Les Grands Dossiers de Diplomatie
Syrie : la victoire du régime en 2019 ?
Par Jean-Paul Burdy, historien, enseignant-chercheur associé au master « Méditerranée-Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble.
Le régime de Bachar el-Assad a amplifié en 2018 une reconquête territoriale rendue possible depuis 2015 par une intervention militaire russe massive. Cependant Moscou, au terme d’un accord avec Ankara, a décidé en octobre de suspendre « l’offensive finale » contre la province d’Idlib, dernier grand bastion rebelle. À l’est de l’Euphrate, soutenus par les Américains, les Kurdes contrôlent un tiers du territoire, et combattent des groupes dispersés de l’État islamique. Les acteurs extérieurs (Russie, Turquie, Iran, Israël, États-Unis) adaptent leur stratégie à l’évolution de ces rapports de force.
La reprise en main du territoire par le régime se confirme
Si en 2015, le régime ne contrôlait plus qu’un quart du territoire, son pouvoir s’exerce désormais sur les deux tiers du pays. En 2018, bombardements et blocus ont eu raison des deux dernières banlieues rebelles de Damas : la Ghouta orientale et Yarmouk. Au sud, la province de Deraa, où le soulèvement avait commencé en 2011, a été reprise en juillet. La définition d’une « zone de désescalade » sous supervision de la police militaire russe y a évité des combats sanglants, même si des groupes djihadistes y continuent des actions de guérilla (1). Le poste-frontière avec la Jordanie a été rouvert le 15 octobre. Damas a repris le contrôle du plateau de Quneitra, qui jouxte le Golan syrien annexé par Israël, et un point de passage y a été rouvert. Les forces du régime sont déployées sur la rive occidentale de l’Euphrate, et dans la ville de Deir-ez-Zor. Sur la rive orientale, les Forces démocratiques syriennes (FDS), kurdo-arabes, appuyées par les Américains et leurs alliés, ont refoulé les djihadistes de l’État islamique vers la frontière irakienne. Alors que les tribus arabes de la région prêtent allégeance à Damas, la question du statut du Kurdistan occidental (Rojava), autonome de fait depuis 2012, va se poser. Le Rojava est sous l’autorité du Parti de l’union démocratique (PYD), branche syrienne du PKK turc. Il n’est jamais entré en confrontation avec Damas et entretient de bonnes relations avec Moscou.
Idlib, le dernier bastion à conquérir ?
À l’automne 2018, Bachar el-Assad a annoncé « l’offensive finale » contre la province d’Idlib, dernier bastion des rebelles au nord-ouest. Les 3 millions d’habitants y sont pour moitié des déplacés entassés dans des camps précaires, faute de pouvoir rejoindre les camps de réfugiés en Turquie, la frontière étant verrouillée par l’armée d’Ankara. À Idlib, les opposants démocrates non armés de 2011 sont désormais inaudibles. Divisées, les brigades nationalistes de l’Armée syrienne libre (ASL), sorties très affaiblies d’Alep-Est fin 2016, ont été regroupées par les Turcs avec des groupes salafistes et djihadistes au sein du Front national libre (FNL). Mais ce sont les djihadistes salafistes radicaux, longtemps soutenus par les pétromonarchies du Golfe et la Turquie, qui contrôlent 60 % de la province. Un temps supplantée par l’État islamique (Daech), la mouvance Al-Qaïda, aux multiples appellations successives (dont le Front al-Nosra), a rétabli son hégémonie. En 2017, six groupes djihadistes radicaux se sont regroupés dans l’Organisation de libération du Levant (Hayat Tahrir al-Sham, HTS ou Hetech), avec 15 à 20 000 combattants syriens et étrangers, et des armes lourdes. Idlib est l’une des « zones de désescalade » définies en mai 2017 par l’accord d’Astana (Kazakhstan) entre Moscou, Ankara et Téhéran, et délimitée par 28 postes militaires des trois « pays garants ». Quand Damas a annoncé en septembre 2018 l’offensive contre Idlib, le président turc a fait le forcing auprès du président russe pour obtenir la suspension des opérations. Leur accord le 17 septembre à Sotchi prévoit le retrait des armes lourdes de la ceinture de démilitarisation autour de la province. Mais les djihadistes détenteurs de ces armes estiment que leur départ ne ferait que faciliter l’offensive du régime. La suspension des opérations, qui mécontente Damas et Téhéran, pourrait donc faire long feu.
