Les Grands Dossiers de Diplomatie
Le Mali, épicentre de l’instabilité du Sahel
Par Bruno Charbonneau, professeur agrégé au Collège militaire royal de Saint-Jean (Canada) et directeur du Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix de la Chaire Raoul-Dandurand à l’Université du Québec à Montréal.
En 2012, le Mali subit une rébellion formée autour d’une alliance entre groupes touaregs et djihadistes, suivie d’un coup d’État mené par des militaires mécontents de la gestion de la crise par l’État. L’année suivante, suite à la montée en puissance des groupes armés djihadistes et à l’incapacité de l’État à y faire face, le président français François Hollande autorisait une intervention militaire : l’opération « Serval », déclenchée le 11 janvier 2013.
Serval ouvrit la porte à de nombreuses interventions militaires internationales. À partir de 2014, celles-ci étaient conçues de plus en plus pour couvrir le « Sahel » (1). Elles se combinent aujourd’hui dans un dispositif militaire important : environ 12 000 casques bleus et 1700 policiers déployés au sein de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), 4500 soldats français au sein de l’opération « Barkhane », 5000 soldats prévus pour la Force conjointe du G5 Sahel (FC-G5S), 580 soldats au sein de l’EUTM Mali ( European Union Training Mission) et un nombre significatif, mais difficile à préciser, de forces américaines et européennes (Allemagne, Italie) dans les pays du G5 Sahel, au Niger en particulier, qui sont en appui plus ou moins direct aux efforts contre-terroristes. Ceci est sans compter la forte mobilisation internationale pour le développement, l’aide humanitaire ou l’agenda P/CVE (prévenir ou contrer l’extrémisme violent) où organisations internationales et acteurs bilatéraux déploient chacun leur propre « stratégie Sahel ».
Le Mali demeure donc au centre d’un système régional de conflits armés et d’interventions militaires internationales. La situation sécuritaire au Sahel, ainsi que les perspectives de résolution ou d’exacerbation des violences et des conflits armés, sont intimement liées au contexte malien.
État des lieux des groupes armés
Le Mali reste l’épicentre des mouvements terroristes au Sahel, le sujet de préoccupation principal des actions et des initiatives internationales au Sahel et, en quelque sorte, un baromètre de la situation régionale et des perspectives de stabilisation. Les groupes terroristes au Mali relèvent généralement de Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et de son partenaire local, Ansar al-Din. Les deux organisations incluent différentes katibas (brigades), qui opèrent de manière semi-autonome et largement selon une dispersion régionale approximative et contestée : AQMI et la katiba AlMourabitoune sur les axes Tombouctou-Taoudenni et Taoudenni-Tessalit ; Ansar al-Din à Kidal et au nord de la ville jusqu’à la frontière algérienne ; le Front de libération du Macina (FLM ; katiba de Ansar al-Din) dans les régions de Mopti et Ségou. Cette configuration a évolué le 1er mars 2017 lorsque ces groupes se sont unis sous l’égide du Jama’at Nusrat al-Islam wa al-Muslimeen (JNIM) ou Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans. Sous le leadership du chef d’Ansar al-Din, Iyad ag Ghali, le JNIM officialisait ainsi les collaborations déjà existantes sur le terrain avant 2017, plutôt que de créer un nouveau groupe terroriste. L’État islamique au Grand Sahara (EIGS), créé suite à un schisme dans les rangs d’AQMI en 2015 et opérant sur la zone des « trois frontières » Mali-NigerBurkina, n’a pas rejoint le JNIM. La concurrence initiale entre les deux groupes s’est toutefois graduellement effacée au cours de l’année 2018 suite à une décision de décembre 2017 visant un rapprochement.
En plus de ces groupes terroristes, les activités des groupes armés signataires (2) ajoutent à la complexité des dynamiques conflictuelles. La Plateforme est une alliance de groupes armés maliens pro-gouvernementaux formée le 14 juin 2014 à Alger. Elle est constituée de plusieurs mouvements, dont les plus connus sont le Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés (GATIA) et le Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA). Ceux-ci sont des joueurs connus dans les divers trafics des régions de Gao et de Ménaka, ainsi que pour leur collaboration conjoncturelle avec « Barkhane » lors d’opérations antiterroristes. Quant à la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), il s’agit d’une alliance des groupes rebelles créée en 2014, regroupant notamment le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), le Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA) et le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA). Le HCUA est officieusement reconnu comme entretenant des relations proches avec Iyad ag Ghali. La CMA opère surtout à Kidal et sur l’axe Kidal-Ménaka. La fluidité entre tous ces groupes est notoire, alors que le rapport d’août 2018 du Groupe d’experts sur le Mali des Nations Unies soulignait les rapprochements, parfois même la coopération, entre groupes terroristes et groupes armés signataires (3). Les affrontements entre le JNIM et les Forces armées maliennes sont demeurés récurrents en 2018, comme ceux entre le JNIM et le GATIA/MSA. À l’exception d’attaques spectaculaires à Bamako et à Ouagadougou, les Forces armées maliennes demeurent la cible privilégiée du JNIM.
De manière générale, depuis 2015, les rapports trimestriels du Secrétaire général des Nations Unies sur la situation au Mali n’ont fait que confirmer la dégradation de la sécurité, en mettant l’accent sur les régions du Centre (Mopti et Ségou) depuis 2017 (4). Cette dégradation sécuritaire a, jusqu’à
maintenant, engendré une résurgence des violences communautaires et une fracture du tissu social (5). L’appel récent d’Amadou Kouffa (6), chef du FLM, à tous les Peuls d’Afrique de l’Ouest de s’unir pour « faire le djihad » (7) est particulièrement inquiétant dans un contexte d’ethnicisation et de régionalisation des dynamiques conflictuelles.
