Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le Donbass ukrainien : un conflit d’usure

- Par Mathieu Boulègue, research fellow pour le programme Russie et Eurasie à Chatham House – The Royal Institute of Internatio­nal Affairs. Mathieu Boulègue

Depuis février 2015 et la signature des accords de Minsk 2, l’Ukraine et la Russie sont plongées dans une guerre interétati­que non déclarée. L’impasse militaire et les blocages diplomatiq­ues successifs limitent aujourd’hui toute perspectiv­e de règlement du conflit sur les court et moyen termes.

Sur le plan militaire, la guerre dans le Donbass est tout sauf un conflit gelé. Certes les positions armées n’ont pas – ou peu (1) – évolué depuis la bataille de Debaltseve mi-février 2015. Toutefois, des pertes humaines sont quasi quotidienn­ement enregistré­es côté ukrainien (et vraisembla­blement côté séparatist­e).

Une guerre d’attrition favorable aux trafics et aux seigneurs de guerre

Le conflit dans l’Est de l’Ukraine est une guerre d’attrition. En effet, les deux camps sont désormais retranchés dans une guerre de position et de basse intensité le long de la ligne de contact, et se livrent constammen­t à des échanges de tirs à l’arme lourde enregistré­s par la Mission spéciale de l’OSCE (SMM), en charge (bien qu’impuissamm­ent) (2) du suivi de l’applicatio­n du cessez-lefeu. Ces violations sont toutefois si nombreuses et répétées qu’il est impossible de parler d’un quelconque respect du cessez-le-feu. Côté ukrainien comme séparatist­e, les échanges de tirs permettent de maintenir une forme de tension contrôlée le long de la ligne de contact, sans chercher à provoquer une montée massive de la violence. L’objectif est plutôt de récupérer des gages dans le cadre des négociatio­ns de Minsk 2. L’usure du conflit est aggravée par la présence de nombreux trafics illégaux entre les « République­s populaires » de Donetsk (RPD) et de Lougansk (RPL) et le reste du territoire ukrainien. Des groupes criminels, mais également les forces séparatist­es, se livrent à de très lucratifs trafics de drogue, de charbon ou encore de métaux pour subsister. À cela s’ajoute un coût humain exorbitant : plus d’1,5 million de déplacés internes, une situation humanitair­e catastroph­ique pour les population­s résidant toujours dans les régions affectées par le conflit, sans parler des blessures et des traumatism­es qu’implique la guerre, tant sur le territoire ukrainien que dans les territoire­s occupés par la Russie. Au sein des territoire­s séparatist­es, l’anomie et l’arbitraire règnent. Les « gouverneme­nts » locaux, occupés à gérer leur emprise sur leurs fiefs à Donetsk et à Lougansk, ont abandonné certaines parties des territoire­s séparatist­es à des « seigneurs de guerre » retranchés dans leurs bastions. Ces derniers se livrent à des activités de prédation économique dans des territoire­s affligés par une absence d’institutio­ns fonctionne­lles.

Afin d’assurer un semblant de contrôle sur les autorités en place en RPD et RPL, le Kremlin y organise régulièrem­ent des opérations de « nettoyage » par le biais d’assassinat­s ciblés des responsabl­es locaux (3). Ceci a par exemple mené à la « démission » forcée du leader de RPL Igor Plotnitsky fin novembre 2017 ainsi que l’assassinat du « président » de la RPD Oleksandr Zakhartche­nko le 31 août 2018. Cette mise au pas ouvre une nouvelle phase politique dans la stratégie russe de gestion du conflit.

Deux camps irréconcil­iables ?

Sur le plan diplomatiq­ue, les accords de Minsk 2 sont entrés dans l’ère glaciaire. Le processus de règlement du conflit est aujourd’hui complèteme­nt inadapté mais donc indispensa­ble. Indispensa­ble car il s’agit du seul texte internatio­nal régulant le conflit en Ukraine et le plus petit dénominate­ur commun entre Kiev, Moscou, les signataire­s européens (France et Allemagne), l’OSCE et les ÉtatsUnis. Inadapté car aucune avancée diplomatiq­ue n’est possible. Les deux parties au conflit sont retranchée­s dans des positions fondamenta­lement divergente­s et irréconcil­iables quant à l’applicatio­n séquentiel­le des accords.Alors que Kiev estime que les clauses militaires sont à mettre en place en premier (respect intégral du cessez-le-feu, retrait des troupes et des armes lourdes, contrôle de la frontière, etc.), Moscou insiste sur l’applicatio­n des clauses politiques (élections locales et « statut spécial » des territoire­s séparatist­es) avant toute stabilisat­ion sécuritair­e. Les accords de Minsk 2 sont d’autant plus inacceptab­les pour Kiev que leur applicatio­n implique (à raison) la reconnaiss­ance légale des entités séparatist­es par le biais d’un « statut spécial », leur inscriptio­n dans la constituti­on ukrainienn­e et l’organisati­on d’élections locales sous une loi électorale séparée. La communauté internatio­nale s’est évertuée, sans succès, à proposer des non-solutions alternativ­es aux blocages de Minsk 2 (4). Quant aux quatre sous-groupes de travail organisés sous l’égide de l’OSCE, ils servent principale­ment de chambre d’enregistre­ment des plaintes mutuelles de Kiev

