Les Grands Dossiers de Diplomatie
L’Éthiopie rattrapée par les violences intercommunautaires
De la libération des prisonniers politiques au retour des partis de l’opposition exilés à l’étranger, en passant par la réconciliation avec l’Érythrée, le nouveau Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed Ali a réalisé en quelques mois des réformes spectaculaires (1). Cependant, depuis sa nomination en mars 2018, la multiplication des violences intercommunautaires dans le pays, et plus particulièrement dans la région Oromia, constitue un défi de taille pour la « transition démocratique » amorcée en Éthiopie.
Face à ces affrontements dramatiques, le gouvernement Abiy semble aujourd’hui contraint de clarifier la nature de son projet de réconciliation nationale et d’ouverture du régime, qu’il entend mettre en oeuvre pour corriger les abus du passé et répondre aux attentes de la population.
Des injustices foncières non adressées
L’origine des violences observées ces derniers mois dans la région Oromia est à première vue difficile à saisir, en raison de leur éruption dans des configurations locales diverses. À l’est, elles semblent s’inscrire dans les raids sanglants menés par les forces paramilitaires de la région Somali voisine ; au sud, les affrontements meurtriers entre agriculteurs oromo et minorités gedeo seraient davantage le produit des rivalités économiques centrées sur les cultures caféières ; les violences commises à l’ouest relèveraient plutôt de la corruption des administrateurs locaux et des privilèges qu’ils auraient accordés aux habitants originaires des régions adjacentes Amhara et Benishangul ; enfin, celles perpétrées par des groupes de jeunes Oromo dans la banlieue d’Addis-Abeba seraient dans la continuité des tensions autour de l’administration des territoires convoités entourant la capitale éthiopienne. Les dynamiques conflictuelles propres à ces violences intercommunautaires s’articulent néanmoins toutes autour de revendications territoriales concurrentes relativement anciennes, concentrées dans les zones frontalières de la région Oromia. Loin d’être endigués par l’instauration de la République fédérale et démocratique d’Éthiopie (RFDE) au début des années 1990, ces conflits locaux ont au contraire été nourris par l’accumulation des injustices foncières générées par le règne sans partage de la coalition gouvernementale du Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (FDRPE).
Ces injustices sont le plus souvent liées à l’éviction de terres familiales et, plus généralement, à la confusion et à l’inégalité qui caractérisent la gestion des ressources foncières. Ancrées dans le flou originel et les controverses récurrentes autour des découpages administratifs régionaux, elles ont été cultivées et exacerbées pendant des décennies par l’incompétence et la corruption généralisées des administrations locales et régionales.
La région Oromia a été particulièrement affectée par ces injustices foncières parce qu’elle représente la plus vaste, la plus peuplée et la plus prospère des régions créées dans le cadre du découpage administratif établi par la Constitution fédérale de 1995. En outre, sa position géographique centrale la rend frontalière de presque toutes les autres régions comprises dans la RFDE. Toutefois, la recrudescence des violences
La recrudescence des violences régionales intervient après plus de deux années marquées par des protestations populaires inédites, contre les injustices foncières héritées de près de trois décennies de gouvernance autoritaire et corrompue du FDRPE.
Depuis le mois d’août 2018, avec un nombre de déplacés à l’intérieur du pays avoisinant officiellement les 3 millions, dont plus d’un million et demi de nouveaux cas recensés depuis janvier 2018, l’Éthiopie est devenue le pays comptant le plus de réfugiés internes au monde, devant le Yémen ou la Syrie, pourtant affectés par des années de guerre civile.
régionales paraît pour le moins paradoxale. Elle intervient en effet après plus de deux années marquées par des protestations populaires inédites, initiées précisément dans la région Oromia contre les injustices foncières héritées de près de trois décennies de gouvernance autoritaire et corrompue du FDRPE (2), auxquelles la nomination d’Abiy Ahmed au poste de
Premier ministre était censée répondre en conduisant des réformes concrètes, dont l’existence continue semble-t-il à faire défaut. Ainsi, bien que leur origine soit antérieure à l’arrivée de la nouvelle équipe au pouvoir, ces violences intercommunautaires croissantes ont été alimentées depuis le début de la « transition démocratique » par la perduration des injustices d’abord foncières du passé, illustrée notamment par l’impunité des administrateurs locaux et régionaux corrompus, dont les crimes ont pourtant été dénoncés par le nouveau Premier ministre.
