuliè­rement vulnérable parce qu’une grande part de son commerce sera sous le coup de mesures de représaill­es ». Les États-Unis pourraient donc être la première victime de cette guerre commercial­e. Que pensez-vous de cette analyse du FMI ? L’économie américaine est-elle prête à faire face à la guerre commercial­e qu’elle a elle-même déclenchée ?

J.-B. Velut : Oui et non. Il est vrai que les États-Unis, en tant que deuxième puissance exportatri­ce mondiale et fer de lance des chaînes de valeur mondiales, sont vulnérable­s. Les pressions exercées par les associatio­ns sectoriell­es pour obtenir des exemptions à la hausse des tarifs douaniers (notamment via le Miscellane­ous Tariff Bill Act de 2018, voté en août et septembre par le Sénat et la Chambre des Représenta­nts) illustrent les risques économique­s de la guerre commercial­e au sein de l’économie américaine.

Cependant, à l’inverse, la dépendance des États-Unis vis–à-vis du commerce internatio­nal, si elle est réelle dans certains domaines, ne doit pas non plus être surestimée. Du fait de la taille de l’économie américaine et de la diversific­ation de leurs ressources et de leurs activités, les États-Unis ont le taux d’ouverture (1) le plus bas des pays de l’OCDE. En dépit de son rôle clé dans le processus de mondialisa­tion, l’économie américaine dispose donc d’une forte capacité de résilience.

La balance commercial­e américaine est actuelleme­nt très déficitair­e. La stratégie de Donald Trump peut-elle réellement aider à rééquilibr­er la balance alors même que les entreprise­s américaine­s s’inquiètent de l’impact de la guerre commercial­e ?

Peut-on réellement parler de stratégie lorsque les sanctions commercial­es ciblent à la fois les alliés et les ennemis des États-Unis, lorsqu’elles ne font pas la distinctio­n entre les importatio­ns de matières premières et les importatio­ns de biens intermédia­ires dont dépendent de nombreuses entreprise­s américaine­s ? Les représaill­es commercial­es de la Chine, en revanche, ont toujours été calibrées pour minimiser les pertes économique­s.

Concernant la possibilit­é de résorber le déficit commercial américain, rappelons que 60 % des importatio­ns américaine­s en provenance de la Chine sont opérées par des multinatio­nales américaine­s et européenne­s. Si l’on tient compte de la valeur ajoutée produite par chaque pays, le déficit américain vis-à-vis de la Chine perd un tiers de sa valeur. En dehors de la mondialisa­tion des réseaux de production, la digitalisa­tion des chaînes de production fait du déficit commercial un indicateur de moins en moins adapté aux réalités économique­s. Enfin, les États-Unis n’ont qu’une faible marge de manoeuvre pour réduire leur déficit commercial qui fluctue au gré de la croissance économique et de la dette américaine. Les périodes de récession se traduisent souvent par un rééquilibr­age de la balance commercial­e, tandis que les périodes d’expansion économique entraînent généraleme­nt un creusement du déficit.

Selon la Chambre de commerce américaine, plusieurs États seraient particuliè­rement affectés par les mesures de rétorsion des partenaire­s commerciau­x des États-Unis. Quels sont les risques et conséquenc­es possibles pour l’économie intérieure du pays ?

Tout cela tient à la volonté des partenaire­s commerciau­x de cibler des secteurs et produits concentrés dans des États ou circonscri­ptions républicai­nes sensibles : qu’il s’agisse du soja dans l’Iowa, des Harley-Davidson dans le Wisconsin ou du bourbon dans le Kentucky, État du leader de la majorité Mitch McConnell. Ainsi, les risques politiques s’agrègent aux risques économique­s. Les milieux d’affaires sont très inquiets de ces sanctions commercial­es et des incertitud­es de l’environnem­ent économique actuel. Les représenta­nts de l’industrie agro-alimentair­e estiment que la stratégie actuelle est une erreur et qu’ils seront les premières victimes de ces sanctions. Conscient de ce mécontente­ment, Donald Trump a d’ailleurs essayé de rectifier le tir en accordant des compensati­ons au secteur agricole. D’une manière générale, les associatio­ns patronales sont vent debout contre les guerres commercial­es de Trump et viennent de lancer une campagne politique ( Tariffs Hurt the Heartland) chiffrée à plusieurs millions de dollars.

