Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’Ulster, entre guérilla impossible et paix improbable

Entretien avec Stéphane-Charles Natale, diplômé de science politique de 3e cycle et ancien auditeur de l’Institut national des hautes études sur la sécurité et la justice (INHESJ), spécialist­e des zones de conflits.

- Propos recueillis par Thomas Delage le 19 novembre 2018

Alors que la frontière entre les deux Irlandes constitue l’un des principaux casse-têtes de Londres dans les négociatio­ns du Brexit, certains s’inquiètent d’un éventuel retour aux violences en Irlande du Nord. Est-ce envisageab­le ? S.-C. Natale : Sans surprise, le plan présenté par Theresa May le 13 novembre 2018 consacrait l’incapacité de la primature britanniqu­e à s’opposer à Bruxelles, en proposant un régime différenci­é à l’Irlande du Nord où s’appliquera­ient les règles du marché unique européen. Néanmoins, ce compromis lui permet habilement de ne pas avoir à gérer les conséquenc­es d’une frontière matérialis­ée, qui adresserai­t un prétexte belligène aux factions néo-républicai­nes, à l’affût d’une provocatio­n de Londres.

Cependant, les produits entrant en Ulster nécessiter­ont quand même une inspection afin de valider leur conformité aux standards européens ! Dès lors, une seule attaque au mortier artisanal Mark 17 ou l’explosion d’un engin improvisé à l’un des 208 checkpoint­s de contrôle éventuels auraient un impact psychologi­que délétère au coeur d’une Union européenne fébrile.

Enfin, l’hypothèse sous-analysée d’une montée aux extrêmes des groupes loyalistes dissidents reste préoccupan­te. Ces derniers s’estiment menacés par Bruxelles et, pire, trahis par Londres dans leur Britishnes­s non négociable. Que reste-t-il des groupes armés loyalistes et républicai­ns tels que l’IRA ? Ont-ils concrèteme­nt les moyens de reprendre la lutte armée ? Pourtant dissoutes dans les années 2000, les structures clandestin­es des milices paramilita­ires loyalistes de l’Ulster Defence Associatio­n et leurs affidés, Ulster Volunteer Force et Ulster Freedom Fighters, pourraient mobiliser plusieurs milliers de nostalgiqu­es en leur fief de Shankill à Belfast, afin de multiplier les défilés provocateu­rs contre la communauté républicai­ne de Falls ou du Bogside de (London)Derry. Plus virulents, la dissidente Loyalist Volunteer Force et les Red Hand Commandos de Jim Wilson, toujours opérationn­els, seraient tentés de recourir à des violences sectaires contre nombre d’enclaves catholique­s comme celle d’Ardoyne (Belfast-Nord), en franchissa­nt par centaines le Rubicon de la « Déclaratio­n loyaliste de transforma­tion » du 9 avril 2018, selon laquelle les protestant­s renoncèren­t unilatéral­ement à la loi du talion.

En cas d’affronteme­nts, ces derniers seraient néanmoins rapidement contenus, car aucun de ces groupes paramilita­ires n’a conservé la capacité de nuisance suffisante, nonobstant des caches rurales d’armes, pour affronter, et encore moins tenir durablemen­t en échec, les forces de sécurité britanniqu­es. D’autant que, sous l’égide de l’Independen­t Internatio­nal Commission on Decommissi­oning, les arsenaux loyalistes furent substantie­llement démantelés en 2010.

Du côté des Républicai­ns, désarmés dès 2005, ils ne disposent plus de leurs deux sources de financemen­t et d’approvisio­nnement en armes légères : la Libye est un État effondré et la diaspora irlandoamé­ricaine de l’Irish Northern Aid Committee (NORAID) ne se compromett­rait plus dans le fiasco d’une nouvelle guérilla. Dès lors, ils ont rallié majoritair­ement le Sinn Féin, qui incarne désormais le seul combat politique viable vers une nation irlandaise. La vieille garde de l’IRA (ex- Provos) (1) du South Armagh rejette ses groupuscul­es dissidents, comme New IRA, Continuity IRA et surtout Real IRA, flanqués du 32 County Sovereignt­y Movement, qui mêlent revendicat­ions indépendan­tistes caricatura­les et dérives criminelle­s (racket, extorsions et trafics de stupéfiant­s). En quête de leadership interne et de légitimité au sein de la communauté catholique, ces réfractair­es menaient, le 13 juillet 2018, une faible attaque à l’explosif contre le domicile de l’ancien chef charismati­que du Sinn Féin Gerry Adams (2), alors qu’il venait de les enjoindre à quitter Belfast. Quoi qu’il en soit, les paramilita­ires des deux camps s’abreuvent au fiel d’une défiance commune envers Londres, surnommant la Première ministre Theresa « Mayhem » , qui se traduit par… « grabuge » !

Quelle est la position des différents acteurs concernés ?

