Les Grands Dossiers de Diplomatie
ENTRETIEN L’Afrique subsaharienne face aux défis de la sécurité régionale
Alors que l’Afrique subsaharienne est l’une des régions du monde qui enregistre le plus grand nombre de conflits, pouvez-vous nous expliquer quels sont les principaux vecteurs de violence dans cette région ? Quels sont les principaux foyers d’insécurité régionale ?
N. Bagayoko : En Afrique de l’Ouest, des progrès remarquables en matière de gouvernance démocratique – le cas de la Gambie en étant l’exemple le plus récent – ont contribué à asseoir une certaine stabilité dans les zones de la sous-région gangrénées par les conflits au cours des années 1990 et 2000. C’est le cas notamment dans la région du fleuve Mano, qui a été déchirée par les conflits de Sierra Leone, du Libéria et de Côte d’Ivoire, et dans une moindre mesure par les conflits peu sanglants mais néanmoins déstabilisateurs de Casamance ou de GuinéeBissau. Un tel constat n’est malheureusement pas valable pour l’Afrique centrale, où persistent les conflits, ouverts ou latents, provoqués par le non-respect des dispositions légales et constitutionnelles, tandis que la situation humanitaire et des droits de l’homme y est de plus en plus alarmante. Par ailleurs, il convient de relever les avancées importantes réalisées en matière de sécurité collective, dans le cadre de la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest), dont ne peut se prévaloir au même degré la CEEAC (Communauté économique des États d’Afrique centrale).
Pourtant, l’Afrique de l’Ouest comme l’Afrique centrale se trouvent aujourd’hui confrontées à des conflits majeurs. D’une part, autour de la bande saharo-sahélienne : le conflit du Nord-Mali – déclenché en 2013 par une offensive de l’alliance de circonstance entre groupes armés touaregs et groupes djihadistes, rapidement arrêtée par l’intervention de l’opération française « Serval » – tend à la fois à muter et à s’étendre aussi bien à l’intérieur du territoire malien, dans la région de Mopti notamment, qu’aux pays voisins (Ouest nigérien et Nord du Burkina Faso). Les groupes djihadistes de 2012 se sont regroupés sous différentes allégeances, notamment l’État islamique dans le Grand Sahara (EI) et le Groupe de Soutien à l’Islam et aux musulmans (Al-Qaïda), qui parfois agiraient de manière concertée contre les forces du G5 Sahel et l’armée française. D’autre part, autour du bassin du lac Tchad sévit le groupe Boko Haram (1). Celui-ci est particulièrement actif au Cameroun et au Nigéria, bien que la structure de direction de l’organisation terroriste, longtemps contrôlée par le sanguinaire Abubakar
Shekau, soit l’objet de scissions et de recompositions.
À ces conflits de nature transrégionale s’ajoute le drame que constituent les cycles de violences quasi ininterrompus qui affectent le République centrafricaine [voir p. 75] et la République démocratique du Congo depuis la fin des années 1990.
Si l’Afrique australe est relativement stable, tel n’est pas le cas de la Corne de l’Afrique, caractérisée durant deux décennies par l’affrontement tantôt ouvert, tantôt larvé entre l’Éthiopie et l’Érythrée – aujourd’hui en voie de règlement –, mais surtout par la guerre en Somalie contre les groupes armés djihadistes des « Shebabs » (2) ainsi qu’au Soudan du Sud [voir p. 78].
En dépit du développement économique et de perspectives de croissance encourageantes, l’Afrique de l’Ouest a été au cours des dernières années déstabilisée par des flambées de violence, la résurgence de conflits et la montée de l’extrémisme religieux. À cela s’ajoute également le développement de la piraterie maritime et du trafic de drogue. Comment expliquer une telle situation et quelles sont les réponses apportées ?