La crise des déplacés internes
L’absence de réactivité – ou de solution – du nouveau gouvernement Abiy pour corriger ces injustices foncières est d’autant plus inquiétante qu’elles nourrissent des violences intercommunautaires croissantes aux développements extrêmement préoccupants. Depuis le mois d’août 2018, avec un nombre de déplacés à l’intérieur du pays avoisinant officiellement les 3 millions, dont plus d’un million et demi de nouveaux cas recensés depuis janvier 2018, l’Éthiopie est devenue le pays comptant le plus de réfugiés internes au monde, devant le Yémen ou la Syrie, pourtant affectés par des années de guerre civile.
La plupart des populations déplacées se trouvent en région Oromia. Il s’agit d’abord des zones frontalières à l’est, adjacentes à la région Somali, suite aux expulsions et évictions terriennes sanglantes menées depuis plusieurs années par la Somali Liyu Police, la police spéciale régionale. Depuis un peu plus d’un an, l’intensification de ces raids entraîne le déplacement de près d’un million d’individus, essentiellement des Oromo, évincés en quelques mois de leurs terres et habitations dans la région Oromia ou dans la capitale régionale somali, Djidjiga.
Ce sont ensuite les zones West Guji et Gedeo au sud-ouest, situées respectivement dans la région Oromia et la région des Nations, nationalités et peuples du Sud (RNNPS). Les tensions territoriales ne sont pas nouvelles dans ces zones – célèbres pour leurs exploitations caféières – densément peuplées, aux frontières controversées. Néanmoins, depuis la nomination du Premier ministre Abiy Ahmed, des centaines de milliers de Gedeo ont été chassés des villages où ils résidaient et des champs qu’ils cultivaient dans ces zones frontalières régionales, par des groupes oromo revendiquant leur statut d’« indigènes » sur ces territoires à la propriété disputée. En septembre 2018, près d’un million de déplacés s’entassaient dans les villages et villes secondaires de ces territoires frontaliers régionaux.
Là encore, le gouvernement Abiy ne paraît pas disposer de solution pérenne pour assurer le retour et la réinsertion de ces réfugiés internes, hormis quelques évènements médiatisés centrés sur la mobilisation de comités régionaux de justice traditionnelle. Leurs résultats demeurent cependant très limités car comme le rappelle un membre respecté de ces comités – sans nommer explicitement le gouvernement – : « Nul ne peut défaire un noeud serré par plus fort que soi ».
Enfin, les interventions des autorités étatiques se sont caractérisées depuis peu par le retour des forces de l’ordre pour tenter d’endiguer, non sans ambiguïté, la multiplication des affrontements intercommunautaires. Loin de stopper les violences, ces interventions plus militaires que judiciaires ont surtout semé la confusion sur l’identité de
leurs principaux protagonistes et leur étonnante proximité avec le FDRPE.
Des protagonistes controversés
Début août 2018, Abdi Illey, le président de la région Somali, est finalement poussé à la démission, puis arrêté, au cours d’une intervention de l’armée éthiopienne ponctuée de négociations particulièrement floues. La poursuite des violences meurtrières frontalières oromo-somali a semé le doute sur les mises en scène déjà peu convaincantes de son arrestation et de son jugement en cours à AddisAbeba, ou encore le devenir incertain de sa fidèle Liyu Police.
L’exfiltration obscure et confuse de l’exubérant autocrate de Djidjiga par les autorités étatiques témoigne des relations ténues qui l’unissent à son encombrant allié somali, déchu pour ses excès à répétition. Porté à la tête de la région Somali en 2010 par l’appareil militaire du FDRPE pour contrer la progression des groupes « terroristes » somali comme al-Shabaab (3), Abdi Illey a démontré sa loyauté au régime éthiopien durant les protestations populaires de ces trois dernières années, en mobilisant la Somali Liyu Police aux côtés des troupes fédérales dans les villes et campagnes de l’est de la région Oromia.
