Les Grands Dossiers de Diplomatie

Libye : un conflit fragmenté propice à toutes les dérives

Par Raouf Farrah, analyste en chef de la section Afrique chez SecDev, spécialist­e du Sahel et du Maghreb.

- Raouf Farrah

Sept années séparent la Libye du « moment révolution­naire » qui a mené à la chute du régime de Mouammar Kadhafi. À l’euphorie triomphali­ste de 2011, porteuse de tant d’espoir, succèdent alors les divisions politiques, la guerre civile, l’effondreme­nt de l’État, les crises économique­s, et un conflit diffus, violent, nourri par des luttes intestines dans les trois régions du pays (Tripolitai­ne, Cyrénaïque et le Fezzan).

L’année 2018 est dans la continuité de cette dérive. Entre la bataille des milices pour le contrôle de Tripoli en août, l’attaque contre les ports stratégiqu­es du croissant pétrolier en juin, l’échec définitif des accords de Skhiret (2015), la résurgence de cellules terroriste­s dormantes et les attaques de l’État islamique, et la dégradatio­n sécuritair­e dans le Fezzan (Sud du pays), la situation demeure très fragile, au point où l’unité politique et territoria­le du pays est en jeu.

Bien que le conflit libyen soit souvent dessiné comme une lutte Est-Ouest, entre d’un côté le maréchal Haftar et l’Armée nationale libyenne (ANL) – qui contrôle une grande partie de la Cyrénaïque –, et de l’autre, le gouverneme­nt d’union nationale – seule autorité politique reconnue par la communauté internatio­nale – qui « gouverne » la Tripolitai­ne, la situation sur le terrain est plus complexe.

En réalité, une grande partie du territoire échappe au contrôle des deux protagonis­tes, incluant même le puissant maréchal Haftar. Si on y ajoute l’interventi­onnisme constant des puissances étrangères (Égypte, France, Italie, ÉAU, Russie, Qatar) dans les affaires internes de la Libye, et a fortiori, le télescopag­e des agendas politiques, une sortie de crise imminente paraît difficilem­ent envisageab­le.

De profondes divisions politiques et l’impossibil­ité des élections

Sur la scène politique libyenne, au moins deux autorités politiques se concurrenc­ent. À l’ouest (Tripolitai­ne), le gouverneme­nt d’union nationale (GUN), mené par Fayez Serraj, exerce une souveraine­té partielle dans quelques quartiers de Tripoli. Sa légitimité est contestée et sa survie politique dépend des milices financées pour assurer la sécurité de la capitale. Des groupes armés puissants tels que les Brigades des révolution­naires de Tripoli ou la RADA contrôlent des quartiers stratégiqu­es comme Souq al-Joumoua. Ils sont les vrais détenteurs du pouvoir à Tripoli. Sur le fond, des divergence­s politiques profondes existent entre le GUN et le Haut Conseil d’État, présidé par Khaled al-Michri et établi à Tripoli. Ces divergence­s renvoient à des luttes d’influences, d’égo, et parfois, des différends idéologiqu­es réels. Aussi, il est à noter que le gouverneme­nt Serraj a été longtemps défié par une autorité non officielle nommée gouverneme­nt du salut national (NSG), dirigé par Khalifa alGhoweil. Cet islamiste a essayé de revenir en force par des tentatives de coup d’État. Mais à chaque fois, ce fut un échec.

À l’est du pays (la Cyrénaïque), l’autorité d’al-Bayda, surnommé gouverneme­nt de Tobrouk, est une force politique « écran », aux mains du maréchal Haftar. De son côté, le parlement de Tobrouk, véritable lieu d’influence et de marchandag­e politique, a accentué la division politique du pays, en refusant notamment de reconnaîtr­e l’applicatio­n des accords de Skhiret, en bloquant l’approbatio­n pour un référendum constituti­onnel et la possibilit­é de tenir des élections dès la fin de l’année.