La recomposition du jeu des acteurs extérieurs
Ankara cherche à éviter un embrasement militaire qui précipiterait vers la Turquie des centaines de milliers de réfugiés supplémentaires. Ayant pris acte de la présence durable de la Russie en Syrie, la Turquie a mené, en s’appuyant sur des forces locales, deux opérations militaires au nord-ouest : « Bouclier de l’Euphrate » en 2016-2017 et « Rameau d’olivier » en 2018 dans le canton d’Afrin. Elle a ainsi créé une zone d’influence destinée à la réinstallation d’une partie des 3,5 millions de réfugiés présents sur le sol turc, et à bloquer toute continuité territoriale du Rojava le long
de sa frontière. Stigmatisant le soutien de Washington aux « terroristes kurdes », Ankara s’est alors rapprochée de Moscou et de Téhéran, une realpolitik cependant contradictoire avec son appartenance à l’Alliance Atlantique. L’intervention terrestre des Gardiens de la Révolution iraniens (Pasdarans), coordonnant le Hezbollah libanais et des milices chiites iraniennes, irakiennes et afghanes, a sauvé le régime entre 2013 et 2015. Depuis l’arrivée des Russes, l’Iran a perdu son monopole militaire, et les objectifs de Moscou ne se confondent pas toujours avec ceux de Téhéran. Les Iraniens insistent sur l’urgence à restaurer l’unité du pays, en particulier à l’est de l’Euphrate, où la présence maintenue des Américains contrarie leurs plans. Téhéran a conclu de nouveaux accords de coopération militaire avec Damas, et des projets économiques anticipant la reconstruction. La perspective d’une présence militaire iranienne permanente en Syrie, avec une montée en puissance du Hezbollah, provoque la multiplication de bombardements israéliens sur des sites iraniens en Syrie.
Dans la doctrine russe, la force militaire est le préalable à la politique et à la diplomatie. La Russie est donc solidement installée autour de deux bases permanentes à Hmeimim (aviation et forces terrestres) et Tartous (marine), et de multiples points d’appui. Dans un conflit asymétrique à multiplicité d’acteurs , elle a démontré sa capacité à projeter des forces nombreuses, et à déployer tous les systèmes d’armes, y compris stratégiques. Moscou a fait de la Syrie le point d’ancrage de son retour sur la scène internationale : la Russie affirme combattre « le terrorisme international » en respectant et mettant en oeuvre des traités internationaux ; elle s’accorde avec l’Iran et la Turquie, et dialogue avec tous les acteurs régionaux, d’Israël à l’Arabie saoudite. Elle se heurte cependant à plusieurs difficultés : la présence américaine, l’intransigeance du président syrien, le coût de la reconstruction. Sans que cela soit dit explicitement, Washington entend bien empêcher la Russie de triompher sans obstacles en Syrie. Donald Trump avait initialement annoncé que les forces américaines se retireraient totalement dès que l’État islamique aurait été défait. Mais alors que cet objectif est presque atteint, le président américain annonce à l’automne 2018, à la satisfaction des Israéliens, et au mécontentement des Turcs et des Iraniens, que les militaires américains resteront tant que « les forces iraniennes ou soutenues par l’Iran, qui exercent une influence déstabilisatrice au Moyen-Orient et menaçante pour Israël », seront présentes. Washington exige également une solution politique au conflit, pour laquelle le régime de Damas ne témoigne d’aucune bonne volonté.
Un régime impavide et une reconstruction lointaine
Conforté par ses succès sur le terrain, indifférent à d’hypothétiques poursuites de la justice internationale, Bachar el-Assad est assuré de rester au pouvoir : il est donc impavide dans son refus de toute réforme politique. Sa résilience implacable dans la guerre lui garantit de gagner largement les élections futures. Les redoutables services de sécurité (moukhabarates), archipel alaouite de quadrillage et de répression, sont immédiatement réinstallés sur les territoires reconquis. Et la bureaucratie d’État a distribué depuis l’été 2018 environ 8000 certificats de décès de prisonniers politiques disparus dans les centres de torture et prisons du régime. On estime à 6 millions le nombre de déplacés, et autant de réfugiés. Si certains ont commencé à rentrer dans leurs régions d’origine, souvent dévastées, c’est après « évaluation » par les moukhabarates. Promulguée le 2 avril 2018, la « Loi no 10 » facilite l’expropriation des terrains dans les zones détruites. Les propriétaires disposent de délais très courts pour faire valoir leurs droits en produisant des certificats de propriété (2), et en passant préalablement par les services de sécurité. Ce qui ouvre la porte à des spoliations massives, pouvant décourager le retour de nombreux réfugiés, tout en récompensant les oligarques et autres fidèles du régime. La Banque mondiale estime à plus de 200 milliards d’euros le coût de la reconstruction, soit un montant supérieur à quatre fois le produit intérieur brut du pays en 2010. Alors que ni Damas, ni Téhéran, ni la Russie ne disposent de tels moyens financiers, Américains et Européens conditionnent leur participation à une résolution politique du conflit sous l’égide de l’ONU, un processus totalement au point mort (3). La guerre est a priori gagnée par Bachar el-Assad. Mais elle n’est pas terminée, et la paix est un horizon des plus incertains.