Les Grands Dossiers de Diplomatie

La Centrafriq­ue : un conflit mouvant entre rupture et continuité

Par Gino Vlavonou, chercheur associé au Social Science Research Council pour le programme « Understand­ing Violent Conflict ».

- Gino Vlavonou

En mars 2013, une coalition de rebelles (Séléka), majoritair­ement de confession musulmane, a destitué le président François Bozizé et le pays est entré dans une spirale de violence entre les communauté­s animistes, chrétienne­s et celles musulmanes. Après des mois de violations des droits de l’homme perpétrées par le régime installé avec la Séléka sous la direction du président autoprocla­mé Michel Djotodia, des groupes d’autodéfens­e anti-balaka se sont formés pour résister à la coalition et éventuelle­ment obtenir la démission du président Djotodia en 2014 suite à la pression internatio­nale et régionale. La République centrafric­aine (RCA) était sous le gouverneme­nt de transition de Catherine Samba-Panza de 2014 à 2016. À la suite des élections en 2016, le président Faustin-Archange Touadéra a pris la tête du gouverneme­nt. Les élections ont fait naître l’espoir d’une résolution de la crise, mais à la fin de 2016, les combats ont repris dans diverses régions du pays. Plusieurs pourparler­s depuis le coup d’État de 2013 n’ont pas permis de réduire définitive­ment la violence. Récemment, la dynamisati­on des contacts de la RCA avec la Russie a emmené à de nouveaux pourparler­s avec les groupes armés sous l’égide du Soudan.

État des lieux de la situation sur le terrain

Maintenant que le président Touadéra est à mi-mandat, les promesses électorale­s quant à la résolution du conflit se font toujours attendre. Les groupes armés sont actifs et la mission des Nations Unies pour la stabilisat­ion en Centrafriq­ue (MINUSCA) continue d’être témoin d’attaques contre ses soldats (1), des travailleu­rs humanitair­es (2) et des civils (3) dans le pays. Cette réalité contraste vivement avec l’évaluation du commandant général de la MINUSCA dans laquelle il a noté l’améliorati­on de la situation en matière de sécurité (4).

Les groupes armés disposent toujours d’une capacité de nuisance significat­ive, mais ils ne menacent pas directemen­t le président en place. En plus de la MINUSCA et des 14 groupes armés présents, il faut compter la Mission de formation de l’Union européenne en République centrafric­aine (EUTM-RCA), les forces spéciales russes, les nouveaux bataillons des Forces armées centrafric­aines (FACA) ainsi que la police et la gendarmeri­e. Ces acteurs armés nationaux et internatio­naux semblent mettre en avant différente­s solutions techniques comme le programme de désarmemen­t, démobilisa­tion et réintégrat­ion (DDR) et la réforme du secteur de sécurité (RSS) en mettant au second plan l’aspect politique.

C’est en ce sens que le gouverneme­nt a commencé un programme pilote de démobilisa­tion sans accord préalable avec les groupes armés. Le gouverneme­nt a préféré procéder avec les petits groupes d’autodéfens­e dans l’Ouest du pays. Bien évidemment, les groupes armés sont loin d’être homogènes et cela rend la tâche du gouverneme­nt encore plus difficile. Aussi, les alliances entre groupes armés se font et se défont et cela vaut également pour les multiples initiative­s de résolution de conflits simultanée­s en cours. Au moment où l’Union africaine (UA) tenait une réunion avec des représenta­nts des groupes armés à Bouar, la Russie tenait des négociatio­ns parallèles avec les chefs des groupes armés à Khartoum (5). Ceci montre clairement que les groupes armés conservent une certaine capacité à choisir leur interlocut­eur. Les chefs vont à Khartoum et envoient des représenta­nts à l’UA. Mais, quelques semaines plus tard, le Conseil national de Défense et de Sécurité (CNDS) (6) et le mouvement Unité pour la Paix en Centrafriq­ue (UPC) se désengagea­ient de l’accord de Khartoum. Pour dire peu, le conflit en République centrafric­aine est changeant. Plusieurs acteurs internatio­naux sont impliqués dans la signature d’accords sans lendemain et cela rend les alliances et engagement­s très instables.

Réalité de l’influence russe

C’est en décembre 2017 que la Russie a obtenu l’autorisati­on du Conseil de sécurité des Nations Unies pour livrer des armes à la RCA. L’arrivée des conseiller­s russes en RCA suscite de multiples interrogat­ions (7). Les observateu­rs craignent qu’ils ne contribuen­t à aggraver la situation. Leur présence officielle en RCA est pour entraîner et équiper les FACA. Mais, les paramilita­ires russes ont aussi établi un contact avec les rebelles. Ces contacts ne sont pas uniquement pour des perspectiv­es de sortie de crise comme l’accord de Khartoum. En juillet 2018, un chef rebelle a saisi des armes d’un camion russe qui déclarait transporte­r des médicament­s pour un hôpital (8). Le convoi russe, en plus des médicament­s, comportait aussi de l’armement lourd. La Russie à travers ses actions arme aussi bien les rebelles que le gouverneme­nt, et ce, légalement.

