Les Grands Dossiers de Diplomatie
LE MEXIQUE AUX MAINS DES NARCOTRAFIQUANTS ?
Entretien avec Félix Pavia, diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence en relations internationales et auteur de Mexique : la guerre perdue contre le narcotrafic (L’Harmattan, juillet 2018).
L’année 2017 a été la plus violente de l’histoire récente du Mexique avec près de 25 000 homicides volontaires. Au premier semestre 2018, le pays enregistrait même déjà un « record historique » de près de 16 000 homicides volontaires, dont plus de 11 000 liés au narcotrafic. Comment expliquer une telle violence dans le pays ? F. Pavia : En effet, le Mexique s’enfonce toujours plus dans l’ultra-violence depuis plus de dix ans maintenant. Le pays s’affiche désormais sans conteste parmi les plus violents au monde, affichant des taux d’homicides qui se rapprochent de ceux du Honduras ou du Salvador. Au quotidien, ces chiffres spectaculaires traduisent dans certains territoires (comme dans l’État de Guerrero ou dans la ville de Ciudad Juárez) une situation de chaos, voire de terreur, dans laquelle l’État et les autorités ne sont pas en mesure d’assurer la sécurité de la population et où la violence des groupes criminels et des milices prédomine.
Si les trafics sont multiples dans le pays, c’est en effet majoritairement autour du narcotrafic que cette violence se développe. Cette dernière se traduit par des homicides, mais elle prend aussi la forme du racket, du trafic d’êtres humains ou encore d’autres nombreuses activités criminelles. Comme je le décris dans mon livre (1), tout a basculé au Mexique dans les années 1990 sous le mandat du président Carlos Salinas de Gortari. Les privatisations et l’entrée du Mexique dans l’ALÉNA en 1994 se sont accompagnées de la pénétration du narcodollar dans l’économie nationale. D’autre part, la nouvelle élite a précipité la chute des anciens mécanismes de médiation qui avaient prédominé tout au long du XXe siècle au Mexique entre le pouvoir politique et les trafiquants.
D’une situation de parti unique – le PRI, Partido de la revolución institucional – et de « cartel » unique – situé dans le Sinaloa –, le pluralisme politique et la pluralité des cartels se sont développés au Mexique de façon concomitante. En 2007, l’élection de Felipe Calderón a constitué le second point de bascule. En déclenchant la « guerre contre le narcotrafic », la stratégie du gouvernement mexicain a alors eu pour conséquence de militariser les cartels et a ainsi jeté la pierre d’une nouvelle escalade de la violence. Depuis lors, les rivalités et les luttes entre les cartels ont conduit à une intensification de la violence qui est désormais croissante et s’étend à des régions jusqu’à présent épargnées. La corruption qui sévit à tous les niveaux de la politique mexicaine, la militarisation des cartels et la compétition que ceux-ci se livrent permettent donc de comprendre comment la violence a pu autant se développer sur le territoire mexicain. Si la violence est indéniable, peut-on pour autant dire que le Mexique est en « état de guerre » ? Si l’on considère le bilan de la guerre déclenchée par le président Calderón, il y a eu entre 2007 et 2012 plus de 100 000 morts et disparus, sans compter le nombre de personnes déplacées qui est supérieur à 1,5 million d’individus. Il est intéressant de mettre en perspective ces chiffres avec ceux de pays qui sont unanimement reconnus comme étant en état de guerre, comme par exemple l’Afghanistan ou la Syrie. Le cas du Mexique nous montre comment l’ancienne définition de la guerre que nous avions – c’est-à-dire principalement entre deux États – n’opère plus aujourd’hui pour définir le cadre de la violence telle qu’elle s’exprime à grande échelle et à haute intensité. Cette difficulté de définition n’est pas sans conséquences, en particulier en termes de relations et d’action internationales. Par exemple, les crimes qui sont commis au Mexique n’entrent pas à l’heure actuelle dans le cadre légal de la Cour pénale internationale, qui ne considère pas ce pays comme un pays en guerre, ni contre un état tiers, ni en guerre civile. Pourtant, si l’on considère que le bilan du conflit qui a commencé contre le narcotrafic en 2007 s’étend au-delà de l’année 2012, et que l’on prend dès lors en compte le bilan d’E. Peña Nieto qui fut élu cette
année-là, on en arrive à un chiffre de plus de 200 000 morts et disparus. Le cas du Mexique illustre donc de manière criante la nécessité de repenser le cadre et la définition des conflits à l’heure où il y a dans le monde davantage de populations déplacées et réfugiées que pendant la Seconde Guerre mondiale.
