Les Grands Dossiers de Diplomatie
Demain, l’inéluctable arsenalisation de l’espace ?
Tandis que dans un passé encore récent, la perspective d’une arsenalisation du milieu spatial semblait appartenir à un horizon lointain, les évolutions politiques, techniques et institutionnelles récentes laissent à penser que celle-ci pourrait être imminente.
Ces dix dernières années, le secteur spatial a été au coeur de mutations d’une ampleur sans précédent. Les inquiétudes suscitées par un certain nombre de décisions, d’indécisions et de manoeuvres ont désormais cédé la place à une certitude : la dynamique qui guidera l’emploi de l’espace exo-atmosphérique relèvera bien plus de logiques militaires que d’une volonté d’exploitation pacifique et commerciale (même si cette dernière semble pourtant dominante). L’avènement du New Space qui résulte de l’irruption de l’entreprenariat privé comme fournisseur de solutions pour les besoins des États, loin de modifier les dynamiques politiques à l’oeuvre, atteste plutôt d’une répartition nouvelles des équilibres entre le privé et le public donneur d’ordre.
Ce constat ne fait que rappeler à qui l’aurait négligé que l’espace fut, demeure et se confirmera avant tout comme l’expression d’une volonté de puissance et de domination technique des États à l’échelle du système international.
Chine : l’acteur émergent qui s’affirme
La distribution géopolitique des acteurs étatiques investis dans le spatial a connu des transformations importantes au cours des vingt dernières années. L’avènement de la Chine en tant que géant du secteur constitue l’évolution la plus notable de cette période, ainsi que l’a encore démontré la présentation du nouveau module spatial chinois Tiangong alors que se profile la fin de vie de la station spatiale internationale (ISS). Si la Chine se situait encore largement dans une dynamique de « rattrapage » par rapport aux puissances historiques du spatial, cette situation tend progressivement à évoluer. Les années 2000 avaient confirmé les premières réalisations. Les lancements réussis des fusées Longue Marche 2 et 3, le développement des satellites DFH-4, l’envoi d’hommes dans l’espace et d’un robot explorateur sur la surface de la lune figuraient parmi les réalisations les plus marquantes consacrant la Chine comme nouvelle puissance spatiale. Aujourd’hui, la Chine propose des services
à haute valorisation, ce qui la place désormais en concurrence directe avec les acteurs historiques du secteur. On évoquera ainsi la construction d’une gamme complète de lanceurs, la fabrication de satellites à haute valeur technologique et l’offre de services d’opérateurs satellites qui leur sont adjoints. L’offre chinoise se situe encore dans le domaine de la navigation par satellites avec une constellation Beidou dont la mise en service opérationnel intégrale est prévue pour 2020. Il importe de souligner que le Beidou chinois mettra en service des satellites de troisième génération. Une dizaine de Beidou-3 devraient être lancés au total en 2018. Une évolution qui contraste avec les retards accumulés par le programme Galileo européen, même si le rythme de ses satellisations semble s’être dernièrement accéléré. Plus généralement, et en guise d’illustration de la maturation grandissante de ses technologies, la Chine a procédé à pas moins de 23 lancements réussis de satellites durant les huit premiers mois de 2018.
Pourtant, le modèle chinois de gestion du secteur spatial reste inchangé et des interrogations persistent. Tout d’abord, le secteur spatial chinois demeure entièrement sous la direction de l’État au travers de son ministère de l’Industrie, de l’Agence de l’État pour les entreprises publiques et de l’Armée populaire de libération (APL). Ensuite, et bien que la raison d’être fondamentale de la politique spatiale chinoise s’inscrive dans une démarche de développement technique souveraine et d’émancipation nationale sur les plans sociaux et économiques, on ne peut dénier l’existence d’une vocation stratégique appelée à prendre de l’ampleur. L’aveuglement d’un satellite américain suivi par les tests d’armes antisatellites (ASAT) de janvier 2007 et de janvier 2010 en attestent, et ce même si de manière concomitante Pékin milite sur la scène internationale, notamment dans le cadre onusien avec le processus PAROS ( Prevention of an Arms Race in Outer Space), pour l’établissement d’un traité bannissant toute forme d’ arsenalisation de l’espace extra-atmosphérique.
