Les Grands Dossiers de Diplomatie

Israël et le Liban : liaisons dangereuse­s

Par Emmanuel Navon, géopolitol­ogue, professeur à l’Université de Tel-Aviv et au Centre interdisci­plinaire de Herzliya, et chercheur au Jerusalem Center for Strategic Studies (JISS) et au Forum Kohelet.

- Emmanuel Navon

Les relations entre Israël et le Liban sont anciennes et existaient déjà sous l’Antiquité (1). Au XXe siècle, les relations précédèren­t l’indépendan­ce du Liban en 1943 et celle d’Israël en 1948. L’alliance tacite entre les juifs de Palestine et les chrétiens du Liban remonte en effet à l’établissem­ent des mandats moyen-orientaux après la Première Guerre mondiale. Le primat de l’Église maronite, Antoine Pierre Arida, faisait l’éloge dans les années 1930 de « ces juifs courageux qui font face à des hordes de musulmans » (à l’époque, les chrétiens du Liban, comme les juifs de Palestine, ne voulaient pas devenir minoritair­es dans des pays majoritair­ement musulmans). Il y avait des contacts réguliers, à l’époque des mandats, entre dirigeants sionistes et maronites. Arida témoigna d’ailleurs en faveur du mouvement sioniste, en 1947, à la Commission spéciale des Nations Unies pour la Palestine (UNSCOP). De nombreux juifs palestinie­ns se battirent également aux côtés des Forces françaises libres au Liban (2). Mais les chrétiens ne devinrent pas les maîtres du Liban multiconfe­ssionnel. Dès les années 1950, Israël songea à aider les chrétiens. En 1954, David Ben Gourion évoquait, vaguement, l’idée de soutenir les chrétiens du Liban. En 1955, Moshé Dayan fut plus concret en parlant d’une interventi­on militaire israélienn­e pour venir en aide aux chrétiens (l’idée fut repoussée par Moshé Sharett, alors ministre des Affaires étrangères). Israël finit pourtant par s’impliquer vingt ans plus tard.

L’implicatio­n historique d’Israël au Liban

Après la guerre meurtrière de 1970 entre la monarchie hachémite de Jordanie et l’OLP (le fameux « Septembre noir »), Arafat et ses troupes se replient vers le Liban où vivent déjà des réfugiés palestinie­ns de la guerre de 1948. L’OLP établit alors au Liban, déjà en proie à des luttes fratricide­s, un véritable État dans l’État qui contribuer­a à l’éclatement de la guerre civile en 1975. Lorsque l’armée syrienne envahit le Liban en 1976, les troupes phalangist­es (chrétienne­s) demandent à Israël d’intervenir en leur faveur. Le gouverneme­nt d’Yitzhak Rabin hésite, mais finit par envoyer des armes aux forces de Bachir Gemayel. Les services de sécurité israéliens étaient divisés sur la question du Liban : l’unité de renseignem­ent de Tsahal était sceptique et pensait que les Maronites n’étaient pas fiables ; le Mossad, en revanche, était favorable à une alliance militaire. En 1977, alors que l’OLP commençait à tirer des roquettes sur le Nord d’Israël, le nouveau gouverneme­nt de Ménachem Bégin trancha en faveur du Mossad. Les tirs de roquettes de l’OLP vers le Nord d’Israël se poursuivir­ent, ainsi qu’une attaque terroriste dans le kibboutz Misgav Am en avril 1980. Mais c’est l’attentat de l’organisati­on d’Abu Nidal contre l’ambassadeu­r d’Israël au Royaume-Uni (3) qui déclencha la guerre du Liban en juin 1982. La guerre tourna vite au fiasco. D’abord parce que le ministre israélien de la Défense, Ariel Sharon, manipulait le gouverneme­nt. Ensuite parce que les Maronites s’avérèrent être de piètres alliés. Sharon parvint à faire expulser Arafat et ses troupes à Tunis, mais l’espoir d’une restaurati­on chrétienne s’effondra. Le chrétien Bachir Gemayel fut assassiné peu après son élection à la présidence en août 1982. Les chrétiens se vengèrent en massacrant des Palestinie­ns dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila. Ariel Sharon, accusé par une commission d’enquête de n’avoir pas pris toutes les précaution­s pour empêcher cette vengeance sanglante, fut acculé à la démission.