Quel est le bilan et quelle fut la stratégie de l’actuel président Peña Nieto dans cette lutte contre la drogue ?
E. Peña Nieto a mis fin à la stratégie de F. Calderón qui consistait à engager l’armée contre les cartels. Toutefois, ce désengagement n’a pas conduit à une réduction de la violence au Mexique. Au contraire, celle-ci a augmenté. Force est donc de constater qu’E. Peña Nieto n’est pas parvenu à réduire de manière efficace l’influence des cartels au Mexique, ni à entraver le haut degré de corruption qui existe dans le pays. Par ailleurs, il faut comprendre que les cartels, les partis politiques et les grandes sociétés privées ont noué au Mexique des liens qui ne sont pas toujours conflictuels. Comme nous l’avons dit, le pluralisme politique y est né en même temps que la pluralité des cartels et le libre-échange. Il en ressort que des cartels et des partis ont pu forger des alliances à la lumière desquelles on pourrait analyser les alternances qui ont lieu à la tête du gouvernement mexicain. La possibilité d’une rupture réelle dans la politique mexicaine à l’égard du narcotrafic pourrait donc sembler éloignée. C’est une des raisons qui permet d’expliquer que le discours politique autoritaire anticorruption et anticriminalité trouve un écho accru auprès des électeurs mexicains, mais aussi dans d’autres pays d’Amérique latine comme au Brésil.
Le nouveau président mexicain, Andrés Manuel López Obrador (AMLO), doit prendre ses fonctions le 1er décembre 2018. Comment se positionne-t-il sur la question de la lutte contre le narcotrafic ? Quelle est sa stratégie alors que les Mexicains sont de plus en plus désespérés face à la violence qui augmente et dans un pays où l’armée est déjà omniprésente dans l’espace public ?
AMLO se présente comme un candidat antisystème et anticorruption. Son discours a séduit les électeurs mexicains qui appellent de leurs voeux une moralisation de la vie publique et une recomposition du système politique. On observe que ce discours politique connaît actuellement de francs succès électoraux dans de nombreux pays en Europe, aux États-Unis ou encore en Amérique latine. Le Mexique ne fait pas exception, sinon que AMLO est héritier de la gauche mexicaine. AMLO a promis la tolérance zéro à l’égard des criminels et veut impulser un programme social d’envergure. Il a annoncé qu’il mettrait en oeuvre une coopération pragmatique avec les États-Unis autour de la question de la lutte contre les narcotrafiquants. Toutefois, bien qu’il ait déclaré vouloir « chasser la mafia du pouvoir », il n’a pas eu de propositions fortes concernant sa stratégie de lutte contre les narcos. Globalement, AMLO appelle avant tout à la paix sociale. Il a par exemple proposé de blanchir les petites mains narcos. Cette amnistie partielle fait penser à ce qui avait été fait en Colombie en 2005 après la guerre contre la drogue dans le cadre de la loi « Justice et paix ». Bien que le pays ait été globalement pacifié, l’amnistie des anciens paramilitaires au service du narcotrafic avait obtenu des résultats controversés, notamment car nombre d’entre eux étaient par la suite retournés à la violence. AMLO a ainsi beaucoup dénoncé la stratégie d’affrontement militaire avec les cartels qui avait été conduite précédemment sous F. Calderón. Dans son discours, on peut lire une référence à la situation que connaissait le Mexique avant les années 1990. En effet, le pays ne souffrait pas de la violence actuelle et le narcotrafic restait sous contrôle. Toutefois, la situation du Mexique s’est considérablement dégradée depuis et on peut craindre que l’absence de réelle stratégie ne permette pas au Mexique de rompre avec la spirale de corruption et de violence que connaît le pays. De plus, certains analystes pointent du doigt le risque de dérive autoritaire dans l’usage du pouvoir, mais il est encore trop tôt pour en juger, puisque AMLO ne prendra ses fonctions qu’en décembre 2018.
En cas de dérive autoritaire, la lutte contre les cartels serait-elle « plus efficace » ?