L’initiative privée au service des États
La transformation du paysage industriel spatial s’est également traduite par les percées de l’entreprenariat privé au secours des États. Nous touchons ici à la nature des acteurs industriels. Les sociétés SpaceX (dirigée par Elon Musk) et Blue Origin (dirigée par Jeff Bezos, patron d’Amazon), ont engagé une véritable révolution dans le marché des lanceurs, notamment SpaceX, fondée en 2002, qui s’est engagée dans le développement de lanceurs réutilisables, ce qui devrait permettre des économies d’échelle substantielles par lancement. Dernier exploit en date de cette société : le lancement du Falcon Heavy dont les deux boosters du premier étage de la fusée (qui avaient déjà volé) ont pu être récupérés. Si cet exploit marque le caractère désormais incontournable de l’initiative privée dans le secteur spatial, il dissimule également quelques limites. Tout d’abord, SpaceX affiche des retards certains sur les calendriers prévisionnels : l’innovation de rupture a un coût. Ensuite, la survie même de la société d’Elon Musk dépend d’un carnet de commandes dans lequel ce sont les États, à commencer par les États-Unis avec la NASA, qui figurent parmi les principaux clients. C’est notamment le cas dans le cadre de l’appel d’offres lancé par la NASA en vue de ravitailler la station spatiale internationale (International Space Station – ISS) alors que le dernier incident de la fusée Soyouz, en date du 11 octobre 2018, illustre l’importance de pouvoir disposer de solutions alternatives innovantes pour le ravitaillement matériel et humain vers l’ISS.
Face à la concurrence chinoise et aux succès rencontrés par le secteur privé, l’Europe et son Agence spatiale européenne (ESA) peinent à rivaliser dans un contexte budgétaire fortement contraint. La Falcon 9 présente une souplesse d’emploi qui séduit les opérateurs. Il convient toutefois de percevoir que SpaceX dispose de facilités de lancement plus étendues que l’ESA puisque l’État américain l’autorise à employer pas moins de trois bases de lancement : deux situées à Cap Canaveral (en Floride) et une troisième en la base de Vandenberg (en Californie). Certes l’Europe a répondu à cette situation avec le lanceur Ariane 6. Ce dernier offre une solution plus flexible qu’Ariane 5 en proposant deux versions du système combi-
Face à la concurrence chinoise et aux succès rencontrés par le secteur privé, l’Europe et son Agence spatiale européenne (ESA) peinent à rivaliser dans un contexte budgétaire fortement contraint.
nant à la fois les technologies éprouvées d’Ariane 5 et les innovations du lanceur léger Vega. Avec un vol inaugural prévu en 2020, l’Europe réagit tardivement à la menace posée par le phénomène New Space et son fleuron technologique : SpaceX. Or, la concurrence s’annonce rude et les rivaux ne manquent pas (1) face à celui qui fut l’acteur historique dominant, Arianespace. Certes, l’essoufflement de la filière russe Soyouz et l’interdiction faite aux lanceurs chinois de pouvoir emporter des satellites avec composants américains permettent à l’ESA de disposer d’un répit. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’une stratégie risquée.
De la militarisation à l’ arsenalisation ?