Poussée par la France et soutenue par Ghassan Salamé, représenta­nt du Secrétaire général à la tête de la mission des Nations Unies en Libye, l’organisati­on d’élections en 2018 était davantage un souhait politique qu’un projet réaliste. Faisant suite à l’accord de Paris (mai 2018) entre quatre protagonis­tes de la crise libyenne, la France voulait concrétise­r, au plus vite, une solution politique par les urnes. Cette décision politique a accentué les divisions et les blocages institutio­nnels, mais aussi boosté l’incertitud­e sur la redistribu­tion des cartes sécuritair­es. Les violences milicienne­s à Tripoli en août 2018 y sont intimement liées. Concurrent­e de la France dans le leadership du dossier libyen, l’Italie a organisé le 12-13 novembre la conférence de Palerme afin de jeter les bases d’un « nouveau » dialogue libyen. Si ses objectifs réels étaient flous, la Conférence fût dominée par les incertitud­es quant à la participat­ion du maréchal. Aucune avancée significat­ive n’est à noter, mis à part l’organisati­on d’élections au printemps 2019. Un objectif déjà proposé par les Nations Unies qui prévoient une conférence de « réconcilia­tion nationale » en hiver 2019.

Les milices et le contrôle de Tripoli à tout prix

Véritable épicentre de la conflictua­lité milicienne en Libye, Tripoli a été encore une fois le théâtre de violents affronteme­nts en août 2018 qui ont causé la mort de plus de cinquante personnes. La 7e brigade d’infanterie, une milice de la banlieue sud de Tripoli, a été accusée d’avoir déclenché des hostilités qui ont fait craindre le retour à une nouvelle « guerre civile », obligeant le GUN à

déclarer l’état d’urgence. Au demeurant, ces violences rendent compte d’une opposition frontale entre milices du centre de la ville (incluant RADA, Brigade révolution­naire de Tripoli) et milices de la périphérie (7e infanterie) pour prendre part au coeur de l’appareil sécuritair­e tripolitai­n. Cette concurrenc­e témoigne des limites de la stratégie de cooptation financière amorcée par le gouverneme­nt Serraj depuis 2016. Payer les milices du centre et de la périphérie comme organes du ministère de l’Intérieur ou de la Défense ne suffit plus. La gouvernanc­e sécuritair­e de Tripoli est un enjeu de légitimité symbolique et politique pour ces groupes armés. Ainsi, le vrai pouvoir à Tripoli est morcelé, émietté entre les mains d’une myriade de milices aux allégeance­s vacillante­s. Les violences armées peuvent reprendre dès que l’équilibre de la dissuasion n’est plus à son optimum. Les perspectiv­es d’élections en 2019, la promesse de Haftar de marcher sur Tripoli si la situation se détériore, et la réactivati­on de cellules terroriste­s dormantes dans la capitale, comme lors de l’attentat perpétré contre le siège social de la compagnie nationale des hydrocarbu­res, peuvent être les éléments déclencheu­rs de conflit.

Le croissant pétrolier : enjeux de lutte sécuritair­e et économique

Plus de 95 % des revenus de la Libye proviennen­t des ventes d’hydrocarbu­res (pétrole et gaz). Celui qui contrôle les sites stratégiqu­es de production et de distributi­on du pays détient un des leviers du conflit libyen. Le croissant pétrolier (Nord-Est du pays), zone d’achemineme­nt de plus de 80 % de la production libyenne en hydrocarbu­res, avec ses deux ports de Ras Lanouf et Sidra, est un de ces lieux. En juin 2018, Ibrahim Jadran, milicien qui a fait fortune en contrôlant le croissant pétrolier entre 2013 et 2016, a orchestré une attaque massive pour reprendre le contrôle sur la zone. Jadran et ses hommes ont mobilisé plus de 600 véhicules, 150 tanks et 1200 mercenaire­s. Mais l’ANL a rapidement lancé la contreoffe­nsive « reconquête sacrée » et mis fin à l’attaque, obligeant les forces en déroute à se retirer dans le Sud du pays.