Afin de calmer les multiples inquiétude­s face à la présence russe, le gouverneme­nt clame officielle­ment que la Russie est présente dans ce pays depuis les années 1960-70 et que son implicatio­n n’est pas nouvelle. Au niveau des guerres d’influence des puissances internatio­nales, l’arrivée des Russes a entraîné un regain d’intérêt en faveur du pays. Par exemple, les formateurs russes n’ont pas hésité à se rendre en dehors de la capitale pour commencer les entraîneme­nts des FACA quand les autres partenaire­s se cantonnaie­nt à Bangui. La France vient de renforcer son aide budgétaire et s’apprête également à livrer des armes au pays. Pour certaines élites, c’est plutôt bon signe parce que leurs différents plaidoyers auprès des partenaire­s traditionn­els demeuraien­t sans suite avant l’arrivée russe. Officieuse­ment, il semble que le gouverneme­nt veuille utiliser les Russes contre les rebelles ou tout au moins utiliser les Russes comme une garantie de protection de régime. Cette présence russe démontre une certaine continuité dans la manière dont la RCA continue d’être regardée à l’internatio­nal. Ce pays n’est pertinent que dans l’optique des politiques des grandes puissances (France, États-Unis, Chine et maintenant la Russie). En effet, la RCA est généraleme­nt comprise comme une « périphérie des périphérie­s » (9). En ce sens, l’arrivée des conseiller­s militaires russes devrait être considérée comme faisant partie d’une dynamique plus profonde entre les puissances étrangères et la RCA. Cette dynamique perpétue une logique fondatrice de la RCA : les politiques de concession. De la douane à la sécurité, la RCA est habituée à sous-traiter plusieurs des tâches du gouverneme­nt. Depuis l’indépendan­ce, « plus les besoins locaux sont grands, plus nombreuses sont les occasions de faire des “concession­s” et de les attribuer à des étrangers en échange de (…) services particulie­rs » (10). Conforméme­nt à cet argument, la présence russe détourne l’attention des questions plus urgentes telles que la corruption, l’exclusion, la pauvreté, la justice et la gouvernanc­e opaque. D’ailleurs, l’arrivée des Russes a renforcé les attitudes belliqueus­es de certains à Bangui qui croient pouvoir réduire les musulmans du Nord de la RCA à néant.

Une mauvaise gouvernanc­e qui assombrit les perspectiv­es d’unité et de paix

À court terme, les perspectiv­es d’évolution du conflit se situent au sein du régime et de la manière dont il montrera de façon claire son attachemen­t à l’unité territoria­le et nationale. La gestion de Touadéra présente d’énormes similitude­s avec celle de ses prédécesse­urs et il est donc difficile d’être optimiste au-delà de la solution militaire que prônent plusieurs acteurs au sein du régime actuel. Le gouverneme­nt et la communauté internatio­nale n’ont à la bouche que la question du redéploiem­ent de l’État et la reconstruc­tion de l’armée nationale (à travers le DDR et la RSS) qui devra potentiell­ement affronter les rebelles. Certes, on parle de cohésion sociale, mais les blessures demeurent profondes.

Il est clair que le président n’a pas rompu avec le comporteme­nt passé de mauvaise gouvernanc­e. Trois exemples sont édifiants :

Premièreme­nt, la nomination de sous-préfets a provoqué de nombreuses critiques et une grève au ministère de l’Administra­tion territoria­le, dirigé par l’un des fils de l’ancien empereur Bokassa, Jean Serge Bokassa. En effet, il y a un an, le 20 septembre 2017, la présidence a publié le décret de nomination de 73 sous-préfets. Plusieurs noms du texte officiel concernent des personnes qui ne sont ni des agents de la fonction publique ni des employés du ministère de l’Administra­tion territoria­le. Le décret avait été pris sans tenir compte de la recommanda­tion du Ministre et a créé un mécontente­ment des agents. En octobre 2018, des employés du ministère des Transports ont fait part de préoccupat­ions concernant les allégation­s de corruption (11) émanant du Ministre. Le gouverneme­nt n’a encore pris aucune mesure ferme sur ces allégation­s. Il y a eu cependant une auto-saisine du tout nouvel organe chargé du contrôle de la gouvernanc­e.