Les zones conflictuelles mentionnées cidessus sont rongées par un amalgame complexe de menaces, souvent interdépendantes, mêlant affrontements communautaires, terrorisme, criminalité organisée et insécurité maritime, nourries par des dynamiques criminelles mais aussi, le plus souvent, par des revendications identitaires et religieuses ainsi que par les profondes inégalités économiques, l’exclusion sociale et la corruption.
Pour endiguer ces menaces, sont récemment apparus des arrangements sécuritaires ad hoc, se situant hors de l’Architecture africaine de paix et de sécurité (African Peace and Security Architecture/APSA) définie dans le cadre de l’Union africaine (UA) et des Communautés économiques régionales (CER) : ont ainsi été mises sur pied la
L’Afrique de l’Ouest comme l’Afrique centrale se trouvent aujourd’hui confrontées à des conflits majeurs.
Force multinationale mixte (FMM) dans le cadre de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLAT), puis la Force conjointe du G5 Sahel, forces auxquelles contribuent des États appartenant à trois communautés économiques régionales différentes (CEDEAO, CEEAC et Union du Maghreb arabe/UMA). On a également assisté à la mise en place de mécanismes interrégionaux de coopération, par exemple entre la CEDEAO et la CEEAC en matière de lutte contre l’insécurité maritime et la piraterie. Cela révèle une certaine inadaptation de l’APSA, qui doit se réformer pour prendre en compte le caractère fondamentalement transnational et asymétrique des menaces prévalant sur le continent.
La pertinence et l’efficacité des outils mobilisés par les partenaires internationaux, aussi bien multilatéraux que bilatéraux, se trouvent elles aussi défiées, qu’il s’agisse des opérations de maintien de la paix déployées par les Nations Unies, des interventions militaires menées par certains États (la France notamment) ou des multiples programmes d’assistance en matière de prévention des crises, d’alerte précoce, de gestion des conflits, de consolidation de la paix, de lutte contre le terrorisme, de réforme des systèmes de sécurité (RSS), de désarmement, démobilisation réintégration/réinsertion (DDR), de contrôle des armements.
L’organisation Boko Haram était considérée il y a peu comme une « bombe à fragmentation » qui menaçait toute l’Afrique de l’Ouest. Alors que la FMM a été mise en place pour lutter contre le groupe terroriste, où en est l’état de la menace que représente Boko Haram au niveau régional ?
L’ancien empire du Kanem-Bornou (aujourd’hui espace de vie des peuples kanuris qui, depuis l’État de Borno au Nigéria, déborde sur le Cameroun, le Niger et le Tchad), la forêt de Sambisa et les versants des monts Mandara constituent les centres névralgiques de Boko Haram. À ses débuts, le mouvement est une secte au regard de son intransigeance religieuse, du culte du chef, des procédés d’endoctrinement et de l’intolérance à l’égard des musulmans dits modérés ainsi que des chrétiens. Le mouvement tient également du mouvement social. Après l’exécution de son créateur et leader spirituel, Mohammed Yusuf en 2009, Abubakar Shekau, nouveau leader du mouvement, a promu une stratégie de violence aveugle, y compris à l’encontre des civils, et a proclamé en août 2014 un califat dont le coeur est l’État du Borno (Nigéria). Depuis 2009, Boko Haram a fait, selon les estimations, entre 15 000 et 20 000 victimes (hors ses propres soldats) et 2,4 millions de personnes dépla-
cées autour du lac Tchad, selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés. Dans cet espace, les périmètres ethniques pèsent bien davantage que les frontières nationales. De plus, l’allégeance à la communauté est primordiale et supplante bien souvent l’allégeance citoyenne aux États. Ces réalités sociologiques favorisent l’implantation de Boko Haram de manière durable. Il s’agit désormais d’un mouvement doté d’un projet de société islamique, mis en oeuvre sur le mode insurrectionnel et solidement ancré d’un point de vue sociologique dans les espaces où il agit, même si les actes de violence utilisés à l’encontre des populations civiles ont contribué à le couper des populations. La FMM constitue une riposte interrégionale impliquant le Nigéria, le Cameroun, le Bénin, le Niger et le Tchad dans le cadre de la CBLT. Mais l’approche très robuste adoptée notamment par l’armée nigériane ainsi que les violences qui sont imputées à certains contingents ont contribué à nourrir la défiance des populations, ce qui sape l’efficacité de la lutte engagée.
