Les Grands Dossiers de Diplomatie
Le conflit israélo-palestinien dans l’attente de « l’affaire du siècle »
Par Philippe Velilla, docteur en droit et auteur de Israël et ses conflits (Le Bord de l’Eau, 2017).
On croyait avoir tout envisagé dans les relations israélo-palestiniennes : la guerre, la paix, un ou deux États… Mais ce conflit pourrait encore réserver bien des surprises. Depuis l’élection de Donald Trump, on assiste à de bien curieux développements. Pas vraiment à l’avantage des Palestiniens, qui voient leur vie quotidienne se dégrader, leurs divisions s’aggraver, et s’éloigner la perspective d’un État souverain.
Une dégradation continue
C’est notamment le cas en Cisjordanie, où l’on a déjà oublié les belles années symbolisées par le développement de Ramallah et le gouvernement de Salam Fayyad (2007-2013) qui avait fait de la lutte contre la corruption une priorité. Depuis, la corruption a repris de plus belle, aggravant une situation déjà largement impactée par l’occupation. Les points de contrôle (les fameux barrages, les checkpoints) ont dans le passé atteint le nombre record de 600 ! En dépit du démantèlement de certains d’entre eux, le ralentissement de la circulation pénalise l’économie cisjordanienne. Malgré de nombreux emplois publics financés par une aide internationale massive, le taux de chômage y atteint 18 %. Chez les jeunes, il est de 53 %, et même 70 % à Gaza, où la situation est devenue catastrophique. Avec quelques heures d’électricité par jour, un manque d’eau potable, des hôpitaux surchargés et démunis, la population de Gaza, qui pourtant en a vu d’autres, n’a jamais autant souffert. Mais ici, le blocus israélien n’est pas seul en cause. Les Gazaouis paient lourdement une autre dégradation : celle des relations entre les deux branches du mouvement national palestinien.
Le Fatah et le Hamas, ou l’impossible réconciliation
Depuis la prise du pouvoir par le Hamas à Gaza en 2007, on ne compte plus les tentatives de réconciliation qui ont échoué. Il est vrai que tout oppose le Fatah favorable à la solution à deux États, et le Hamas qui n’envisage au mieux qu’une trêve à long terme avec l’État juif. Dans la dernière période, le refus du Hamas de redonner à l’Autorité palestinienne le monopole du maintien de l’ordre dans la bande de Gaza a conduit à de sévères mesures de rétorsion de la part de Mahmoud Abbas (Abou Mazen) : la rétention des salaires des fonctionnaires de l’Autorité palestinienne exerçant dans la bande, et la réduction des fournitures d’électricité. La colère des habitants s’est rapidement tournée contre Israël avec une ampleur inégalée. La vague de manifestations a commencé le 30 mars 2018 sous le nom de « Grande Marche du Retour » : des milliers de Palestiniens se massèrent le long de la « frontière » – la barrière qui sépare Gaza du territoire israélien – et tentèrent de forcer le passage. L’armée israélienne répliqua à balles réelles, avertissant que toute personne qui s’approcherait à moins de 300 mètres de la limite risquerait sa vie. Le bilan atteignait fin septembre près de 200 morts et 10 000 blessés. En dehors des manifestations, les islamistes de Gaza utilisèrent les armes du terrorisme du pauvre, mais du terrorisme quand même : des ballons incendiaires dirigés contre le territoire israélien qui ravagèrent par le feu des milliers d’hectares, et d’autres ballons transportant des explosifs. Des tirs de roquettes massifs sont venus encore aviver la tension, malgré un cessez-le feu intervenu minovembre. Cette violente escalade avec son cortège de morts des deux côtés pourrait reprendre et dégénérer en une vraie guerre. Benyamin Netanyahou, pour sa part, souhaiterait que tôt ou tard cette crise finisse par une cessation durable des hostilités.
Il faut dire que le chef du gouvernement israélien avait tout misé sur les négociations engagées (1) pour obtenir un « arrangement » avec le Hamas. Sous cet innocent vocable se cache une opération politique de grande envergure : un règlement du conflit israélo-palestinien différencié selon qu’il s’agisse de la bande de Gaza ou de la Cisjordanie.