C’est difficile à dire. Si on prend par exemple le cas du Vénézuéla, qui est un régime autoritaire, la lutte contre les cartels n’y est pas plus efficace. Au contraire, le Vénézuéla joue un rôle clef dans le narcotrafic. Les armes achetées par le régime militaire se retrouvent en nombre sur le marché noir. Les ports vénézuéliens constituent des lieux clefs du transit de la cocaïne vers l’Europe. Pire, il existe des soupçons extrêmement graves de collusion entre le pouvoir vénézuélien et le narcotrafic, notamment autour du vice-président Tareck El Aissami, qui a été placé par les États-Unis sur leur liste noire des personnes soupçonnées de trafic de drogue et de blanchiment de capitaux. On peut rappeler pour exemple
que deux neveux de N. Maduro ont été arrêtés à Haïti en 2015 en possession de 800 kilos de cocaïne. De nombreuses analyses décrivent le Vénézuéla comme un narco-État ou une narco-dictature. La dérive autoritaire ne garantit donc pas nécessairement une lutte efficace contre le narcotrafic. D’une manière générale, bien qu’elles soient souvent nourries d’un discours anticorruption, les dérives autoritaires du pouvoir se traduisent en réalité souvent par des nouveaux régimes qui eux-mêmes sont aussi corrompus. La dernière campagne électorale mexicaine a été marquée par une violence sans précédent avec des dizaines de représentants politiques qui ont été tués. Si les autorités mexicaines se targuent régulièrement de « belles prises » contre des leaders importants, les cartels continuent d’étendre leur emprise ou sont en partie remplacés par des réseaux criminels plus petits et spécialisés. Comment reprendre le contrôle d’un pays rongé par la corruption, où certaines parties du territoire sont sous le contrôle total de cartels souvent mieux équipés que les forces gouvernementales et qui usent de la brutalité en suivant une stratégie de terreur ? Il est certain qu’en matière de lutte contre le narcotrafic, couper une tête de l’hydre ou un tentacule de la pieuvre n’a jamais permis de tuer la bête. Ainsi, les prises symboliques et médiatiques n’enrayent pas le narcotrafic. Il arrive même au contraire que les rivalités qui découlent des décapitations génèrent de la violence. Il en est de même pour l’arrestation d’El Chapo (2), qui a été extradé aux États-Unis. Son arrestation ne saurait constituer une victoire décisive sur le narcotrafic mexicain. En effet, des petits entrepreneurs criminels tentent de s’engouffrer dans le marché juteux du trafic de drogue dès lors qu’ils pensent pouvoir s’y faire une place. La reprise de contrôle par les forces gouvernementales est une vraie question. La méthode forte et armée n’a pas fonctionné. Cette stratégie s’est notamment heurtée à la trop grande corruption des autorités locales puisqu’on a même constaté dans de nombreux cas que la police fédérale et la police municipale n’oeuvraient pas dans le même camp. Il y a aussi le problème des défections de militaires qui changent de camp. Pire, cette stratégie a conduit à une militarisation des cartels qui se sont dotés d’armes d’assaut, de matériel militaire et de soldats d’élite afin d’affronter l’armée mexicaine. Cela a été lourd de conséquences pour le pays. Pour reprendre le contrôle, je ne vois pas de solution miracle. La lutte contre la corruption locale semble être incontournable. Mais l’emprise des narcos est telle qu’en effet ceux-ci exercent une terreur sur les élus locaux. Pour reprendre les territoires perdus par l’État mexicain, il faudrait peut-être une stratégie d’ensemble qui s’attaque à la corruption à tous les niveaux et cherche à priver par tous les moyens les groupes narcotrafiquants de leur accès aux armes, ainsi qu’à toute autre ressource matérielle, logistique ou financière. Pour cela, il faudrait notamment un contrôle accru des échanges commerciaux et financiers. En septembre dernier, Donald Trump se félicitait de l’adhésion de 129 pays à « L’Appel mondial à une action concertée contre la drogue » lancé par son gouvernement conjointement avec les Nations Unies qui déplorent de leur côté « une situation alarmante », avec une « production mondiale d’opium et une fabrication de cocaïne qui n’ont jamais été aussi élevées ». Alors que la DEA américaine estime qu’aucun autre groupe criminel n’est en mesure de défier les cartels mexicains, comment expliquer la puissance de ces derniers et quid de la réalité de leur influence sur le trafic mondial de la drogue, et l’insécurité qui en découle ? La dimension internationale est incontournable pour appréhender le phénomène du trafic international de stupéfiants. C’est la part malheureuse de la mondialisation. Il faut comprendre que les narcotrafiquants n’auraient pas pu devenir aussi riches et puissants au Mexique sans la collaboration d’acteurs politiques et économiques nationaux mais aussi internationaux. Les trafiquants ont besoin de matériel, d’infrastructures, de réseaux, et d’organisations financières qui sont nécessaires pour effectuer leurs trafics ainsi que pour blanchir le profit issu de ceux-ci. Or, ils trouvent à l’étranger une part importante de ces ressources indispensables. On peut penser aux précurseurs chimiques qui servent à la fabrication des drogues et dont le commerce est contrôlé de façon inefficace. Mais on peut aussi évoquer le blanchiment de capitaux, comme en témoigne l’affaire de la banque HSBC, qui a reconnu en 2012 avoir blanchi de façon massive des capitaux issus du narcotrafic mexicain. L’appel contre les
drogues ne saurait donc masquer que l’action en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants est largement insuffisante à l’échelle internationale et souffre d’un manque de coopération. Les narcotrafiquants profitent de l’ouverture des frontières, du développement du libre-échange, des possibilités ouvertes par le progrès technique mais aussi du manque de régulation des firmes transnationales.