Voilà plus de 20 ans que les provinces de l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) sont la proie de violences de la part de groupes armés aux contours mouvants, sur fond de pillages, de meurtres et de viols, tandis que la transition politique n’a cessé d’être repoussée. Une pacification de la région est-elle possible ? Quelle est concrètement la situation sécuritaire en République démocratique du Congo ?
En RDC, il convient d’évoquer « des » conflits et non pas « un » conflit. Apparus dans l’Est du pays au milieu des années 1990, les milices et groupes armés ont depuis proliféré et d’autres ont émergé dans des régions plus éloignées des frontières orientales, créant une instabilité alimentée par une circulation massive des armes de guerre et des frontières poreuses, qui ont favorisé les incursions ou l’installation au Congo de groupes armés en provenance des pays voisins. Les principales zones touchées par la violence, les massacres et les violations massives des droits de l’homme sont les suivantes :
• le Nord-Kivu. Y sévissent les Forces démocratiques alliées (ADF) – milice d’obédience musulmane d’origine ougandaise présente sur le territoire congolais depuis la fin de l’ère Mobutu – auxquelles s’opposent les groupes dits « Maï-Maï ». Plus généralement, de nombreux groupes se sont formés sur des bases ethniques, particulièrement autour de l’opposition entre les deux principales communautés de la province, les Nandes et les Hutus ;
• la partie septentrionale de la province du Sud-Kivu. On y trouve différentes factions issues des « Raïa Mutomboki » (« citoyens en colère »), initialement créés pour lutter contre les FDLR (Forces démocratiques de Libération du Rwanda), mais s’étant rapidement scindées selon des clivages ethniques et en versant souvent dans le banditisme ordinaire. Plus au sud, divers groupes armés burundais utilisent le territoire comme
Pour nombre d’observateurs, l’instabilité dans l’Est de la RDC a été délibérément entretenue par le gouvernement pour justifier la non-tenue d’élections.
base arrière afin de mener des raids sur leur pays d’origine ;
• la province du Tanganyika, où s’affrontent Bantous (Luba) et Pygmées (Twa). L’exploitation des ressources naturelles, notamment des espaces forestiers, est au coeur de ces rivalités ;
• l’Ituri, dans le Nord-Est de la RDC. En 2002-2003, les conflits interethniques avaient donné lieu à de terribles massacres, provoquant l’intervention militaire de l’Union européenne sous l’autorité du Conseil de sécurité de l’ONU (opération « Artémis »). Et, bien qu’un peu apaisée, la situation demeure tendue dans la province. Le groupe dit « Force de résistance patriotique de l’Ituri » (FRPI) est en effet toujours actif dans le territoire d’Irumu. Plus à l’ouest, dans le territoire de Mambasa, divers groupes Maï-Maï ont pris le contrôle de sites miniers et déciment la faune du parc d’Epulu. Le Nord de l’Ituri et la province voisine du Haut-Uélé sont la cible des incursions de groupes armés sudsoudanais et de l’armée gouvernementale – l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA). Le Haut-Uélé est également le théâtre d’attaques régulières de l’Armée de résistance du Seigneur (Lord Resistance Army/LRA) ;
• certaines provinces plus éloignées des frontières orientales commencent à être touchées par les violences et l’instabilité créées par des formations Maï-Maï, en particulier celles du Maniema et de la Tshopo ;
• depuis la mi-2016, de terribles atrocités ont été commises dans la région du Kasaï
(au centre) (3), qui était auparavant une zone stable du pays. Le conflit au Kasaï a éclaté lorsque les forces de sécurité congolaises ont tué Jean-Pierre Mpandi, un chef coutumier, poussant ses partisans à créer une milice antigouvernementale appelée « Kamuina Nsapu ».