et de Moscou. Du fait des blocages répétés, les États-Unis, non-signataire­s des accords de février 2015, se sont insérés dans le processus diplomatiq­ue autour de l’Ukraine. Quitte à y changer les règles du jeu. Dès le printemps 2015, la sous-secrétaire d’État américaine Victoria Nuland et le viceminist­re russe des Affaires étrangères Grigory Karasin ont organisé plusieurs réunions bilatérale­s – et donc à propos de l’Ukraine mais sans l’Ukraine – afin de trouver un terrain d’entente. Cette courroie diplomatiq­ue parallèle américano-russe a pris une ampleur considérab­le et remplace quasiment Minsk 2 dans les faits. Depuis lors, ce sont Vladislav Sourkov et le représenta­nt spécial américain pour l’Ukraine Kurt Volker qui sont en charge de ces discussion­s bilatérale­s. L’approche américaine consistera­it maintenant à « sauver la face » de Moscou en proposant une porte de sortie acceptable.

Un « poids mort » dont personne ne veut

Les perspectiv­es de résolution du conflit dans le Donbass sur le court et moyen termes sont limitées. Tout comme le sont d’ailleurs les risques d’embrasemen­t le long de la ligne de contact ou de reprise du conflit. Une situation de « ni paix, ni guerre » prévaut, le conflit étant auto-entretenu à des fins politiques et diplomatiq­ues. Le constat est clair à Kiev comme à Moscou : les territoire­s du Donbass séparatist­e sont un « poids mort » dont personne ne souhaite récupérer la charge. Par conséquent, l’Ukraine et la Russie tentent depuis fin 2017 de transférer ce cadeau empoisonné de la charge effective des territoire­s séparatist­es.

À Moscou, la priorité est donnée à l’organisati­on d’élections locales dans les « République­s » de Donetsk et de Lougansk – un premier pas vers l’applicatio­n des clauses politiques de Minsk 2. Organisées le 11 novembre 2018, ces élections non démocratiq­ues (et non reconnues, ni à Kiev, ni par la communauté internatio­nale) auraient pour objectif de donner aux représenta­nts politiques des territoire­s un vernis de légitimité symbolique et populaire. L’étape suivante serait de rendre le contrôle politique et financier des territoire­s à l’Ukraine. En l’échange de quoi, le Kremlin serait en droit d’attendre une potentiell­e levée des sanctions… Côté ukrainien, une loi de « réintégrat­ion » a été approuvée par la Rada le 18 janvier 2018 : la loi reconnaît officielle­ment la Russie comme État agresseur et les territoire­s non contrôlés de Donetsk et de Lougansk comme « temporaire­ment occupés » par la Fédération de Russie (5). Loin d’être une initiative de réintégrat­ion, Kiev fait le pari de transférer à la Russie, du moins temporaire­ment, la responsabi­lité des territoire­s occupés en forçant la reconnaiss­ance légale du gel du conflit. Cette loi force implicitem­ent Moscou à reconnaîtr­e son implicatio­n directe dans l’Est de l’Ukraine, avec le risque corollaire de porter à sa charge politique et financière les territoire­s séparatist­es – clairement une défaite tactique pour le Kremlin. Les échéances électorale­s en Ukraine en 2019 ne changeront pas la donne – d’autant plus que la réintégrat­ion du Donbass n’est pas vendeuse comme promesse de campagne et que le conflit se « normalise » progressiv­ement dans les mentalités ukrainienn­es.

À mesure que les accords de Minsk 2 s’enfoncent dans l’oubli collectif et que les territoire­s séparatist­es s’enracinent dans la réalité quotidienn­e, la communauté internatio­nale semble avoir fait l’impasse sur toute perspectiv­e de règlement du conflit. De Kiev ou de Moscou, qui héritera des territoire­s du Donbass sera le « perdant » d’une guerre que l’Occident refuse toujours de reconnaîtr­e comme une « vieille » guerre, une guerre interétati­que où le fou a subjugué le faible. Sans parler du fait accompli de l’annexion de la Crimée en 2014, ou de la progressiv­e transforma­tion de la mer d’Azov en lac intérieur russe, comme en témoigne l’attaque armée de fin novembre 2018.

 ??  ??
 ??  ?? Le 27 novembre 2018, un officier du FSB escorte l’un des 23 marins ukrainiens faits prisonnier­s suite à l’incident au cours duquel la Russie s’est emparée de trois navires ukrainiens qui tentaient de rejoindre la mer d’Azov. Si le parlement ukrainien a réagi en votant l’introducti­on de la loi martiale dans ses régions frontalièr­es, le président ukrainien a quant à lui évoqué la « menace d’une guerre totale » avec la Russie, alors que le nombre d’unités militaires aurait selon lui « augmenté drastiquem­ent » le long de la frontière. (© STR/AFP)
Le 27 novembre 2018, un officier du FSB escorte l’un des 23 marins ukrainiens faits prisonnier­s suite à l’incident au cours duquel la Russie s’est emparée de trois navires ukrainiens qui tentaient de rejoindre la mer d’Azov. Si le parlement ukrainien a réagi en votant l’introducti­on de la loi martiale dans ses régions frontalièr­es, le président ukrainien a quant à lui évoqué la « menace d’une guerre totale » avec la Russie, alors que le nombre d’unités militaires aurait selon lui « augmenté drastiquem­ent » le long de la frontière. (© STR/AFP)

Newspapers in French

Newspapers from France