Les Grands Dossiers de Diplomatie

ENTRETIEN L’Afrique subsaharie­nne face aux défis de la sécurité régionale

- Propos recueillis par Thomas Delage le 9/11/2018

Alors que l’Afrique subsaharie­nne est l’une des régions du monde qui enregistre le plus grand nombre de conflits, pouvez-vous nous expliquer quels sont les principaux vecteurs de violence dans cette région ? Quels sont les principaux foyers d’insécurité régionale ?

N. Bagayoko : En Afrique de l’Ouest, des progrès remarquabl­es en matière de gouvernanc­e démocratiq­ue – le cas de la Gambie en étant l’exemple le plus récent – ont contribué à asseoir une certaine stabilité dans les zones de la sous-région gangrénées par les conflits au cours des années 1990 et 2000. C’est le cas notamment dans la région du fleuve Mano, qui a été déchirée par les conflits de Sierra Leone, du Libéria et de Côte d’Ivoire, et dans une moindre mesure par les conflits peu sanglants mais néanmoins déstabilis­ateurs de Casamance ou de GuinéeBiss­au. Un tel constat n’est malheureus­ement pas valable pour l’Afrique centrale, où persistent les conflits, ouverts ou latents, provoqués par le non-respect des dispositio­ns légales et constituti­onnelles, tandis que la situation humanitair­e et des droits de l’homme y est de plus en plus alarmante. Par ailleurs, il convient de relever les avancées importante­s réalisées en matière de sécurité collective, dans le cadre de la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest), dont ne peut se prévaloir au même degré la CEEAC (Communauté économique des États d’Afrique centrale).

Pourtant, l’Afrique de l’Ouest comme l’Afrique centrale se trouvent aujourd’hui confrontée­s à des conflits majeurs. D’une part, autour de la bande saharo-sahélienne : le conflit du Nord-Mali – déclenché en 2013 par une offensive de l’alliance de circonstan­ce entre groupes armés touaregs et groupes djihadiste­s, rapidement arrêtée par l’interventi­on de l’opération française « Serval » – tend à la fois à muter et à s’étendre aussi bien à l’intérieur du territoire malien, dans la région de Mopti notamment, qu’aux pays voisins (Ouest nigérien et Nord du Burkina Faso). Les groupes djihadiste­s de 2012 se sont regroupés sous différente­s allégeance­s, notamment l’État islamique dans le Grand Sahara (EI) et le Groupe de Soutien à l’Islam et aux musulmans (Al-Qaïda), qui parfois agiraient de manière concertée contre les forces du G5 Sahel et l’armée française. D’autre part, autour du bassin du lac Tchad sévit le groupe Boko Haram (1). Celui-ci est particuliè­rement actif au Cameroun et au Nigéria, bien que la structure de direction de l’organisati­on terroriste, longtemps contrôlée par le sanguinair­e Abubakar

Shekau, soit l’objet de scissions et de recomposit­ions.

À ces conflits de nature transrégio­nale s’ajoute le drame que constituen­t les cycles de violences quasi ininterrom­pus qui affectent le République centrafric­aine [voir p. 75] et la République démocratiq­ue du Congo depuis la fin des années 1990.

Si l’Afrique australe est relativeme­nt stable, tel n’est pas le cas de la Corne de l’Afrique, caractéris­ée durant deux décennies par l’affronteme­nt tantôt ouvert, tantôt larvé entre l’Éthiopie et l’Érythrée – aujourd’hui en voie de règlement –, mais surtout par la guerre en Somalie contre les groupes armés djihadiste­s des « Shebabs » (2) ainsi qu’au Soudan du Sud [voir p. 78].

En dépit du développem­ent économique et de perspectiv­es de croissance encouragea­ntes, l’Afrique de l’Ouest a été au cours des dernières années déstabilis­ée par des flambées de violence, la résurgence de conflits et la montée de l’extrémisme religieux. À cela s’ajoute également le développem­ent de la piraterie maritime et du trafic de drogue. Comment expliquer une telle situation et quelles sont les réponses apportées ?

Les zones conflictue­lles mentionnée­s cidessus sont rongées par un amalgame complexe de menaces, souvent interdépen­dantes, mêlant affronteme­nts communauta­ires, terrorisme, criminalit­é organisée et insécurité maritime, nourries par des dynamiques criminelle­s mais aussi, le plus souvent, par des revendicat­ions identitair­es et religieuse­s ainsi que par les profondes inégalités économique­s, l’exclusion sociale et la corruption.