Une scission de la Palestine
En écho à ces tractations, le nouvel homme fort du Hamas à Gaza, Yahya Sinouar, pourtant classé parmi les « durs », avait déclaré : « Je ne veux plus d’autres guerres, […] la guerre ne mène à rien. »
Les termes de l’« arrangement » peuvent être résumés en quelques mots : en échange d’une trêve à long terme (qui éviterait au Hamas de reconnaître Israël), l’État juif rétablirait tout ou partie de la liberté de circulation dont sont privés les habitants de Gaza. Des projets de développement économique (élargissement de la zone de pêche, contrôle des importations à partir de Chypre, construction d’une île artificielle afin d’élargir le territoire…) doteraient l’accord des moyens de sa pérennité. Cette approche consoliderait le pouvoir du Hamas sur un mini-État de Palestine (sans l’appeler ainsi, car ce serait renoncer au reste) ; Israël, qui ne compte plus aucun civil ni aucun soldat dans la bande, pourrait s’en désintéresser et concentrer ses forces au Nord contre l’Iran et ses alliés du Hezbollah. Cet accord gagnant/gagnant pour les parties ferait aussi un perdant : l’Autorité palestinienne (AP). C’est aussi l’un des buts recherchés : l’exclusion de l’AP de tout
règlement à Gaza réduirait son assise territoriale et participerait de la mise à l’écart d’Abou Mazen qu’Israël accuse de ne pas être un partenaire pour la paix.
Les inconnues de l’« Affaire du siècle »
Nul doute que cette exclusion serait confirmée si le président de l’Autorité palestinienne refusait de négocier le plan de paix de l’administration Trump présenté comme l’« Affaire du siècle ». Déjà, le 29 octobre 2018, le Comité central du Fatah a préconisé la fin de la coopération avec les Israéliens et la suspension des accords d’Oslo. L’Autorité palestinienne a le sentiment de ne plus avoir de marge de manoeuvre, le président des États-Unis ayant répondu à toutes les attentes israéliennes en transférant son ambassade à Jérusalem et en réduisant drastiquement les subventions à l’UNRWA [Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine] et l’aide bilatérale aux Palestiniens. Désormais, Donald Trump déclare qu’en échange, Israël devra faire des concessions, comme l’acceptation de la création d’un État palestinien démilitarisé dont la capitale serait Abou-Dis (une banlieue de Jérusalem). L’armée israélienne maintiendrait des troupes en Cisjordanie, y compris et surtout dans la vallée du Jourdain. Dans ce plan, l’idée d’un démantèlement de colonies avec des échanges de territoires semble abandonnée. Reste à savoir si Abou Mazen serait prêt à renoncer à la souveraineté sur tout ou partie de Jérusalem-Est, et à accepter le maintien d’une présence juive en Cisjordanie. Malgré les pressions des Européens, des Égyptiens et des Saoudiens, le président de l’Autorité palestinienne, âgé de 83 ans et malade, a déclaré : « Je ne finirai pas ma vie comme un traître ». Israël et les Américains auraient alors beau jeu de le désigner comme seul responsable de l’échec. Il reste encore une inconnue de taille dans cette pax americana : y permettra-t-on le traitement séparé de Gaza selon les voeux du gouvernement israélien, cette scission politique qui épouserait les contours de la division géographique ? Dans cette hypothèse, Israël, qui mise sur un échec des négociations avec l’AP, pourrait reprendre en « Judée-Samarie » la colonisation (2), cette annexion rampante (3), avant de prononcer une annexion de jure lorsque la situation internationale le permettra. La solution à deux États risque bien de mourir sur la barrière de Gaza.
Notes
(1) Par l’intermédiaire des Égyptiens et de l’envoyé spécial de l’ONU, Nikolaï Mladenov.
(2) Depuis les accords d’Oslo, le nombre de colons en Cisjordanie (en dehors de Jérusalem-Est) a quadruplé, passant de 100 000 à plus de 400 000. En octobre 2018, le gouvernement israélien a autorisé la construction de 31 logements et 2 jardins d’enfants dans la petite colonie qui regroupe
800 juifs au coeur de Hébron, ville qui reste une véritable poudrière. Un autre plan dans la banlieue de Jérusalem autoriserait la construction de plusieurs milliers de logements.
(3) Sur l’annexion rampante, voir les dernières pages de notre ouvrage : Israël et ses conflits (Le Bord de l’Eau, 2017).