Pour nombre d’observateurs, l’instabilité dans l’Est de la RDC a été délibérément entretenue par le gouvernement pour justifier la non-tenue d’élections, constitutionnellement prévues en 2016 et qui devraient finalement se tenir le 23 décembre 2018.
Un départ des casques bleus de la MONUSCO est-il réellement envisageable ?
Le 1er juillet 2010, par la résolution 1925 (2010), le Conseil de sécurité a rebaptisé la MONUC (Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo, elle-même créée par la résolution 1279 du 30 novembre 1999), en MONUSCO (Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo). Malgré la création en 2013 d’une force armée (la « brigade d’intervention ») pour la renforcer, la MONUSCO a éprouvé des difficultés croissantes à s’imposer face aux groupes armés ou à accompagner des réformes structurelles, notamment des réformes des forces de défense et de sécurité, et devrait donc être contrainte, si les élections de 2018-2019 se déroulent correctement, de quitter le pays. Les autorités gouvernementales demandent en effet le retrait de cette force onusienne depuis des années, arguant à la fois de son inefficacité opérationnelle et de graves violations des droits de l’homme par certains personnels de la Force. Au-delà de ces accusations en partie fondées, le président Kabila considère depuis toujours la présence onusienne comme un obstacle gênant à sa politique. Il existe par ailleurs une sorte de « Congo-fatigue » du côté de l’ONU, même si l’Organisation considère que son retrait pourrait favoriser un grave regain de violence dans le pays.
Lors du dernier Forum pour la paix et la sécurité de Dakar, le président sénégalais a déclaré que « l’heure est venue de repenser sérieusement la doctrine de maintien de la paix des Nations Unies », ajoutant que « les conséquences de ces interventions sont souvent pires que le mal qu’elles sont censées soigner ». À l’heure des guerres asymétriques et des menaces transnationales, quel est l’avenir des opérations de maintien de la paix en Afrique ?
Les opérations de paix ont fait l’objet de nombreux débats doctrinaux aux cours des 25 dernières années. En 1992, l’« Agenda pour la paix » commandé par le Secrétaire général d’alors, Boutros Boutros-Ghali, préconisait déjà leur réforme dans le contexte de sortie de la guerre froide. Il sera suivi du rapport Brahimi en 2000, puis du document « Blue Horizon » en 2009 et enfin du rapport produit par le Groupe indépendant de haut niveau chargé d’étudier les opérations de paix (HIPPO) en 2015. Ce dernier a été plus récemment encore complété par les observations du rapport Cruz préconisant une approche beaucoup plus robuste du maintien de la paix. Enfin, une nouvelle initiative « Action pour le maintien de la paix » a vu le jour en mars 2018, après l’organisation par la présidence néerlandaise du Conseil de sécurité des Nations Unies d’un débat visant à améliorer l’efficacité et le fonctionnement des opérations de maintien de la paix. La Déclaration d’engagements communs signée, en date du 6 octobre 2018, par 151 États sur les 193 membres de l’ONU (4), inclut sept objectifs qui réaffirment la primauté des solutions politiques aux conflits, poussent à un renforcement de la protection des civils mais aussi du personnel engagé par les missions de maintien de la paix, durement touché ces dernières années, invitent à améliorer l’efficacité des dispositifs (meilleure performance notamment en matière de formation et de planification, aide à l’appropriation nationale des processus, correction des défaillances, en particulier éthiques) ainsi que la bonne cohésion des partenariats internationaux relatifs au maintien de la paix, dans et en dehors du cadre onusien. Les propositions contenues dans cette nouvelle initiative n’apparaissent cependant pas totalement novatrices.
Il existe une sorte de « Congo-fatigue » du côté de l’ONU, même si l’Organisation considère que son retrait pourrait favoriser un grave regain de violence dans le pays.