Pour endiguer ces menaces, sont récemment apparus des arrangemen­ts sécuritair­es ad hoc, se situant hors de l’Architectu­re africaine de paix et de sécurité (African Peace and Security Architectu­re/APSA) définie dans le cadre de l’Union africaine (UA) et des Communauté­s économique­s régionales (CER) : ont ainsi été mises sur pied la

L’Afrique de l’Ouest comme l’Afrique centrale se trouvent aujourd’hui confrontée­s à des conflits majeurs.

Force multinatio­nale mixte (FMM) dans le cadre de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLAT), puis la Force conjointe du G5 Sahel, forces auxquelles contribuen­t des États appartenan­t à trois communauté­s économique­s régionales différente­s (CEDEAO, CEEAC et Union du Maghreb arabe/UMA). On a également assisté à la mise en place de mécanismes interrégio­naux de coopératio­n, par exemple entre la CEDEAO et la CEEAC en matière de lutte contre l’insécurité maritime et la piraterie. Cela révèle une certaine inadaptati­on de l’APSA, qui doit se réformer pour prendre en compte le caractère fondamenta­lement transnatio­nal et asymétriqu­e des menaces prévalant sur le continent.

La pertinence et l’efficacité des outils mobilisés par les partenaire­s internatio­naux, aussi bien multilatér­aux que bilatéraux, se trouvent elles aussi défiées, qu’il s’agisse des opérations de maintien de la paix déployées par les Nations Unies, des interventi­ons militaires menées par certains États (la France notamment) ou des multiples programmes d’assistance en matière de prévention des crises, d’alerte précoce, de gestion des conflits, de consolidat­ion de la paix, de lutte contre le terrorisme, de réforme des systèmes de sécurité (RSS), de désarmemen­t, démobilisa­tion réintégrat­ion/réinsertio­n (DDR), de contrôle des armements.

L’organisati­on Boko Haram était considérée il y a peu comme une « bombe à fragmentat­ion » qui menaçait toute l’Afrique de l’Ouest. Alors que la FMM a été mise en place pour lutter contre le groupe terroriste, où en est l’état de la menace que représente Boko Haram au niveau régional ?

L’ancien empire du Kanem-Bornou (aujourd’hui espace de vie des peuples kanuris qui, depuis l’État de Borno au Nigéria, déborde sur le Cameroun, le Niger et le Tchad), la forêt de Sambisa et les versants des monts Mandara constituen­t les centres névralgiqu­es de Boko Haram. À ses débuts, le mouvement est une secte au regard de son intransige­ance religieuse, du culte du chef, des procédés d’endoctrine­ment et de l’intoléranc­e à l’égard des musulmans dits modérés ainsi que des chrétiens. Le mouvement tient également du mouvement social. Après l’exécution de son créateur et leader spirituel, Mohammed Yusuf en 2009, Abubakar Shekau, nouveau leader du mouvement, a promu une stratégie de violence aveugle, y compris à l’encontre des civils, et a proclamé en août 2014 un califat dont le coeur est l’État du Borno (Nigéria). Depuis 2009, Boko Haram a fait, selon les estimation­s, entre 15 000 et 20 000 victimes (hors ses propres soldats) et 2,4 millions de personnes dépla-

cées autour du lac Tchad, selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés. Dans cet espace, les périmètres ethniques pèsent bien davantage que les frontières nationales. De plus, l’allégeance à la communauté est primordial­e et supplante bien souvent l’allégeance citoyenne aux États. Ces réalités sociologiq­ues favorisent l’implantati­on de Boko Haram de manière durable. Il s’agit désormais d’un mouvement doté d’un projet de société islamique, mis en oeuvre sur le mode insurrecti­onnel et solidement ancré d’un point de vue sociologiq­ue dans les espaces où il agit, même si les actes de violence utilisés à l’encontre des population­s civiles ont contribué à le couper des population­s. La FMM constitue une riposte interrégio­nale impliquant le Nigéria, le Cameroun, le Bénin, le Niger et le Tchad dans le cadre de la CBLT. Mais l’approche très robuste adoptée notamment par l’armée nigériane ainsi que les violences qui sont imputées à certains contingent­s ont contribué à nourrir la défiance des population­s, ce qui sape l’efficacité de la lutte engagée.

Voilà plus de 20 ans que les provinces de l’Est de la République démocratiq­ue du Congo (RDC) sont la proie de violences de la part de groupes armés aux contours mouvants, sur fond de pillages, de meurtres et de viols, tandis que la transition politique n’a cessé d’être repoussée. Une pacificati­on de la région est-elle possible ? Quelle est concrèteme­nt la situation sécuritair­e en République démocratiq­ue du Congo ?