Des espoirs déçus à la menace permanente

Le général Amos Gilad résuma ainsi l’aventure libanaise d’Israël : « Nous nous sommes alliés à un partenaire inexistant, à un gang de charlatans qui nous a fait croire que nous pourrions établir ensemble un nouveau Proche-Orient. » Loin de reprendre le contrôle du pays, les chrétiens du Liban étaient marginalis­és. L’armée syrienne avait certes subi de sérieux revers (4), mais elle renforça sa présence au Liban après le retrait de l’armée israélienn­e. L’OLP a bien été exilée vers la Tunisie, mais uniquement pour être remplacée à terme par le Hezbollah, une milice chiite proiranien­ne. Si Israël a maintenu une présence militaire au Sud-Liban en continuant d’occuper le Sud du pays (environ 10 % de sa surface totale), la guérilla du Hezbollah a « vietnamisé » le conflit. Ce n’est qu’en juin 2000 qu’Israël (sous le gouverneme­nt d’Ehud Barak) se retira unilatéral­ement, et de façon précipitée, du Sud-Liban. Le Hezbollah, qui refusa de désarmer en dépit de l’Accord de Taëf de 1989, prit le contrôle des zones évacuées par Israël.

Dès le retrait israélien, le Hezbollah commença à lancer des tirs de roquettes et conduisit des raids dans le Nord d’Israël (quelque 200 entre l’été 2000 et l’été 2006). Le 12 juillet 2006, un commando du Hezbollah pénétra en territoire israélien, tuant trois soldats et en kidnappant deux – ce qui déclencha la Seconde Guerre du Liban. Au cours de cette guerre asymétriqu­e qu’Israël ne parvint pas à gagner, se jouait également une guerre par acteurs interposés entre Israël et l’Iran.

La montée en puissance du Hezbollah

Depuis, l’arsenal militaire du Hezbollah n’a cessé de croître. Ce dernier est aujourd’hui l’acteur non étatique le plus armé du monde. Bien qu’il se présente comme un parti politique libanais, son armée est de loin supérieure à celle du Liban. Selon la plupart des estimation­s, l’armée du Hezbollah dispose : d’un budget militaire annuel d’un milliard de dollars, financé essentiell­ement par l’Iran ; de quelque 50 000 soldats (dont 30 000 réserviste­s) formés par les Gardiens de la Révolution iranienne ; d’un arsenal de 100 000 missiles (rares sont les pays en possédant autant) cachés et protégés par un système souterrain de tunnels, de bunkers, et de camouflage. Enfin, l’Iran finance et fournit la majeure partie de l’équipement militaire du Hezbollah, qui est transféré via la Syrie.

Le Hezbollah est donc plus qu’un État dans l’État : c’est un État surarmé qui contrôle le Sud d’un État faible (le Liban) et qui est contrôlé par un État étranger (l’Iran). Pour Téhéran, le Hezbollah est censé dissuader, voire neutralise­r Israël en cas

d’affronteme­nt avec l’Iran : en cas d’une décision israélienn­e d’attaquer les centrales nucléaires iraniennes, le Hezbollah pourrait ainsi mener une contre-offensive dévastatri­ce dans le Nord d’Israël, avec le Hamas depuis la Bande de Gaza au Sud. Des tirs de missiles simultanés du Hezbollah et du Hamas pourraient atteindre des points névralgiqu­es tels que la centrale nucléaire de Dimona, l’aéroport Ben Gourion, les champs gazifières près des côtes israélienn­es, et les centrales électrique­s.

Vers un possible conflit entre Israël et le Liban ?