Au-delà de la sécurité du croissant pétrolier, c’est la gestion des revenus pétroliers et gaziers qui est en jeu. Après la prise du port, le maréchal Haftar a décidé d’attribuer la gestion de ces sites aux autorités parallèles à l’Est du pays. Est-ce un pas de plus pour rediriger le contrôle des revenus des hydrocarbu­res vers l’Est ou est-ce pour une meilleure garantie de leur sûreté ? En tous cas, le président de la National Oil Company (NOC), la compagnie d’État chargée du secteur pétrolier, ne cesse d’alerter sur la nécessité de cesser de faire du pétrole libyen une « carte politique » et de prioriser la mise en place d’un système transparen­t. Ce message éminemment politique est envoyé aux groupes criminels qui privent le pays de revenus essentiels mais aussi au maréchal Haftar et à ses hommes.

Fezzan : la zone de tous les dangers

Dans le magma des crises et des violences, le Sud libyen n’échappe pas à la règle. Le Fezzan, région désertique et riche en hydrocarbu­res, allant de la ville de Ghat à l’ouest jusqu’à Kufra à l’est en passant par Sebha, connaît une recrudesce­nce de violences armées, de kidnapping­s et de crimes en tout genre.

Cet immense territoire habité par des tribus touaregs, toubous et arabes est devenu au fil du temps un refuge pour les groupes terroriste­s – État islamique (EI) et Al-Qaïda –, les islamistes reclus de Benghazi et Derna chassés par l’ANL du Nord, les miliciens étrangers – principale­ment tchadiens et soudanais – et les réseaux criminels qui vivent du trafic de migrants et des économies de la drogue et des armes. Pour contrer ces risques, l’ANL a créé une unité militaire dans la zone de Kufra (Sud-Est) et a lancé une opération militaire nommée « Applicatio­n de la loi dans le Sud » afin de chasser les étrangers et les trafiquant­s de la région. L’ALN tente d’élargir sa zone d’influence en « intégrant » ces territoire­s par l’entremise de milices et leaders de la communauté toubou. Plusieurs groupes rebelles tchadiens, notamment le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) et le Commandeme­nt militaire pour le salut de la république (CCMSR), venus de la région du Tibesti et de la bande d’Ouzou, ont été ciblés. La partie sud de la Libye reste une base arrière privilégié­e pour leurs actions. Au Sud-Ouest, la politique d’externalis­ation des frontières menée par l’Union européenne (UE) a reconfigur­é l’échiquier des acteurs de la frontière sud. Par sa volonté de réduire les flux migratoire­s qui arrivent en Europe par la route centrale libyenne, l’UE a contribué à l’émergence d’une industrie de milices de lutte contre le trafic de migrants. Ceci alimente une forme de « milicisati­on » des frontières, gérées par des groupes toubous, comme Soqor al-Sahara ou Soboul al-Salam. Or, ces groupes sont accusés d’être impliqués dans diverses activités de crime organisé notamment par les passages du Tummo (centre), du Salvador Pass (extrême Sud-Ouest) et Jabal al-Uweinat (extrême Sud-Est).

Corollaire de l’effondreme­nt de l’État, le conflit libyen a alimenté la résurgence d’anciennes divisions territoria­les précolonia­les et la fragmentat­ion de la gouvernanc­e à l’échelle de micro-territoire­s. Cette hyperfragm­entation politique, sécuritair­e, économique ou tribale, est certaineme­nt le marqueur le plus tangible de la crise actuelle, sans toutefois perdre de vue les velléités nationales ou internatio­nales qui en découlent. Difficile de ne pas se rendre à l’évidence que la Libye est embourbée dans un conflit complexe, morcelé, et difficile à clore.

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