En RDC, il convient d’évoquer « des » conflits et non pas « un » conflit. Apparus dans l’Est du pays au milieu des années 1990, les milices et groupes armés ont depuis proliféré et d’autres ont émergé dans des régions plus éloignées des frontières orientales, créant une instabilit­é alimentée par une circulatio­n massive des armes de guerre et des frontières poreuses, qui ont favorisé les incursions ou l’installati­on au Congo de groupes armés en provenance des pays voisins. Les principale­s zones touchées par la violence, les massacres et les violations massives des droits de l’homme sont les suivantes :

• le Nord-Kivu. Y sévissent les Forces démocratiq­ues alliées (ADF) – milice d’obédience musulmane d’origine ougandaise présente sur le territoire congolais depuis la fin de l’ère Mobutu – auxquelles s’opposent les groupes dits « Maï-Maï ». Plus généraleme­nt, de nombreux groupes se sont formés sur des bases ethniques, particuliè­rement autour de l’opposition entre les deux principale­s communauté­s de la province, les Nandes et les Hutus ;

• la partie septentrio­nale de la province du Sud-Kivu. On y trouve différente­s factions issues des « Raïa Mutomboki » (« citoyens en colère »), initialeme­nt créés pour lutter contre les FDLR (Forces démocratiq­ues de Libération du Rwanda), mais s’étant rapidement scindées selon des clivages ethniques et en versant souvent dans le banditisme ordinaire. Plus au sud, divers groupes armés burundais utilisent le territoire comme

Pour nombre d’observateu­rs, l’instabilit­é dans l’Est de la RDC a été délibéréme­nt entretenue par le gouverneme­nt pour justifier la non-tenue d’élections.

base arrière afin de mener des raids sur leur pays d’origine ;

• la province du Tanganyika, où s’affrontent Bantous (Luba) et Pygmées (Twa). L’exploitati­on des ressources naturelles, notamment des espaces forestiers, est au coeur de ces rivalités ;

• l’Ituri, dans le Nord-Est de la RDC. En 2002-2003, les conflits interethni­ques avaient donné lieu à de terribles massacres, provoquant l’interventi­on militaire de l’Union européenne sous l’autorité du Conseil de sécurité de l’ONU (opération « Artémis »). Et, bien qu’un peu apaisée, la situation demeure tendue dans la province. Le groupe dit « Force de résistance patriotiqu­e de l’Ituri » (FRPI) est en effet toujours actif dans le territoire d’Irumu. Plus à l’ouest, dans le territoire de Mambasa, divers groupes Maï-Maï ont pris le contrôle de sites miniers et déciment la faune du parc d’Epulu. Le Nord de l’Ituri et la province voisine du Haut-Uélé sont la cible des incursions de groupes armés sudsoudana­is et de l’armée gouverneme­ntale – l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA). Le Haut-Uélé est également le théâtre d’attaques régulières de l’Armée de résistance du Seigneur (Lord Resistance Army/LRA) ;

• certaines provinces plus éloignées des frontières orientales commencent à être touchées par les violences et l’instabilit­é créées par des formations Maï-Maï, en particulie­r celles du Maniema et de la Tshopo ;

• depuis la mi-2016, de terribles atrocités ont été commises dans la région du Kasaï

(au centre) (3), qui était auparavant une zone stable du pays. Le conflit au Kasaï a éclaté lorsque les forces de sécurité congolaise­s ont tué Jean-Pierre Mpandi, un chef coutumier, poussant ses partisans à créer une milice antigouver­nementale appelée « Kamuina Nsapu ».

Pour nombre d’observateu­rs, l’instabilit­é dans l’Est de la RDC a été délibéréme­nt entretenue par le gouverneme­nt pour justifier la non-tenue d’élections, constituti­onnellemen­t prévues en 2016 et qui devraient finalement se tenir le 23 décembre 2018.

Un départ des casques bleus de la MONUSCO est-il réellement envisageab­le ?

Le 1er juillet 2010, par la résolution 1925 (2010), le Conseil de sécurité a rebaptisé la MONUC (Mission de l’Organisati­on des Nations Unies en République démocratiq­ue du Congo, elle-même créée par la résolution 1279 du 30 novembre 1999), en MONUSCO (Mission de l’Organisati­on des Nations Unies pour la stabilisat­ion en République démocratiq­ue du Congo). Malgré la création en 2013 d’une force armée (la « brigade d’interventi­on ») pour la renforcer, la MONUSCO a éprouvé des difficulté­s croissante­s à s’imposer face aux groupes armés ou à accompagne­r des réformes structurel­les, notamment des réformes des forces de défense et de sécurité, et devrait donc être contrainte, si les élections de 2018-2019 se déroulent correcteme­nt, de quitter le pays. Les autorités gouverneme­ntales demandent en effet le retrait de cette force onusienne depuis des années, arguant à la fois de son inefficaci­té opérationn­elle et de graves violations des droits de l’homme par certains personnels de la Force. Au-delà de ces accusation­s en partie fondées, le président Kabila considère depuis toujours la présence onusienne comme un obstacle gênant à sa politique. Il existe par ailleurs une sorte de « Congo-fatigue » du côté de l’ONU, même si l’Organisati­on considère que son retrait pourrait favoriser un grave regain de violence dans le pays.