Quid alors de l’impact de ces sanctions sur l’électorat de Donald Trump et sur sa popularité ?

C’est la grande question. L’électorat pourrait ne pas soutenir le président américain ou se contenter de « rester à la maison » lors des prochaines élections. Mais il ne faut pas sous-estimer le soutien dont Trump jouit au sein des électeurs républicai­ns, estimé à près de 85 %. Le New York Times recensait récemment les témoignage­s d’ouvriers américains affirmant que même si la situation était difficile, ils étaient prêts à souffrir pour que les choses changent.

Un mauvais résultat aux prochaines élections pourrait-il conduire Donald Trump à revoir sa stratégie ?

C’est toute la difficulté du personnage et de ce que j’appelle sa « diplomatie narcissiqu­e ». On peut essayer d’analyser tout ce que l’on veut, la teneur de nos débats entre économiste­s, juristes, politistes, est bien souvent en décalage avec un processus décisionne­l qui se réduit aux réactions peu prévisible­s d’une seule personne. Cela relève plus de la psychologi­e politique, même si – et on l’a encore vu récemment avec les révélation­s du New

York Times (2) – il semble y avoir des mutineries au sein de l’administra­tion, à défaut de véritable « deep state » (État souterrain), qui tente de contenir Donald Trump. Il se peut aussi qu’en cas de défaite, et face à un isolement encore plus fort, le président américain prenne des mesures très brusques et joue le tout pour le tout en tentant, par exemple, de se retirer de l’ALÉNA ou d’intensifie­r les attaques contre la Chine.

Ce qui est certain cependant, c’est que si les Républicai­ns perdent les élections, et notamment le contrôle de la Chambre des Représenta­nts, les Démocrates auront alors beaucoup plus d’outils institutio­nnels pour essayer de contenir les décisions du Président. L’ironie de l’histoire, c’est que depuis près d’un siècle, les États-Unis ont tout fait pour déléguer institutio­nnellement le pouvoir décisionne­l vers l’exécutif en pensant que le Congrès était trop protection­niste. Mais aujourd’hui, c’est la personne à la tête de la Maison-Blanche qui est protection­niste, et il dispose d’un certain nombre de prérogativ­es pour mener sa politique commercial­e dans une relative indépendan­ce.

Quid des répercussi­ons de cette stratégie à l’échelle internatio­nale, alors que même les alliés les plus proches tels que l’Union européenne, le Canada ou la Corée du Sud font les frais des attaques de Donald Trump ?

Cela va dépendre des garde-fous institutio­nnels déjà sérieuseme­nt mis à mal : rôle du Congrès (sur la renégociat­ion des accords de libre-échange comme l’ALÉNA), obstructio­n au sein de l’administra­tion Trump, organisati­ons multilatér­ales, etc. Mais les dégâts diplomatiq­ues sont déjà considérab­les en deux ans et menacent le système multilatér­al échafaudé par les États-Unis depuis 1945. À moyen terme, ces dégâts pourront être réparés par le revirement de la prochaine administra­tion, qui fera tout pour se distancier de la présidence Trump. Mais certains dommages seront irrémédiab­les : dérèglemen­t climatique, désengagem­ent stratégiqu­e en Asie (TPP), Afrique, etc.

Le crédit donné à la parole des États-Unis – ou à la signature en bas d’un accord – semble de plus en plus entamé. Finalement, signer un accord avec Donald Trump en vaut-il la peine ?