Ces liaisons dangereuses entre autorités étatiques et groupes de souvent jeunes miliciens marquent également les conflits frontaliers au sud, au centre et à l’ouest. Dans la zone West Guji, l’implication des administrations étatiques régionales dans les exactions commises contre les populations gedeo semble avérée. C’est aussi le cas dans les violentes expulsions menées par des jeunes Oromo appelés Qeeroo, dans les villes – comme Burayu – de la banlieue nord-ouest d’Addis-Abeba, lors du retour en Éthiopie des leaders exilés du Front de libération oromo (OLF) en septembre 2018. Organisés et rémunérés par les administrations locales ( qebele), ces groupes portent étrangement le même nom que les réseaux Qeeroo qui émergèrent spontanément des protestations antigouvernementales de ces dernières années dans la région Oromo, en bloquant les routes pour asphyxier économiquement le régime du FDRPE.
Enfin dans l’Ouest, c’est aussi le cas des manifestations populaires non violentes réclamant l’entrée de représentants de l’OLF dans les administrations locales pour apaiser les conflits fonciers aux frontières des régions Amhara et Benishangul. Pourtant, les médias gouvernementaux présentent ces manifestants pacifiques comme des agitateurs instrumentalisés par les leaders de l’OLF, « parl(ant) d’unité avec nous le matin, pour mieux comploter le soir venu et détruire le pays » (4), rappelant les méthodes de diffamation classiques du FDRPE avec lesquelles le Premier ministre « réformateur » Abiy Ahmed était supposé rompre.
Une réconciliation entropique ?
L’administration Abiy fait le pari que les comités de justice traditionnelle, l’intervention des forces armées et le boom socioéconomique attendu de l’ouverture de l’économie nationale aux investisseurs étrangers mettront un terme à ces violences intercommunautaires transrégionales. Le Premier ministre éthiopien peut compter sur le soutien de la communauté internationale et de ses partenaires occidentaux ou encore saoudiens et émiratis. Ce pari optimiste sous-estime cependant les dynamiques entropiques de ces violences. Attisées par l’incapacité du gouvernement Abiy d’adresser les injustices foncières majeures qui en sont à l’origine, ces exactions reflètent aussi la dangereuse exaltation des rivalités ethniques du passé, après presque une année de « réconciliation nationale » officielle. Les interventions plus ou moins explicites du gouvernement semblent se limiter à alimenter la confusion sur ses opposants et les divisions entre leurs partisans, pour mieux justifier le recours aux forces de l’ordre. À court et moyen termes, l’instrumentalisation des violences pourrait dramatiquement exacerber les tensions régionales et les suspicions croissantes à l’égard d’une « transition démocratique » autoritaire et populiste, orchestrée pour assurer la survie du régime du FDRPE.
Notes
(1) Voir Jean-Nicolas Bach et Jeanne Aisserge, novembre 2018, « L’Éthiopie d’Abiy Ahmed Ali : une décompression autoritaire », Observatoire Afrique de l’Est, Enjeux politiques et sécuritaires, note 7, accessible en ligne.
(2) Voir Jeanne Aisserge, août 2017, « Dynamiques des mobilisations en Éthiopie depuis les élections de 2015 », Observatoire Afrique de l’Est, Enjeux politiques et sécuritaires, note 2, accessible en ligne.
(3) Voir Roland Marchal, décembre 2017-janvier 2018, « Une victoire sans cesse annoncée et toujours repoussée : la Somalie sous al-Shabaab », Les Grands Dossiers de Diplomatie no 42 : « L’état des conflits dans le monde », p. 63-65.
(4) Extrait du discours prononcé en septembre 2018 par le Premier ministre Abiy Ahmed lors du Congrès du parti représentant officiellement les Oromo au sein de la coalition gouvernementale du FDRPE.