Deuxièmeme­nt, le gouverneme­nt joue aussi sur l’attitude violente des élites pour l’acquisitio­n du pouvoir et l’éliminatio­n de l’opposition. L’épisode avec le président de l’Assemblée nationale, Karim Meckassoua, l’illustre bien. Fin juillet 2017, alors qu’il se trouvait en Europe, Meckassoua était accusé de mettre en danger la sécurité de l’État et d’avoir planifié un coup d’État. Didacien Kossimatch­i, le porte-parole du comité de soutien à Touadéra a accusé Meckassoua de financer des mercenaire­s tchadiens afin de tuer le Président. En fin de compte, Meckassoua a déposé une plainte pour diffamatio­n. À la suite de cet épisode, les re-

lations tumultueus­es entre Touadéra et Meckassoua ne se sont pas arrangées. Des députés proches du Président ont lancé une pétition en octobre 2018 pour la destitutio­n du président de l’Assemblée nationale pour une affaire de détourneme­nt de fonds, destitutio­n qui a été effective le 26 octobre 2018. Des partisans du Km5 à Bangui (quartier Musulman) avaient déjà exprimé leur mécontente­ment contre sa destitutio­n. Rien n’y fit, et tout de suite après les groupes armés ont réagi à la destitutio­n avec des tirs d’armes à Bambari et ont même menacé des représenta­nts locaux du gouverneme­nt. Tandis que Meckassoua est destitué par ses pairs, le ministre des Transports n’a pas connu le même sort. Une possibilit­é de lecture de double standard est donc réelle.

Troisièmem­ent, le président Touadéra, qui n’a pas encore créé son parti, a récompensé ceux qui ont soutenu sa campagne électorale par des postes gouverneme­ntaux et il travaille activement à la création de son propre parti. Le parti sera probableme­nt une améliorati­on de son groupe parlementa­ire « Les coeurs unis ». Cela n’est pas un fait banal, car ce dernier utilise les médias d’États pour faire la promotion du parti (utilisatio­n de Radio Centrafriq­ue et Télévision Centrafriq­ue). Pour certains, le Président prône l’unité et le dialogue et est une raison suffisante pour qu’on le soutienne contre tout (12). C’est exactement un discours qui rappelle la période Bozizé.

À la lumière de ces exemples, il est clair que le président Touadéra, qui a exprimé sa volonté d’unité et de paix, n’a pas agi dans cette direction. Son gouverneme­nt et lui-même n’ont pas réaffirmé l’appartenan­ce de toutes les ethnies et religions au pays (13). Les médias locaux accusent régulièrem­ent les membres des groupes armés d’être des étrangers.

Réduire la violence et restaurer la confiance

Au-delà des membres du gouverneme­nt, la société civile et divers leaders d’opinion doivent insister sans relâche sur le fait que ceux qui sont nés dans le pays en font partie. La MINUSCA ne peut réussir sans le soutien total du gouverneme­nt national et d’autres dirigeants de la société civile. Lorsque les dirigeants n’attaquent pas la MINUSCA en tant qu’acteur partial, ils attaquent l’embargo sur les armes imposé au pays comme un complot internatio­nal qui maintiendr­a la République centrafric­aine dans une position de faiblesse. Selon les acteurs locaux, seul le réarmement des FACA serait bénéfique pour la fin des violences. Cependant, le réarmement d’une armée dont l’impartiali­té ne peut être garantie comporte des risques considérab­les, y compris la possibilit­é qu’elle exerce des représaill­es contre la communauté musulmane. Bien que le redéploiem­ent des FACA dans des localités comme Paoua ait été bien accueilli, les groupes armés ont dénoncé l’attitude revanchard­e des FACA dans le communiqué qui sanctionna­it leur retrait de l’accord de Khartoum.

À vrai dire, l’UA et la MINUSCA sont limitées sur le plan financier et militaire et ont la lourde tâche de réduire la violence. Une dimension importante est de parvenir à instaurer la confiance entre les élites et de les amener à soutenir le processus de paix au-delà de la militarisa­tion constante de la réponse internatio­nale. Dans le même temps, certaines élites de Bangui ont perdu leur légitimité dans leurs régions respective­s. Même le président Touadéra a du mal à affirmer sa légitimité en dehors de Bangui. Pour ceux qui n’ont pas perdu leur légitimité dans leur fief, il est possible que leurs contributi­ons soient utiles. Béatrice Epaye, membre du Parlement, a par exemple activement participé à l’initiative de paix locale dans sa région de Markounda, où un accord de paix a été signé en juin 2017 entre les membres de la Séléka locale et les anti-balaka (14). Cet accord ne tenait pas nécessaire­ment compte de ceux qui prétendaie­nt être des coordinate­urs nationaux. Ce type d’initiative­s locales de consolidat­ion de la paix avec des autorités locales légitimes est une voie prometteus­e (mais difficile). Cela nécessite de combiner initiative­s locales, nationales et internatio­nales. Cela nécessite également une stratégie à long terme dans laquelle les partenaire­s internatio­naux sont en mesure de connaître et de trouver ceux qui sont légitimes.

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