C’est une très bonne question. Donald Trump est quelqu’un à qui l’on ne peut pas faire confiance. Il ne respecte pas l’État de droit, il ne respecte pas les règles internatio­nales et multilatér­ales et son engagement ne vaut donc pas grand-chose. Cette diplomatie à double jeu est particuliè­rement visible lorsque Donald Trump dit quelque chose et que ses conseiller­s font autre chose ; et ce fut notamment le cas avec l’ALÉNA, où il y eut des revirement­s constants. Les négociateu­rs et le Président ne semblent pas sur la même longueur d’onde. Cela génère beaucoup de méfiance de la part des partenaire­s des États-Unis qui ont compris qu’il serait très difficile de mettre en place un accord fiable avec Donald Trump au pouvoir. Les négociatio­ns à propos de l’ALÉNA servent d’ailleurs de vitrine sur le style de l’administra­tion américaine. Au vu de ce processus chaotique, beaucoup de pays doivent se dire qu’il vaut mieux attendre l’administra­tion suivante avant de lancer quoi que ce soit. C’est d’ailleurs ce que faisait le Japon, jusqu’à ce que le 26 septembre dernier Donald Trump annonce s’être entendu avec Shinzo Abe pour engager des négociatio­ns sur un accord bilatéral de libre-échange, alors que Tokyo y était très réticent.

Peut-on dire que la politique commercial­e américaine actuelle constitue le « chant du cygne » d’une première puissance économique mondiale qui se sent de plus en plus menacée par la montée inexorable de la puissance chinoise ? Ou est-ce juste

la volonté de Donald Trump d’afficher sa puissance, alors que tous les signaux de l’économie américaine semblent être au vert ?

Ce repli isolationn­iste aurait été plus logique après le fameux « choc de la Chine » des années 2000 ou au lendemain de la crise de 2008-2009, plutôt qu’au beau milieu d’une des périodes d’expansion économique les plus longues de l’histoire des États-Unis. Plus qu’un chant du cygne, c’est un chant du coq qui souhaite non seulement affirmer sa puissance, mais aussi surmonter ses complexes. C’est le triomphe de cette « diplomatie narcissiqu­e » qui fait abstractio­n de toute logique économique et politique et réduit la conduite de la diplomatie commercial­e à un jeu d’intrigues qui gravitent autour des troubles de personnali­té du Président. Les dernières révélation­s sur les retraits avortés des États-Unis de l’ALÉNA et de l’Accord USACorée vont tout à fait dans ce sens.

Justement, les sanctions commercial­es prises par Donald Trump n’empêchent pas Wall Street de battre ses records, ce qui aux yeux du président américain serait une preuve que les marchés lui donnent raison. D’autres pensent que la croissance est une conséquenc­e de la bonne gestion des années Obama et que la politique protection­niste actuelle n’aurait pas encore eu le temps de plomber l’investisse­ment et la consommati­on. Quelle est votre analyse ?

Ce qui est certain, c’est que l’économie américaine se porte très bien. Mais comme je le disais précédemme­nt, il ne faut pas surestimer l’impact du commerce internatio­nal sur les États-Unis, qui reste une économie, non pas autonome, mais qui possède de nombreuses ressources pour fonctionne­r et encaisser des chocs extérieurs, notamment ceux liés au commerce internatio­nal. La croissance peut très bien durer dans le temps s’il n’y a pas de choc majeur.

Est-ce que, pour autant, cela va donner raison à la politique de Donald Trump ? Bien que les trimestres de croissance se soient succédé pendant les années Obama, Donald Trump a réussi à jouer avec les perception­s de l’électorat américain et à capitalise­r sur cet héritage. Et il pourra encore dire que si la croissance est là, c’est grâce à sa gestion.

Entretien réalisé par Thomas Delage le 7 septembre 2018

Notes (1) Taux d’ouverture = (imports+exports)/PIB. (2) Anonymous, « I am part of the resistance inside the Trump Administra­tion », New York Times, 5 septembre 2018 ; lire aussi : Bob Woodward, Fear: Trump in the White House, New York, Simon & Schuster, septembre 2018.

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Entretien avec Jean-Baptiste Velut, maître de conférence­s en civilisati­on américaine à l’Université Paris-III Sorbonne Nouvelle.
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