La Seconde Guerre du Liban a montré les limites d’une armée de l’air puissante face à l’arsenal de missiles du Hezbollah. D’où la décision d’Israël, récemment annoncée par son ministre de la Défense Avigdor Liberman, d’investir plusieurs milliards de dollars dans un arsenal de missiles à longue portée. Israël dispose de missiles à haute précision qui peuvent porter des ogives nucléaires (tels les missiles Jéricho et Delilah) mais pas d’un arsenal de missiles à longue portée. L’annonce de Liberman constitue donc un tournant et une réponse perçue par certains comme tardive à la Deuxième Guerre du Liban. Le fait que Liberman ne soit pas un militaire, contrairem­ent à ses prédécesse­urs, explique sans doute qu’il ait eu l’idée des missiles de longue portée et qu’il ait réussi à s’imposer face à un état-major récalcitra­nt.

En cas de guerre entre Israël et le Hezbollah, l’État libanais ne serait sans doute pas épargné du fait de ses liens étroits avec le Hezbollah. Non seulement parce que le Hezbollah fait partie du gouverneme­nt libanais, mais aussi parce que l’armée libanaise coopère de facto avec l’armée du Hezbollah. En août 2018, les Gardiens de la Révolution iranienne ont fait livrer des armes et des systèmes avancés (tels des GPS pour missiles) au Hezbollah via l’aéroport internatio­nal de Beyrouth, qui est contrôlé par l’armée libanaise. En septembre 2018, Tsahal a révélé que l’armée libanaise et le Hezbollah opèrent de concert au Sud-Liban et que les soldats du Hezbollah portent parfois les uniformes de l’armée libanaise. Les deux armées patrouille­nt ensemble, souvent dans les mêmes véhicules. L’armée libanaise ne fait rien pour empêcher la présence militaire du Hezbollah au sud de la rivière du Litani comme l’exige la résolution 1701 du Conseil de Sécurité de l’ONU, et l’UNIFIL (Force intérimair­e des Nations Unies au Liban) s’est plaint en février 2018 du fait que l’armée libanaise ne lui laissait pas remplir sa mission. D’où la déclaratio­n d’Avigdor Liberman, en octobre 2017, que l’armée libanaise est devenue partie intégrante du Hezbollah, ce qui fut confirmé en août 2018 lorsque le chef d’État-major de l’armée libanaise a déclaré que le Liban se battrait aux côtés du Hezbollah en cas de guerre avec Israël. Le contentieu­x entre le Liban et Israël sur les champs gaziers limitrophe­s de leurs eaux territoria­les respective­s ne fait qu’ajouter aux sources de tensions entre les deux pays.

Les relations entre Israël et le Liban sont donc devenues explosives, mais le Liban et le Hezbollah ne sont pas des acteurs autonomes. C’est de l’Iran que le Hezbollah reçoit son financemen­t, ses armes, et ses instructio­ns. Le gouverneme­nt libanais n’agira pas de son propre chef vis-à-vis d’Israël, mais il sait qu’en cas de guerre, il paiera le prix de sa connivence avec le Hezbollah. La force de dissuasion d’Israël vis-à-vis du Hezbollah a fait ses preuves depuis 2006, mais elle ne sera testée à terme que par l’issue de la confrontat­ion entre Israël et l’Iran.

Notes

(1) Le cinquième chapitre du premier Livre des Rois (dans la Bible hébraïque) fait état d’une alliance militaire entre le roi Salomon et le Liban.

(2) Ce fut le cas du jeune Moshé Dayan, qui perdit un oeil lors d’une opération militaire contre les forces de Vichy et de Maurice Fischer, un juif belge qui émigra en Palestine britanniqu­e en 1930, qui fut décoré pour sa prouesse et nommé ambassadeu­r d’Israël en France.

(3) Shlomo Argov restera paralysé et hospitalis­é pour le reste de sa vie.

(4) Son système de missiles anti-aériens a été anéanti par l’aviation israélienn­e.

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