Une régionalisation du conflit
L’instabilité persistante au Mali nourrit les peurs croissantes d’une régionalisation des violences et de l’insécurité, une régionalisation qui est déjà d’actualité dans la zone des trois frontières. Le Burkina Faso est sans doute le pays où l’inquiétude est la plus grande. Au cours des trois dernières années, les attaques au nord (la province de Soum en particulier) et à l’ouest du pays sont en nombre croissant. Selon le Premier ministre Paul Kaba Thiéba, celles-ci auraient fait 118 morts en trois ans, dont 69 en 2018. Le chef de l’État, le président Roch Christian Kaboré, a promis l’éradication du « fléau du terrorisme », même si jusqu’à présent la majorité des attaques n’ont pas été revendiquées. En effet, bien que la thèse terroriste au Burkina soit crédible, la prudence demeure de mise étant donné que de telles conclusions s’appuient largement sur le mode opératoire des attaquants. Plusieurs soupçonnent la formation d’une nouvelle cellule terroriste au Burkina, d’autres que l’EIGS voit dans le Burkina une zone de repli.
Le Niger est, quant à lui, entouré de zones conflictuelles. Ses frontières avec le Mali, la Libye et le Nigéria font en sorte que Diffa, Tahoua et Tillabéry demeurent en état d’urgence. Bien que la situation malienne inquiète le gouvernement nigérien, la situation n’est pas nécessairement la plus alarmante. La zone des trois frontières est étroitement surveillée, avec l’appui de troupes françaises et américaines, alors que les troupes allemandes et italiennes sont surtout préoccupées par les routes de migrants passant au Niger, du nord du Mali à la Libye. Le Niger est davantage préoccupé par la situation en Libye et au Nigéria. Le Niger subit non seulement les débordements des activités terroristes régionales, mais reçoit nombre de réfugiés nigérians fuyant les attaques de Boko Haram ou, surtout, les exactions de l’armée nigériane.
Les forces internationales
La situation au Mali a justifié une restructuration de la posture militaire
Au Sahel, tout passera par la situation au Mali, mais les pouvoirs à Bamako et à Kidal ont peu de motivation, peu d’intérêts et peu de moyens pour s’investir dans la résolution des conflits.
française en Afrique, un déploiement important de troupes américaines et européennes au Sahel et la création d’une Force conjointe du G5 Sahel (8). Le Mali est devenu le terrain d’un vaste engagement international visant à transformer la gouvernance malienne dans le cadre d’une restructuration régionale des mécanismes de gestion des conflits au Sahel (9). La création d’une nouvelle organisation en 2014, le G5 Sahel, se veut un effort de coordination des politiques internationales de développement et de sécurité régionale. L’organisation est l’incarnation d’un consensus autour du « nexus sécurité-développement » qui, selon Nicolas Desgrais, ne demeure pas moins « un voeu pieux [que] personne ne semble savoir rendre opérationnel sur le terrain » (10).
Force est de constater que, malgré les bonnes intentions et au-delà des grands discours sur les besoins en matière de développement, le G5 Sahel et ses partenaires internationaux ont concentré leurs efforts sur le déploiement de sa Force conjointe. La FC-G5S est le symbole de l’émergence d’une nouvelle architecture de sécurité régionale bien ambitieuse « au regard des contraintes matérielles, humaines et financières que rencontrent les armées nationales qui [la] composent ». Ce nouvel appareil militaire régional est autorisé par le Conseil de sécurité de l’ONU, soutenu et financé par l’UE et avec l’argent saoudien, et soutenu par l’armée américaine, tout en demeurant « soutenu à bout de bras » (11) par l’opération française « Barkhane ».
Perspectives de résolution et de stabilisation
La multiplicité et la multiplication des forces étrangères au Sahel et au Mali signalent une tendance forte pour la gestion et l’endiguement du terrorisme via les solutions militaires. La FC-G5S est présentée comme la solution africaine à la situation sécuritaire au Sahel. En juin 2018, toutefois, le JNIM frappait le quartier général de la force à Sévaré, remettant en question l’efficacité de celle-ci et exposant les limites de la réponse militaire. Suite à l’attaque, le commandement malien de la force passait entre les mains de la Mauritanie et du Tchad, alors que le QG déménageait à Bamako.
Au Sahel, tout passera par la situation au Mali, mais les pouvoirs à Bamako et à Kidal ont peu de motivation, peu d’intérêts et peu de moyens pour s’investir dans la résolution des conflits. Bien au contraire, l’absence de l’administration, de l’armée et des fonctionnaires de l’État malien dans le Nord du pays ou dans les régions sensibles et en conflit est comblée, en partie, par les groupes terroristes ou par la présence de casques bleus et de soldats français. Ainsi se présente un paradoxe des interventions internationales au Mali : si la présence militaire internationale est autorisée sur la double justification du conflit malien et du terrorisme sahélien, elle mine le retour de l’État malien de par sa présence. Cette présence militaire internationale nourrit également les logiques djihadistes et facilite leurs efforts de recrutement. Dans un tel contexte, il est difficile d’être optimiste quant aux possibilités de résolution à court et moyen termes.