La lumière récemment placée sur l’initiative privée ne doit pas nous faire oublier une donnée fondamentale : le développement des technologies spatiales critiques (géolocalisation, observation de la terre, imagerie, radar, etc.) constitue historiquement le produit direct des activités militaires. Ce sont, plus exactement, les nécessités de la dissuasion nucléaire qui se situent au coeur des premières réalisations en la matière. Ce sont ces éléments qui expliquent dans une large mesure la multiplication, à partir des années 1960, de diverses initiatives qui, sans pour autant empêcher la militarisation de l’espace, ont tenté de restreindre la propension de certains États à procéder à son arsenalisation (entendue comme le placement et le stockage d’armements en orbite). Telle fut la raison d’être du traité d’interdiction partielle des essais nucléaires de 1963, du traité sur l’espace extra-atmosphérique de 1967, de la convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par des objets spatiaux de 1972, de la convention sur la modification de l’environnement (1977) ou encore de l’accord régissant les activités des États sur la lune et les autres corps célestes (1977). Le traité sur l’espace extra-atmosphérique de 1967 est sans nul doute l’accord international le plus exhaustif et englobant de tous les cadres dédiés de manière complète ou partielle à la nature des activités spatiales des États. Ce traité comporte, en effet, des mesures relatives à l’utilisation pacifique de l’espace et à la limitation de l’usage de certaines armes. Il interdit par ailleurs la mise en orbite ou les tests d’armes nucléaires ou de tout autre type d’armes de destruction massive (2).
Pour autant, une analyse plus fine des différents cadres portant sur la « militarisation » de l’espace extra-atmosphérique laisse à penser que le droit international se révèle favorable à son utilisation militaire. Plus encore, l’armature juridique dédiée à l’exploitation de l’espace a laissé s’instaurer des zones grises dont nombre de puissances tentent de tirer profit dans le cadre de mécanismes de dissuasion. L’échafaudage juridique consacré aux modes d’exploitation de l’espace circumterrestre se révèle dès lors particulièrement permissif pour les puissances technologiques maîtrisant les applications spatiales à des fins militaires. Dans sa résolution du 12 décembre 1959 portant sur la coopération internationale touchant les utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique, l’Assemblée générale des Nations Unies affirme au travers de son préambule vouloir favoriser « l’utilisation de l’espace extraatmosphérique à des fins pacifiques ». S’il fut un temps question d’insérer l’adverbe « exclusivement », la décision de ne pas l’adjoindre l’emporta au final. La formulation d’intention de l’Assemblée générale des Nations Unies ouvrait donc une brèche pour une exploitation militaire de l’espace qui n’aille pas à l’encontre des règles internationales en la matière. Cette vision « libérale » de l’utilisation de l’espace fut confirmée au travers des dispositions du traité sur l’espace. Les règles dudit traité consacrées à l’espace circumterrestre, bien qu’elles interdisent le placement d’armes de destruction massive en orbite, n’empêchent en rien le stationnement de tout autre type d’armement. Plus encore, le transit d’armes de destruction massive en orbite est tacitement autorisé puisque non expressément banni (3).
Ce sont aujourd’hui ces failles dans l’ensemble des réglementations internationales portant sur l’utilisation de l’espace qui autorisent les principales puissances du secteur à entreprendre des manoeuvres dissuasives révélatrices d’une relance de la course aux technologies et aux armements au-delà de l’atmosphère. Surtout, depuis le retrait des États-Unis du traité sur la limitation des systèmes antimissiles balistiques de 1972 (aussi connu sous l’appellation de traité ABM) et de l’ensemble des clauses interprétatives et déclarations qui lui avaient été associées, il n’existe plus d’accord international établissant une sanctuarisation véritable de l’espace extra-atmosphérique. L’un des mérites du traité ABM résidait précisément sur l’interdiction formelle de toute forme de déploiement de systèmes antimissiles dans l’espace. Les insuffisances juridiques sur les types d’exploitation de l’espace laissent désormais la porte ouverte à divers tests et expérimentations dont les ambitions relèvent tout autant de la validation de technologies nouvelles que de la démonstration de force. Ainsi, aux États-
L’armature juridique dédiée à l’exploitation de l’espace a laissé s’instaurer des zones grises dont nombre de puissances tentent de tirer profit dans le cadre de mécanismes de dissuasion.