Il est vrai que les organisations criminelles mexicaines ont ainsi pu croître dans des proportions considérables, mais c’est le phénomène dans son ensemble qui fait peser une menace pour la stabilité politique et la sécurité de territoires chaque jour plus nombreux.Aux États-Unis, le nombre de morts par overdoses consécutives à la consommation d’opiacés est en augmentation quasi-exponentielle et pose un grave problème de santé publique (3). De même, on observe une recrudescence de la criminalité et de la délinquance dans certaines métropoles nord-américaines comme à Chicago, où les autorités étaient parvenues à faire baisser la violence. Les gangs sont à l’origine de ce regain d’insécurité. Ils constituent des relais locaux des réseaux internationaux de trafics de drogues. Les cartels mexicains sont parvenus à contrôler l’essentiel du transit de stupéfiants vers les États-Unis et à y maîtriser les réseaux de distribution. Cela passe notamment par un contrôle territorial s’effectuant notamment grâce aux gangs qui s’étendent jusqu’en Amérique centrale. Les narcotrafiquants mexicains se sont aussi renforcés par la production et l’exportation d’opiacés. Il est vrai que les cartels mexicains ont atteint une position dominante à l’échelle internationale et se sont imposés comme coordonnateurs incontournables du narcotrafic. Alors qu’ils tiraient autrefois avantage de leur situation géographique de transit entre les régions andines qui produisent la cocaïne et les ÉtatsUnis qui la consomment, ils ont désormais un rôle qui s’étend au-delà de l’Amérique du Nord. Par exemple, ils jouent un rôle stratégique dans le trafic de cocaïne vers l’Europe, alors que celui-ci ne transite pourtant pas par le Mexique. Cela se traduit par le contrôle des ports vénézuéliens ou encore la collaboration avec les transporteurs africains et les acheteurs européens. Toutefois, ils ne sont pas les seuls acteurs du trafic international de stupéfiants. En Europe par exemple, les organisations locales sont les acteurs incontournables de l’importation et de la distribution de stupéfiants. En outre, il faut aussi relativiser le poids de ces cartels qui demeurent clandestins en comparaison aux moyens des États-Unis qui constituent la première puissance du monde. Les signaux envoyés par la DEA sont certes alarmants, mais ils visent surtout à nous rappeler la nécessité de renforcer les moyens alloués par les administrations aux services publics de contrôle qui luttent contre le narcotrafic.
Quelles sont les perspectives de la « guerre contre la drogue » à court ou moyen terme ?
On peut espérer que le mandat à venir d’A.M.L. Obrador conduise à une fin heureuse de la guerre contre la drogue au Mexique et ramène le pays à la paix sociale. On pourrait comparer le Mexique à la Colombie où le gouvernement est parvenu à reprendre le contrôle après la guerre contre la drogue menée dans les années 1980 et 1990. Toutefois, on observe aujourd’hui encore que la situation n’est pas complètement satisfaisante, puisque la Colombie demeure un producteur important de cocaïne, la violence continue à y être extrêmement élevée et le gouvernement peine à reprendre le contrôle des territoires occupés par les FARC. Un autre scénario voudrait que les maux de l’atomisation du pouvoir politique et du développement d’une criminalité hors de contrôle au Mexique empêchent le retour à la paix sociale et à la reprise de contrôle par le pouvoir politique sans un développement autoritaire de ce dernier. On pourrait alors assister au développement d’une dictature, comme au Vénézuéla, ou bien à l’instauration d’un chaos dans des proportions encore inédites dans cette région-là du monde. Le Mexique serait alors le premier pays latino-américain de taille, condamné à subir la loi des milices et des groupes criminels, un « failed state » en somme, comme il en existe en Afrique. Cela serait alors inquiétant, car d’autres pays américains pourraient suivre. À cet égard, le Honduras ou le Salvador ont des trajectoires comparables à celle du Mexique. Mais il s’agit là encore de fiction, mes recherches ne me donnent pas la légitimité d’énoncer des prophéties. Toutefois, le cas du Mexique peut simplement attirer notre attention sur les menaces graves qui découlent d’une mondialisation incontrôlée dès lors que celle-ci peut constituer un terreau favorable au développement des trafics et à l’effondrement des États.