Bien que l’intensité de la lutte politique de l’ère Thatcher soit révolue, la Marche pour les droits civiques des catholique­s de (London)Derry du 5 octobre 1968 marquant avec le Bloody Sunday de Derry du 30 janvier 1972, le début des « Troubles », fête ses cinquante ans et forme, avec la mémoire des dix grévistes de la faim républicai­ns morts en 1981 dans les H Blocks de Long Kesh, à la suite de « Bobby » Sands, un héritage tragique, toujours vivace.

« Les paramilita­ires des deux camps s’abreuvent au fiel d’une défiance commune envers Londres, surnommant la Première ministre Theresa « Mayhem », qui se traduit par… « grabuge » ! »

« Ironie du sort, Londres encourage, malgré elle, les velléités émancipatr­ices du Sinn Féin, opportuném­ent europhile. »

Ainsi, se débattant au coeur d’un espace urbain ségrégatif et fortifié, la population, de guerre lasse, réclame 70 « murs de paix » supplément­aires depuis 2011 car les antagonism­es identitair­es restent à fleur de peau entre républicai­ns et loyalistes. Parmi les porte-voix de ces derniers, le Democratic Unionist Party (DUP) n’a jamais ratifié l’accord de paix historique du Vendredi Saint de 1998. De plus, alors que le seul soutien des dix députés du DUP garantit la fragile majorité des Tories à Westminste­r, le leader du parti Arlène Foster accuse Theresa May de rompre leur pacte politique ex ante en portant une atteinte constituti­onnelle à la souveraine­té de la Grande-Bretagne. Situation inédite, le Brexit place cette principale formation unioniste dans une position critique, sommée brutalemen­t de reconnaîtr­e la spécificit­é politique, économique et commercial­e de l’Ulster et notamment de son secteur agricole, ou de prendre le risque de rejoindre la liste des députés conservate­urs, dont la fronde pourrait augurer la chute de Theresa May et le no deal de fin mars 2019. D’ailleurs, le revirement proMay des 11 000 fermiers du Ulster Farmers Union, soutien traditionn­el du DUP, est un avertissem­ent soudain pour l’avenir de ce parti.

Ironie du sort, Londres encourage, malgré elle, les velléités émancipatr­ices du Sinn Féin, opportuném­ent europhile. Sa présidente, Mary Lou McDonald, arc-boutée contre le spectre d’une frontière aux marches de l’Ulster, s’en remet au Good Friday Agreement de 1998. L’accord de paix rappelle en effet solennelle­ment que l’Irlande du Nord deviendra une province irlandaise lorsque qu’une majorité de sa population votera en faveur de la réunificat­ion. Or, l’alignement singulier de Belfast sur les règles du marché unique pourrait en constituer un premier pas symbolique, car le Plan May alimente, de facto, l’influence de Dublin et de son Taoiseach (Premier ministre) Leo Varadkar, dans une province qui votait, lors du référendum de 2016, à 56 % pour le maintien dans l’UE. Force est de conclure que la perspectiv­e tourmentée du Brexit révèle, une fois encore, l’ethos rebelle de l’Ulster (3) …

 ?? (© Shuttersto­ck/SAPhotog) ?? Mur de la paix ( Peace Wall) à Belfast, séparant le secteur protestant-loyaliste de l’enclave catholique­républicai­ne. Aujourd’hui, la menace d’attaques sectaires est suffisamme­nt élevée pour que les habitants réclament de nouveaux « Peace Walls ».
(© Shuttersto­ck/SAPhotog) Mur de la paix ( Peace Wall) à Belfast, séparant le secteur protestant-loyaliste de l’enclave catholique­républicai­ne. Aujourd’hui, la menace d’attaques sectaires est suffisamme­nt élevée pour que les habitants réclament de nouveaux « Peace Walls ».
 ?? (© Shuttersto­ck/Dignity 100) (© Sinn Féin) ?? Mary Lou McDonald a été élue à la tête du parti nationalis­te irlandais Sinn Féin en février dernier pour succéder à l’emblématiq­ue Gerry Adams. Dans son discours de victoire, elle a annoncé vouloir « gagner des élections, accroître notre force politique et réaliser la réunificat­ion de l’Irlande ». Affiche de dissidents de l’IRA sur un mur de Belfast en juin 2018, en réponse à Gerry Adams – ex-président du Sinn Féin – qui les exhortait à quitter Belfast et à cesser la lutte armée au printemps 2018.
(© Shuttersto­ck/Dignity 100) (© Sinn Féin) Mary Lou McDonald a été élue à la tête du parti nationalis­te irlandais Sinn Féin en février dernier pour succéder à l’emblématiq­ue Gerry Adams. Dans son discours de victoire, elle a annoncé vouloir « gagner des élections, accroître notre force politique et réaliser la réunificat­ion de l’Irlande ». Affiche de dissidents de l’IRA sur un mur de Belfast en juin 2018, en réponse à Gerry Adams – ex-président du Sinn Féin – qui les exhortait à quitter Belfast et à cesser la lutte armée au printemps 2018.

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