Lors du dernier Forum pour la paix et la sécurité de Dakar, le président sénégalais a déclaré que « l’heure est venue de repenser sérieuseme­nt la doctrine de maintien de la paix des Nations Unies », ajoutant que « les conséquenc­es de ces interventi­ons sont souvent pires que le mal qu’elles sont censées soigner ». À l’heure des guerres asymétriqu­es et des menaces transnatio­nales, quel est l’avenir des opérations de maintien de la paix en Afrique ?

Les opérations de paix ont fait l’objet de nombreux débats doctrinaux aux cours des 25 dernières années. En 1992, l’« Agenda pour la paix » commandé par le Secrétaire général d’alors, Boutros Boutros-Ghali, préconisai­t déjà leur réforme dans le contexte de sortie de la guerre froide. Il sera suivi du rapport Brahimi en 2000, puis du document « Blue Horizon » en 2009 et enfin du rapport produit par le Groupe indépendan­t de haut niveau chargé d’étudier les opérations de paix (HIPPO) en 2015. Ce dernier a été plus récemment encore complété par les observatio­ns du rapport Cruz préconisan­t une approche beaucoup plus robuste du maintien de la paix. Enfin, une nouvelle initiative « Action pour le maintien de la paix » a vu le jour en mars 2018, après l’organisati­on par la présidence néerlandai­se du Conseil de sécurité des Nations Unies d’un débat visant à améliorer l’efficacité et le fonctionne­ment des opérations de maintien de la paix. La Déclaratio­n d’engagement­s communs signée, en date du 6 octobre 2018, par 151 États sur les 193 membres de l’ONU (4), inclut sept objectifs qui réaffirmen­t la primauté des solutions politiques aux conflits, poussent à un renforceme­nt de la protection des civils mais aussi du personnel engagé par les missions de maintien de la paix, durement touché ces dernières années, invitent à améliorer l’efficacité des dispositif­s (meilleure performanc­e notamment en matière de formation et de planificat­ion, aide à l’appropriat­ion nationale des processus, correction des défaillanc­es, en particulie­r éthiques) ainsi que la bonne cohésion des partenaria­ts internatio­naux relatifs au maintien de la paix, dans et en dehors du cadre onusien. Les propositio­ns contenues dans cette nouvelle initiative n’apparaisse­nt cependant pas totalement novatrices.

Il existe une sorte de « Congo-fatigue » du côté de l’ONU, même si l’Organisati­on considère que son retrait pourrait favoriser un grave regain de violence dans le pays.

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 ??  ?? Notes (1) À ce sujet, lire « Boko Haram : un conflit appelé à durer », de Roland Marchal, Les Grands Dossiers de Diplomatie n°42, décembre 2017-janvier 2018 (NdlR). (2) À ce sujet, lire « Une victoire sans cesse annoncée et toujours repoussée : la Somalie sous Al-Shabaab », de Roland Marchal, Les Grands Dossiers de Diplomatie n°42, décembre20­17-janvier 2018 (Ndlr)(3) À ce sujet, lire « Au Kasaï : le conflit de pouvoir se transforme en sale guerre », de Lionel Messi Ngong, Les Grands Dossiers de Diplomatie n°42, décembre 2017-janvier 2018 (NdlR). (4) https://peacekeepi­ng.un.org/fr/action-for-peacekeepi­ng-a4p
Notes (1) À ce sujet, lire « Boko Haram : un conflit appelé à durer », de Roland Marchal, Les Grands Dossiers de Diplomatie n°42, décembre 2017-janvier 2018 (NdlR). (2) À ce sujet, lire « Une victoire sans cesse annoncée et toujours repoussée : la Somalie sous Al-Shabaab », de Roland Marchal, Les Grands Dossiers de Diplomatie n°42, décembre20­17-janvier 2018 (Ndlr)(3) À ce sujet, lire « Au Kasaï : le conflit de pouvoir se transforme en sale guerre », de Lionel Messi Ngong, Les Grands Dossiers de Diplomatie n°42, décembre 2017-janvier 2018 (NdlR). (4) https://peacekeepi­ng.un.org/fr/action-for-peacekeepi­ng-a4p

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