Unis, des interrogations réelles portent sur les objectifs visés par le programme X-37B, officiellement un véhicule test orbital. Ce fut surtout l’annonce de son retour sur terre après près de deux ans passés en orbite dans le plus grand secret qui fit surgir des questions de la part de nombreux observateurs. Jusque-là inconnu des chantiers technologiques de l’US Air Force, le X-37B suscite donc de nombreux débats sur les intentions des États-Unis. A minima, le X-37B a certainement accumulé des données cruciales dans l’expérimentation de technologies de rupture en matière d’hypervélocité, de guidage et de contrôle à distance ou de résistance de matériaux portés à des températures extrêmes. Sans doute a-t-il également permis des avancées dans le domaine du « time sensitive target » ou du déni d’accès (qu’il s’agisse de l’établir ou de le contourner). Le secret qui entoure l’appareil et son retour sur terre conduit à de plus larges spéculations à propos de la préparation de l’US Air Force pour une guerre dans le milieu spatial. Du côté russe, le dévoilement de certaines données techniques du dernier missile intercontinental RS-28 Sarmat (SS-X-30 Satan 2 dans la taxinomie otanienne) atteste de la volonté de Moscou de développer des systèmes de frappes qui se situent à mi-chemin entre la frappe balistique et l’arme spatiale (que le droit international n’a toujours pas définie clairement). En présentant l’état de développement des travaux autour du missile, Le président Vladimir Poutine a pris soin de préciser que si le RS-28 sera bien en mesure d’avoir une portée correspondant au périmètre de la terre, l’arme intercontinentale opérera avec moins d’une orbite complète, ce qui ne la classera pas comme arme orbitale. Le degré annoncé de performance de l’arme appelle toutefois à des interrogations certaines sur l’adéquation des traités avec le degré d’avancement des technologies balistiques.
La Space Force : la fausse rupture
Ce contexte permet sans doute de comprendre l’annonce faite par le président Donald Trump, au début du mois d’août 2018, de créer une Space Force dont la finalité consisterait à prendre en charge le volet spatial de la défense des États-Unis. Toutefois, loin de représenter une rupture dans la politique spatiale des États-Unis, cette annonce a surtout confirmé le retour de l’espace militaire dans la grande stratégie américaine. Cette tendance figurait déjà en filigrane des décisions adoptées par l’administration Obama dans le contexte du second mandat présidentiel. On ajoutera encore que l’idée de la création d’une Space Force a toujours constitué une hypothèse envisagée par les pouvoirs publics en charge des affaires spatiales. Au mois de
Loin de représenter une rupture dans la politique spatiale des États-Unis, l’annonce par Donald Trump de la création d’une Space Force a surtout confirmé le retour de l’espace militaire dans la grande stratégie américaine.
novembre 1998, le sénateur Bob Smith du New Hampshire affirmait : « If the Air Force cannot or will not embrace space power […], we in Congress will establish an entirely new service. » Parmi les raisons invoquées en faveur de l’édification d’une Space Force figurait la nécessité de garantir le développement d’une doctrine d’emploi du spatial qui soit indépendante des conceptions de l’US Air Force. En effet, nombre d’observateurs ont longtemps reproché à l’USAF de concevoir le milieu spatial comme une simple extension du domaine aérien et de ne pas produire des outils théoriques dédiés. Des questions demeurent néanmoins. Nombre d’observateurs s’interrogent sur la plus-value d’une telle entité dont les contours restent obscurs. Des inquiétudes se font également jour quant au risque de voir se développer un service exclusivement dédié aux opérations spatiales qui serait détaché des besoins des différentes armes en matière d’appui en technologies spatiales. En l’état actuel des développements, il semble que le département de la Défense américain avance de manière prudente en prenant soin de procéder à une maturation progressive de l’initiative de l’administration Trump. Il n’en demeure pas moins que la volonté de création d’une Space Force est symptomatique de la transformation progressive d’une compétition spatiale internationale dont les dernières évolutions, bâties sur les failles des réglementations internationales datées, tend vers ce qui semble de plus en plus s’apparenter à un format de confrontation.