Les Grands Dossiers de Diplomatie
L’Ulster, entre guérilla impossible et paix improbable
Entretien avec Stéphane-Charles Natale, diplômé de science politique de 3e cycle et ancien auditeur de l’Institut national des hautes études sur la sécurité et la justice (INHESJ), spécialiste des zones de conflits.
Alors que la frontière entre les deux Irlandes constitue l’un des principaux casse-têtes de Londres dans les négociations du Brexit, certains s’inquiètent d’un éventuel retour aux violences en Irlande du Nord. Est-ce envisageable ? S.-C. Natale : Sans surprise, le plan présenté par Theresa May le 13 novembre 2018 consacrait l’incapacité de la primature britannique à s’opposer à Bruxelles, en proposant un régime différencié à l’Irlande du Nord où s’appliqueraient les règles du marché unique européen. Néanmoins, ce compromis lui permet habilement de ne pas avoir à gérer les conséquences d’une frontière matérialisée, qui adresserait un prétexte belligène aux factions néo-républicaines, à l’affût d’une provocation de Londres.
Cependant, les produits entrant en Ulster nécessiteront quand même une inspection afin de valider leur conformité aux standards européens ! Dès lors, une seule attaque au mortier artisanal Mark 17 ou l’explosion d’un engin improvisé à l’un des 208 checkpoints de contrôle éventuels auraient un impact psychologique délétère au coeur d’une Union européenne fébrile.
Enfin, l’hypothèse sous-analysée d’une montée aux extrêmes des groupes loyalistes dissidents reste préoccupante. Ces derniers s’estiment menacés par Bruxelles et, pire, trahis par Londres dans leur Britishness non négociable. Que reste-t-il des groupes armés loyalistes et républicains tels que l’IRA ? Ont-ils concrètement les moyens de reprendre la lutte armée ? Pourtant dissoutes dans les années 2000, les structures clandestines des milices paramilitaires loyalistes de l’Ulster Defence Association et leurs affidés, Ulster Volunteer Force et Ulster Freedom Fighters, pourraient mobiliser plusieurs milliers de nostalgiques en leur fief de Shankill à Belfast, afin de multiplier les défilés provocateurs contre la communauté républicaine de Falls ou du Bogside de (London)Derry. Plus virulents, la dissidente Loyalist Volunteer Force et les Red Hand Commandos de Jim Wilson, toujours opérationnels, seraient tentés de recourir à des violences sectaires contre nombre d’enclaves catholiques comme celle d’Ardoyne (Belfast-Nord), en franchissant par centaines le Rubicon de la « Déclaration loyaliste de transformation » du 9 avril 2018, selon laquelle les protestants renoncèrent unilatéralement à la loi du talion.
En cas d’affrontements, ces derniers seraient néanmoins rapidement contenus, car aucun de ces groupes paramilitaires n’a conservé la capacité de nuisance suffisante, nonobstant des caches rurales d’armes, pour affronter, et encore moins tenir durablement en échec, les forces de sécurité britanniques. D’autant que, sous l’égide de l’Independent International Commission on Decommissioning, les arsenaux loyalistes furent substantiellement démantelés en 2010.
Du côté des Républicains, désarmés dès 2005, ils ne disposent plus de leurs deux sources de financement et d’approvisionnement en armes légères : la Libye est un État effondré et la diaspora irlandoaméricaine de l’Irish Northern Aid Committee (NORAID) ne se compromettrait plus dans le fiasco d’une nouvelle guérilla. Dès lors, ils ont rallié majoritairement le Sinn Féin, qui incarne désormais le seul combat politique viable vers une nation irlandaise. La vieille garde de l’IRA (ex- Provos) (1) du South Armagh rejette ses groupuscules dissidents, comme New IRA, Continuity IRA et surtout Real IRA, flanqués du 32 County Sovereignty Movement, qui mêlent revendications indépendantistes caricaturales et dérives criminelles (racket, extorsions et trafics de stupéfiants). En quête de leadership interne et de légitimité au sein de la communauté catholique, ces réfractaires menaient, le 13 juillet 2018, une faible attaque à l’explosif contre le domicile de l’ancien chef charismatique du Sinn Féin Gerry Adams (2), alors qu’il venait de les enjoindre à quitter Belfast. Quoi qu’il en soit, les paramilitaires des deux camps s’abreuvent au fiel d’une défiance commune envers Londres, surnommant la Première ministre Theresa « Mayhem » , qui se traduit par… « grabuge » !
Quelle est la position des différents acteurs concernés ?
Bien que l’intensité de la lutte politique de l’ère Thatcher soit révolue, la Marche pour les droits civiques des catholiques de (London)Derry du 5 octobre 1968 marquant avec le Bloody Sunday de Derry du 30 janvier 1972, le début des « Troubles », fête ses cinquante ans et forme, avec la mémoire des dix grévistes de la faim républicains morts en 1981 dans les H Blocks de Long Kesh, à la suite de « Bobby » Sands, un héritage tragique, toujours vivace.
« Les paramilitaires des deux camps s’abreuvent au fiel d’une défiance commune envers Londres, surnommant la Première ministre Theresa « Mayhem », qui se traduit par… « grabuge » ! »
« Ironie du sort, Londres encourage, malgré elle, les velléités émancipatrices du Sinn Féin, opportunément europhile. »
Ainsi, se débattant au coeur d’un espace urbain ségrégatif et fortifié, la population, de guerre lasse, réclame 70 « murs de paix » supplémentaires depuis 2011 car les antagonismes identitaires restent à fleur de peau entre républicains et loyalistes. Parmi les porte-voix de ces derniers, le Democratic Unionist Party (DUP) n’a jamais ratifié l’accord de paix historique du Vendredi Saint de 1998. De plus, alors que le seul soutien des dix députés du DUP garantit la fragile majorité des Tories à Westminster, le leader du parti Arlène Foster accuse Theresa May de rompre leur pacte politique ex ante en portant une atteinte constitutionnelle à la souveraineté de la Grande-Bretagne. Situation inédite, le Brexit place cette principale formation unioniste dans une position critique, sommée brutalement de reconnaître la spécificité politique, économique et commerciale de l’Ulster et notamment de son secteur agricole, ou de prendre le risque de rejoindre la liste des députés conservateurs, dont la fronde pourrait augurer la chute de Theresa May et le no deal de fin mars 2019. D’ailleurs, le revirement proMay des 11 000 fermiers du Ulster Farmers Union, soutien traditionnel du DUP, est un avertissement soudain pour l’avenir de ce parti.
Ironie du sort, Londres encourage, malgré elle, les velléités émancipatrices du Sinn Féin, opportunément europhile. Sa présidente, Mary Lou McDonald, arc-boutée contre le spectre d’une frontière aux marches de l’Ulster, s’en remet au Good Friday Agreement de 1998. L’accord de paix rappelle en effet solennellement que l’Irlande du Nord deviendra une province irlandaise lorsque qu’une majorité de sa population votera en faveur de la réunification. Or, l’alignement singulier de Belfast sur les règles du marché unique pourrait en constituer un premier pas symbolique, car le Plan May alimente, de facto, l’influence de Dublin et de son Taoiseach (Premier ministre) Leo Varadkar, dans une province qui votait, lors du référendum de 2016, à 56 % pour le maintien dans l’UE. Force est de conclure que la perspective tourmentée du Brexit révèle, une fois encore, l’ethos rebelle de l’Ulster (3) …